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Mémoire de Belleville

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Grandeur et chute d’un rêve social : la coopérative La Bellevilloise


Nous nous promenons parfois dans les rues de Bellevillle sans enregistrer certains signes qui, captés, permettent de rouvrir une page d’histoire de notre colline. Ainsi, passant devant le 17 de la rue Lesage, l’immeuble que nous voyons ne nous dit rien de spécial. C’est un bâtiment, comment dire ? professionnel, en tout cas anodin, anonyme et fermé à la rue. Dans ses étages, il abrite discrètement des ateliers de décoration et des bureaux de sociétés d’antiquaires. C’est lui qui figure sur la photo de droite, toute récente. Et encore lui que montre le cliché ci-dessous, mais cent ans auparavant, dans un tout autre lustre. Cette fois, il s’agit d’un bâtiment ouvert sur la vie de l’artère, un grand magasin populaire et populeux. Démonstrative, une inscription barre la façade, déclinant la qualité de l’établissement : "La Bellevilloise, société coopérative de consommation". La Bellevilloise, ce nom, le lirions-nous aujourd’hui, qu’il ferait bien sûr déclic dans nos mémoires aussitôt car nous le savons dépositaire d’une épopée sociale.

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La Bellevilloise, rue Lesage en 1900 - © Coll. Lydie Robert.

A droite de l’enseigne du magasin, on lit encore sur la photo : "Siège social, 23, rue Boyer". Il s’agit bien d’une installation de l’entreprise coopérative qui, aucun autochtone de la Butte ne l’ignore, avait ses locaux directeurs dans l’artère ménilmontanaise : demeurant debout en 2003, ils sont identifiés par une balise d’information de la Ville de Paris dessinée par Philippe Stark. Du reste, cette vocation antérieure des lieux ne laisse pas d’étonner les nombreux clients de La Maroquinerie, salle polyvalente de concerts, de spectacles, d’expositions, de causeries, bar-restaurant, bref, foyer branché du nouveau Paris qui s’est ouvert là il y a environ six ans. La suite de bâtiments des 19-25, rue Boyer, ce sont les coopérateurs qui les avaient fait construire avant et après la Première Guerre mondiale. Tout comme celui de la rue Lesage, bâti quant à lui en 1894 et élément phare d’un vaste réseau de distribution qui compta une trentaine de comptoirs, magasins, boutiques ou simples dépôts répartis sur tout le territoire de notre montagne, des abords des ButtesChaumont à la place Gambetta, avec des extensions jusque dans le bas pays de Charonne.


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La Bellevilloise, rue Lesage en 2004 - © Coll. Lydie Robert.

Celui qui écrit cet article se rappelle que, visitant pour la première fois Belleville en 1969, il déchiffra sur le pan aveugle de l’immeuble jouxtant l’ancienne bâtisse du café La Vie lieuse, au pied de la grand-rue montante, des vestiges, en partie recouverts par d’autres publicités, d’une antique réclame peinte signalant le magasin de la coopérative sis au 4 de la rue de Belleville de 1924 à 1936. Ce magasin "répartissait"- comme disaient ses tenanciers coopérateurs qui proscrivaient sciemment de leur vocabulaire le mot "vente" - de l’alimentation générale, de la quincaillerie et des articles de ménage. De vieux Bellevillois avec qui je parlais alors m’apprirent que, il n’y avait point si longtemps de cela, on admirait encore au 34 de la rue de Ménilmontant - là où il y a maintenant un supermarché Casino moderne autant que dépourvu d’âme- une splendide façade ornée de style Art nouveau où des guirlandes florales sculptées entouraient des fenêtres et des œils-de-bœuf ainsi que cette inscription, au troisième étage : "La Bellevilloise, coopérative, 1877-1903". Jusqu’en 1936 là-aussi, cela avait été l’un des plus fiers grands magasins de la chaîne, ouvert en 1903 et pendant prolétaire des arrogants établissements capitalistes de Félix Potin et autres Primistère.



Une ascension exceptionnelle

Un tel éclat attestait la prospérité de l’entreprise coopérative propriétaire. L’histoire de celle-ci avait pourtant commencé de façon bien modeste, en 1877, avec la mise en commun de fonds financiers et de matériels très limités par une douzaine d’ouvriers mécaniciens de la société Bariquand désireux de fournir à leurs camarades de métier quelques produits d’alimentation de première consommation au meilleur rapport de vente qualité/prix.

Leur initiative ne se distinguait guère de celle des milliers d’autres sociétés coopératives de distribution qui se formèrent à la même époque dans Paris et l’ensemble du pays. Toutes traduisaient le besoin ressenti par les populations ouvrières d’un accès aux marchandises vitales plus avantageux que celui offert par les circuits ordinaires du marché. En une large mesure, ces coopératives reflétaient un espoir d’émancipation économique et se voyaient comme le complément des luttes syndicales. Elles participaient du rêve utopique de l’aménagement d’une société ouvrière socialiste autonome au sein du capitalisme.

La plupart de ces coopératives n’eurent qu’une durée d’existence éphémère et, si d’autres prenaient presque immédiatement la place des mourantes, peu se développèrent réellement, tant l’effort était énorme de concilier les aspirations socialistes avec l’impératif de tenir malgré tout en compte les contraintes imposées par les rivalités commerciales extérieures au monde coopératif. A ce titre, la Bellevilloise, partie d’un local étriqué de la rue Henri-Chevreau aux lendemains de la Commune, en 1877, pour se retrouver, à peine trente ans plus tard, à la tête d’un empire de comptoirs, constitue une réussite exceptionnelle. D’autant plus remarquable que, en association, partenariat et parfois administration directe, la coopérative ménilmontanaise géra aussi des dispensaires et des pharmacies, un cabinet d’assistance juridique, un office de crédit financier, d’assurances, etc.



Maison du peuple

Son assise économique fortement établie après 1910 (elle était alors, en chiffre d’affaires, la deuxième coopérative de consommation dans toute la France), La Bellevilloise consacra une forte partie de ses rentrées d’argent aux oeuvres sociales. Elle abrita dans ses locaux de la rue Boyer des classes de chant, de dessin, de danse, des orphéons, des chorales, des clubs de promenade et de sortie, une université populaire (La Semaille) qui organisait des conférences et tenait une bibliothèque de prêt de livres…

Pour les enfants des coopérateurs, elle créa un patronage, anima des patrouilles de scouts socialistes, acheta en région parisienne un château afin d’accueillir des colonies de vacances. Liés à la Fédération sportive générale du travail, des clubs de cyclisme et d’athlétisme portaient ses couleurs. Affiliées à la Fédération des théâtres ouvriers, plusieurs troupes d’amateurs y venaient répéter des sketches d’agitation culturelle avant d’aller les jouer dans les usines ou les bals musette. Le groupe Octobre, de jacques Prévert, profita de ses locaux tout comme Mars, le groupe du jeune Francis Lemarque. Au 25 de la rue Boyer, une salle baptisée "Lénine" devint un cinéma d’avant-garde qui projetait les chefs-d’œuvre russes d’Eisenstein et de Poudovkine à une époque où encore très peu de directeurs d’établissement osaient les programmer en France. André Gide, Paul Nizan, Jules Romains, jean Guéhenno, beaucoup des grands intellectuels de l’époque vinrent à ses séances. [1]

Enfin, la Bellevilloise ne pouvait être tout à fait une Maison du peuple sans ouvrir ses salles aux discussions syndicales et politiques. De 1910 à 1936, ce fut l’une des adresses de meeting les plus connues de Paris. Elle accueillit de nombreux congrès ouvriers. En résumé, c’était une ruche formidable.


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Adieu, La Bellevilloise

Comment se fait-il alors que cet empire coopératif disparut si soudainement, contraint de déposer son bilan en 1936 ? Date presque paradoxale pour une entreprise socialiste puisqu’il s’agit de celle du Front populaire. Certains commentateurs ont imputé la faute du déclin au Parti communiste, qui, à partir de 1921, supervisa l’activité de La Bellevilloise (c’est sous son égide que, en 1925, les coopérateurs firent élever l’immeuble du 25 de la rue Boyer sur la façade duquel l’on voit encore aujourd’hui les motifs sculptés, caractéristiques, de la faucille et du marteau entrecroisés). La part de responsabilité du parti de Maurice Thorez est probable mais la raison la plus profonde de l’échec réside dans le rêve social même des coopérateurs. Pour survivre, la société ouvrière ménilmontanaise aurait dû, en tant qu’entreprise économique, s’adapter à l’évolution du marché commercial capitaliste et sans doute consentir à perdre l’essentiel de son âme. Bien des sociétés sœurs de La Bellevilloise se sont engagées avec quelque succès sur cette voie et ont eu parfois une prolifique descendance jusqu’à nos jours. Mais elles ne portent plus en elles, et depuis longtemps, les aspirations à l’autonomie prolétarienne que les pionniers coopérateurs du XIXe siècle nourrissaient.


Maxime BRAQUET


Pour une connaissance beaucoup plus détaillée de l’épopée de la Bellevilloise, lire La Bellevilloise. Une page de la coopération et du mouvement ouvrier français, ouvrage rédigé sous la direction de Jean-Jacques Meusy, éditions Créaphis, 2001.

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Article mis en ligne en novembre 2014.

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[1Juliette Bernadac nous racontait, elle qui était comme elle disait "d’époque" qu’à la sortie de la projection du film d’Eisenstein : Le Cuirassé Potemkine, la police attendait à la sortie les spectateurs militants avec des matraques.

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