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Une jeunesse au travail (suite 6)

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Mémoires d’un épicier de la Villette


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1887 - Enfants sur un chantier de construction.


François-Ernest Michaut (Q.L 100 et précédents) poursuit la relation des souvenirs de son enfance rurale confrontant sa préadolescence aux difficultés de temps incertains.

Formé par les exploiteurs et les directeurs de conscience du conformisme social du XIXe siècle, le jeune Michaut continue de se satisfaire presque de son sort d’esclave.

« Travail mauvais qui prend l’âge tendre en sa serre
Qui produit l’argent en créant la misère
Qui se sert d’un enfant ainsi que d’un outil. »

Victor Hugo
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Violoneux au bal rural.

Cela mettait un peu de beurre dans les épinards…

1874. L’hiver touche à sa fin. Nous sommes allés au bal tous les trois, mes sœurs et moi. Florentine et Ernestine sont domestiques de ferme. L’une à la ferme Lamare, l’autre à celle de Mossin où j’ai déjà effectué une campagne. Les bals, chez nous, sont rarement longs, de 20 heures à 23 heures et tenus par mon oncle Jean Collin qui fait danser tout le monde au son de son violon.C’est là que j’ai appris à danser, quand mes sœurs n’avaient pas de cavalier, je leur servais de remplaçant. Aussi, étais-je à la page pour voir leurs amoureux, le grand Quemy et Marcel Pecquenard qui, plus tard, deviendront mes beaux-frères. Au bal, je fis connaissance avec un ouvrier du père Jajard et lui confiais que j’avais bon espoir d’être embauché sur son chantier. Il me fit compliment du patron et m’informa que, chez lui, le travail était plus doux que partout ailleurs : peu d’échelles à monter, extraction au niveau du sol, chemin en pente douce pour se rendre dans la halle où se tenaient les femmes…

En cette nouvelle année, nous étions trois filles et trois garçons à contribuer au budget familial en rapportant nos gages dans le tablier de notre bonne maman. Comme dit la sagesse populaire : « Cela mettait un peu de beurre dans les épinards » et plus d’aise à notre mère pour notre tenue vestimentaire.

Me voilà content et le fils de mon futur patron, un gars de mon âge, me confirma que lui aussi allait participer à la future campagne ; par lui, son père sut que nous serions quatre pour le travail à venir. Il lui demanda s’il voulait particulièrement de moi qui étais, parmi les porteurs, le mieux primé sur les chantiers des environs. De plus, je suis d’un caractère ombrageux. Je ne tolère aucune brimade, même d’un homme adulte. J’ai, pour cette raison, reçu bien des coups mais cela ne m’a jamais corrigé car les patrons tenaient plus à nous qu’aux jeunes gens de 16 à 18 ans qui sont toujours à se chamailler et à se bagarrer. Nos employeurs savaient que, si j’étais remercié, mes deux frères me suivraient. Chez Charles Pacon surtout, j’étais commissionnaire de confiance : j’effectuais les courses et les jours de paye j’allais chercher la monnaie et revenais sans aucune erreur. C’était pour moi un jour heureux aussi étais-je chargé d’un grand nombre d’emplettes pour les femmes et les hommes auxquels je rapportais un supplément améliorant leur ordinaire : boudin, saucisse, fromage de tête, oreille ou pied de cochon, tout cela inscrit sur une liste dont je notais le nom du destinataire sur l’enveloppe. Le charcutier me donnait un petit cadeau en marchandise comme commission. Si je pouvais choisir, je prenais un morceau de boudin que je partageais avec mon frère puis, j’allais rendre visite à ma sœur Cécile en service comme cuisinière chez monsieur Benoît, maître marinier où j’étais, chez lui, comme à la maison.

Si vous travaillez bien, le patron appréciera !

Enfin, la campagne commença. J’ai obtenu du père Jajard, 1,50 franc par jour, comme pour mon camarade Gadot (Jajard est un sobriquet ; dans le pays, chacun a le sien. Pour ma part, le mien est mon deuxième nom de baptême, Lamenette, mon frère Armand, le Liontard, etc.). Armand gagne1,25 franc et mon frère Eugène débute à1,00 franc. Nous ne disions rien à maman pour jouir de sa surprise lorsque nous rapporterons notre quinzaine. En arrivant sur le chantier les hommes nous préviennent : « Si vous travaillez bien, le patron appréciera ! ». Ainsi mettions-nous le coup de collier nécessaire à une meilleure avance du travail.

Lors de son inspection, le patron est mis au courant de notre bonne volonté et nous sommes récompensés d’un petit gâteau et les hommes d’un cigare à trois sous pour deux. Au jour où j’écris ces lignes, cela me semble maintenant bien mesquin. Mais, à cette époque, cela nous faisait grand plaisir et, pour gagner le petit gâteau de la semaine, nous rapportions au patron beaucoup plus que sa minuscule dépense. Ainsi étions nous bien revenus du soit-disant régime de faveur dont on nous avait vanté les bienfaits. Néanmoins, Bègue Jajard était un bon et charmant patron (sic transit). J’étais le gars pour lequel il avait le plus d’amitié, disant que son fils devait me ressembler, car celui-ci qui avait pris la hotte au début n’était pas perclus de courage. Pour le faire avancer, il fallait « lui pousser l’épée dans les reins ». Un samedi, alors qu’il ne voulait pas accélérer, je me trouvais derrière lui, et dame ! je lui marchais sur les talons ; comme nous nous disputions, voilà qu’il me vide sa hotte dans les jambes. Je lui rends la pareille et, quittant mes bretelles, je lui tombe dessus et lui flanque une bonne trempe. Le contremaitre a dû nous séparer et le gaillard, en se rendant à la cabane de chantier, me menace des rigueurs de son père. Mais, celui-ci déclare que j’avais bien fait et le corrige derechef, avec ordre, à moi, de le mettre au pas quand il sera absent, s’il ralentit la cadence à nouveau. Aussi son fils ne m’a-t-il jamais pardonné, même lorsque nous tirions au sort pour savoir qui porterait la charge la plus lourde ; il était toujours à ruminer sa rancune à mon égard. Mais je restais le benjamin du père Jarjard.

Je grossissais ainsi ma cagnotte et j’étais le favori de tous les vignerons.

Chez lui, jamais d’arrêt pour la moisson. Après la moisson, les vendanges où je suis allé couper le raisin avec mon frère durant quinze jours, en compagnie de vendangeurs adultes. J’étais bien nourri et le matin, le chemin pour aller au travail était moins long. Ce fut la meilleure campagne que je fis dans ma vie de gamin et celle où j’ai fait bien des bénéfices, surtout au moment où l’on fumait les vignes. Je rentrais chaque samedi à la maison, la hotte sur le dos. Le dimanche matin, je portais du fumier dans les vignes. Parfois, je me faisais aider par mon frère et par mon conscrit Gadot. Nous étions payé 1,50 franc la journée, casse-croûte et vin compris, avec une prime de vingt sous le dimanche. Je grossissais ainsi ma cagnotte et j’étais le favori de tous les vignerons. Lorsque je ne pouvais faire le travail moi-même, je trouvais des copains pour me remplacer.

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Vendanges en Seine et Marne.

La mauvaise saison arriva et je dus retourner à l’école, sans espoir de reprendre la hotte. Au mois de mai, je ferais ma première communion et je faisais le projet d’aller en ferme à la Saint-Jean d’été prochaine. Ma sœur Florentine en parlerait à sa patronne, madame Vajoux, pour qu’elle convainque son mari de m’embaucher.

Pendant l’hiver, le curé ne nous laisse aucun répit : catéchisme tous les dimanches et service des messes puisque je suis enfant de chœur. Ma première communion faite, je nourris l’espoir de rompre avec le père Beaurepaire. Lors de la Semaine sainte, selon la coutume, nous allons porter l’eau bénite dans chaque maison de la commune. Alors, nous récoltons ce que les paroissiens veulent bien nous offrir : argent, fruits, œufs ; même chez les plus pauvres, nous avons quelque chose au cours de cette tournée qui dure trois jours et nous paye du temps passé en dehors du chantier. En trois jours, nous ramassons six à sept francs, cinq à six douzaines d’œufs de poule ou de cane ainsi que beaucoup de fruits avec, parfois, quelques oranges enveloppées dans du papier métallique. Avec l’argent je complète mes trois jours perdus, les œufs et le reste sont pour la maison. J’avais, malgré tout, grossi ma cagnotte de trois francs supplémentaires pour cette dernière année.


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1887 - Enfants à l’heure de la sirène - Usine de Montereau.

J’avais une envie…

J’avais une envie, posséder un couteau comme en avaient tous les charretiers du canton, spécialité de maître Jacquinot, coutelier à Montereau-fault-Yonne. À chaque fois que je passais devant sa vitrine, je m’attardais à admirer celui que j’enviais acquérir et je m’intéressais au travail de repassage des ciseaux et instruments tranchants. La roue était animée par deux beaux chiens qui étaient à l’ouvrage sur un simple signe de leur maître. Quand j’en avais le temps, je restais des heures à les regarder.


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Couteau à cure-pied.

Enfin, ce jour-là, j’allais acheter mon fameux couteau chez Jacquinot, un bel objet à deux lames et un cure-pied au prix de 2 francs (soit plus d’une journée de travail). Depuis longtemps, j’avais le lacet en cuir pour l’attacher afin de ne pas le perdre. Aujourd’hui, au soir de ma vie, j’ai encore ce couteau qui m’a tant coûté.

(À suivre…)


François-Ernest MICHAUT (1862-1949).
P.c.c. Marie et Jean-François DECRAENE.


Vous pouvez consulter l’article récapitulatif contenant tous les extraits parus dans Quartiers Libres : Mémoires d’un épicier de la Villette

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Pcc/Jean-François Decraene

- Le site internet de Jean François Decraene : Histoire Populaire

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Article mis en ligne en 2010 par Mr Antoine Seck, collaborateur à La Ville des Gens. Actualisé en septembre 2014.

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