Épanchements

Ça m’arrive de plus en plus d’aller dans les bistrots et d’écouter les gens qui parlent. De parler avec eux aussi, mais surtout d’écouter. Parce que c’est fou ce que les gens ils en ont à dire et il faut croire qu’ils ont pas bien l’occasion.

On pourrait imaginer des bistrots où les gens, ils viennent pour raconter comme c’est chouette et marrant la vie, qu’on s’amuse comme des fous, par exemple qu’il y a des endroits dans le quartier,un endroit, formidable ça s’appelle l’Agence Nouvelle Pour l’Épanouissement (A.N.P.E) on y va, on n’attend pas, on est reçu tout de suite dans de beaux bureaux, on est accueilli par des gens pas pressés qui vous demandent : "qu’avez vous envie de faire aujourd’hui, histoire de vous épanouir un peu ?" et alors on répond : "aller au cinéma, ou faire un lit en bois, ou faire un peu de cuisine, ou faire autre chose, l’amour par exemple ou bien d’autres idées" et alors hop elle ou il regarde dans son fichier et : "ah bien justement il y a là une demande, c’est tout à fait ce qu’il vous faut" et on repart tout content avec une adresse sous le bras, pour aller faire son lit, ou la cuisine, ou l’amour, on a trouvé une chouette occupation pour la journée, et justement en passant on s’arrête un peu au café du coin, le temps d’un tango panaché, et on raconte sa bonne aventure aux copains, et on repart en chantant…

Ben non, je m’égare un peu, c’est pas tout à fait comme ça, enfin pas encore, ou pas ici, je sais pas, tout ce que je sais, c’est que les gens dans les cafés, qu’est-ce qu’ils causent. les types surtout. Plus rarement c’est des filles. Les filles elles ont moins l’occasion, moins le droit, c’est pas tellement bien vu pour une fille qu’elle aille s’épancher sur un comptoir, rester le soir tard à boire et à parler de sa vie, non, les filles, elles ont qu’à se débrouiller autrement avec la solitude, pas s’épancher du tout, ou à la rigueur chez elle, (heureusement qu’il y a les groupes femmes depuis quelques années sinon on serait encore à s’épancher) ; l’autre soir avec Toto on est allés s’en jeter un vers onze heures après une réunion dans un bistrot de la rue de Belleville encore ouvert, eh bien j’étais la seule fille, ça fait un drôle d’effet, même que j’étais un peu rassurée qu’il y ait Toto.

Et les bistrots, même les plus modernes, ceux qui ont remplacé les guinguettes dont on parle tant (mais moi j’ai bien connu les guinguettes du quartier, je suis arrivée quand tout était déjà un immense chantier un peu incompréhensible), même ceux à faux marbre et nickels, je les aime bien, parce que j’y entends quelque chose de la vie des gens, ça justement qui se confie quand on est un peu fatigué ou un peu saoul, et qu’on a besoin de chaleur humaine, de se donner l’illusion qu’on est pas tout seul, entre les mégots et les bouteilles vides, non, qu’on a plein d’amis, et ça ira, ça ira…

Bref tout ça m’a donné l’idée d’écrire ce qu’on entend dans les bistrots du quartier, des vertes et des pas mûres parfois, des roses, des noires, des couleurs du temps qu’il fait ou qui passe, et justement comme j’allais commencer, paf, je m’aperçois qu’il y a plus de place alors ce sera pour les prochaines fois, sous forme de feuilleton.

SYNOVIE

Article paru dans le Quartiers Libres N°1 - Printemps 1978

Article mis en ligne en avril 2012 par Mr Antoine Seck, collaborateur à La Ville des Gens, actualisé en octobre 2013.