Maurice JUNCKER - Récit de la libération de Paris (4)

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Vive le son du canon ! Paris 19ème, le 25 août 1944


Exp : JUNCKER, 105 rue Manin, Paris XIX
 
À Madame Garret
5 boulevard de la République
RIOM - Puy de Dôme -
 
À Madame et au Commandant Georges Collignon, en toute affection.
Lire le récit de la journée du 24 août : Vive le son du canon - Partie 3

Paris, le vendredi 25 août 1944

Le ciel est plus bleu, s’il se peut, le soleil plus brillant que la veille. La population paresse. Elle hésite à se lever. Les émotions de la veille l’ont brisée.

Dans la rue déserte ou presque, un agent de police en uniforme passe à bicyclette. Il crie aux rares passants : « qu’attendez-vous pour sortir vos drapeaux ? Ça y est. On pavoise. »

Il n’a pas terminé son discours qu’aux fenêtres qui font face, une draperie aux trois couleurs se déroule. Bientôt toutes les maisons s’animent et frémissent sous la brise légère. A nos couleurs nationales s’associent fraternellement mêlées, celles des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de la Russie. Paris n’avait rien de tout cela, il y a quelques semaines. Il s’est ingénié à y pourvoir. Ici, on n’avait que quelques feuilles de papier blanc et des crayons de couleur. On a rayé de rouge le palper. On y a ménagé dans l’angle un rectangle bleu et semé des étoiles figurant assez bien de petites lunes. L’intention est bonne et la naïveté touchante. Ailleurs, l’harmonie de couleurs est discutable. Les décorateurs étaient bien obligés de se servir des matériaux dont ils disposaient. Le bleu de notre drapeau tire sur le violet et le rouge s’apparente avec le marron. Ailleurs, la faucille et le marteau semblent un ver se tortillant sur une flaque de sang. De tous les pavillons, les moins maltraités, on ne sait pourquoi, fut l’anglais. Encore pourrait-on relever d’audacieuses interpositions de couleurs. L’orgueil britannique n’en a certainement pas été éprouvé. Tout cela signifie à la fois et de la joie et de la reconnaissance spontanée de Paris.

La joie parce qu’enfin, on y respire librement. Les gens s’y sentent à l’abri des arrestations, des déportations, des tortures et des exécutions sans raison. Le soulagement n’est pas seulement moral. Il est physique aussi. Interrogez dix personnes, les dix répondront que l’air est devenu plus léger.

La reconnaissance parce que chacun a le sens des réalités. Paris en se battant, s’est sauvé lui-même. S’il a pu écrire dans ses (fas [illisible] ) une page glorieuse, c’est grâce à la proximité des armées alliées. Comment ses pistolets démodés, ses vieux fusils rouillés, ses frêles mitraillettes de contrebande auraient-ils pu tenir durant des jours et des jours contre l’armement moderne de l’occupant ? Comment aurait-il pu résister à la masse allemande accrochée par les forces anglo-américaines ? Son insurrection aurait été écrasée, submergée, noyée dans le sang. S’il n’avait pas eu cette certitude flagrante, il n’aurait pas si longtemps rongé son frein. Il n’aurait pas consenti à opposer seulement à l’ennemi détesté, durant quatre interminables années, son dédain et son ironie. Comme il l’a fait au moment opportun, il aurait secoué le joug.

La victoire de Paris est celle des parisiens. Elle est aussi celle des armées alliées.

La Capitale est débordante de joie, délirante d’enthousiasme et d’espérances. Elle sait cependant se souvenir de ceux qui n’ont pas connu le bonheur ineffable de ce jour. Voici des volets hermétiquement clos. Un drapeau cravaté de crêpe, est en berne. Sur une banderole on lit : « Monsieur et Madame X…, fusillés par les allemands. Ailleurs sur la porte d’une maison balafrée par les balles, à la craie une inscription : « Ici est tombé notre camarade André Tarbier, 20 ans ». Une manière d’autel a été dressé, en sacs de sable. Quelques fleurs ont été mises dans un vase. Entre des drapeaux aux couleurs alliées, le portrait du général de Gaulle.

Non la guerre n’est pas un jeu. Même sainte, elle est horrible. Son heure est tissée de misères et de deuils. Leur fatalité ne les rend pas moins pitoyables. Comment rester insensible devant l’injustice d’un destin qui refuse aux plus ardents des combattants le fruit de la victoire. Paris ne pouvait commettre l’indécence de l’oubli. Avec le poète, il a dit :

« Ceux qui, pieusement, sont morts pour la Patrie ont droit qu’à leur tombeau, la foule vienne et prie. »

Partout d’ailleurs, le tragique donne à la joie de Paris, une gravité inusitée. Les faisceaux de drapeaux cachent des vitres brisées, des fenêtres arrachées, des façades écornées ou crevées par un obus. La voie est encore coupée de barricades improvisées. Celles ci sont en générale fragiles : voitures renversées, vieux fourneaux et lits cages, meubles hors d’usage, ferrailles sans origine décelable, quelques pierres arrachées à la chaussée ou quelques sables consolidant l’indicible enchevêtrement. C’est derrière cette illusoire protection que nos hommes ont tenu contre la violence de feu inscrite en sillons serrés et profonds sur le pavé. Il est miracle que la camarde grimaçante ne les ait pas tous marqués et qu’ils aient pu vaincre. Cela, qu’on le veuille ou non, fait penser.

D’instant en instant, la foule se fait plus dense. Elle attend les troupes américaines. Le voisin interroge le voisin pour apprendre par où elles passeront, d’où elles viendront ; à quelle heure on pourra acclamer ceux qui ont permis le miracle. On s’adresse aux F.F.I. et aux agents qui ont improvisé un service d’ordre. Ils ne savent rien ; personne ne sait rien.

Près de la mairie du 19° arrondissement, devant le poste de secours, le personnel de la Croix Rouge est assis. Les infirmières ont des bouquets de fleurs. Le public en tire cette conclusion qu’elles attendent nos amis. Leur caractère officiel donne de la consistance à l’opinion. Il n’est pas possible qu’elles ne soient pas prévenues. Et le public qui grossit observe dans la direction de la grande artère de pénétration, l’avenue Jean Jaurès. Ses trottoirs aussi sont fournis de monde. De temps en temps, un remous se produit. Les voici…. Mais aucun vivat ne se fait entendre. Ce n’est pas eux décidément. Et l’attente continue. Les minutes et les heures s’écoulent. La fatigue gagne. Les rangs s’éclaircissent, les plus patients s’asseyent sur la bordure des trottoirs. Peu à peu, la lassitude les contraints à abandonner le terrain. A la maison, nous avons dîné fort tard.

Durant l’attente, les choses sont allées leur train.

Des huées s’élèvent. C’est une femme qui défile. Elle est encadrée par un peloton de F.F.I. Elle a la tête rasée. Ainsi en a décidé la justice populaire à l’endroit de celles qui ont accueilli l’ennemi à bras trop ouverts. Il n’y a de pitié que pour les professionnelles. Ce matin déjà, j’en ai vu passer une, Rue Manin. Derrière son tailleur rouge, un groupe goguenard la talonnait. Il lui faisait la conduite qu’on peut imaginer. Elle allait essayant de craner. Malgré tout elle baissait la tête et sa marche n’était assurée que par sa rapidité. Les artifices féminins, en attendant les réparations naturelles, leur permettront de dissimuler la marque d’infamie. Ce n’en sera pas moins une condamnation à l’exil local.

Soudain, un silence se fait. Au poste de secours arrive une voiture de la Croix Rouge. Une civière en sort. Sous la couverture brune qui la couvre, une forme rigide d’un corps. Celui d’un combattant qui prépare la victoire. Il ne l’a connu qu’en espoir. Il est tombé à la République.

De ce centre sanglant, voici venir quatre « soldats sans uniforme ». Ils sont couverts de poussière et de sueur, ivres de fatigue et d’enthousiasme. On les entoure. Je serre la main d’un gosse, d’un vrai gosse. Il rit à la vie, héroïque. Salopette bleue, foulard rouge au cou, il a mis une fleur au canon de son arme, un fusil conquis sur le boche. « Merci, merci, dit-il, ça y est, on les a eus. Ce n’est qu’un commencement, on les aura encore. »

A peine, en cédant aux injonctions de l’estomac, nous avions regagné nos pénates que nous étions informés « de sources certaines » du passage des américains, vers vingt et une heure, Boulevard Sérurier. Il s’agissait de bien les recevoir. Nul n’aurait eu garde de manquer le rendez-vous. Il y avait presque autant de monde qu’à la mairie. La jeunesse n’était pas la moins empressée. Trop longtemps la contrainte générale avait pesé sur elle. Elle était maintenant tout rires et chansons. Elle organisait des farandoles. Elle s’étourdissait de cette animation et du même coup étourdissait les adultes. Ah, elle songeait bien à la guerre, à ses menaces, à ses misères. (Pour elle, il n’y avait plus les morts d’hier ni ceux de demain. La vie (ville) en elle était plus forte que la mort. Elle s’épanouissait. La débordait. Saurait-on le lui reprocher ?)

Et puis, n était plein de bienveillance. On venait de voir passer quelques camions de blanche farine. On avait souri aux convoyeurs, pierrots sympathiques et prometteurs. Sonnaient-ils le glas de l’abominable pain de guerre ! L’hommage de Paris montait vers eux puisqu’ils ne pouvaient aller aux Américains obstinément invisibles.

La Cité en liesse voulait ignorer le danger toujours proche. L’ennemi était encore à ses portes. S’il paraissait hors d’état de revenir, il pouvait faire bien du mal. Les explosions successives le rappelaient en vain. Les oreilles se refusaient à entendre.

Je n’échappais pas au phénomène. J’aurais eu pourtant des raisons personnelles à ne pas jouir pleinement de la délivrance. Dans l’après midi, un coup de téléphone m’avait averti que mon frère Lucien était à l’hôpital Bichat, blessé par une balle de mitrailleuse. Etat aussi satisfaisant que possible, m’avait-on dit. La formule est imprécise. Elle dit ce qu’on veut lui faire dire. Qui est blessé mortellement est en état satisfaisant alors qu’il n’est pas mort. L’invraisemblable peut être vrai. Il peut s’en tirer.

Quand j’avais été avisé, l’heure des visites était passée. Il me fallait attendre le lendemain pour aller à l’hôpital. Mon inquiétude se fondait dans la joie générale. La vie qui revenait était plus forte que tout.

Cette fois, ils sont là. C’est certain. On les reçoit à la mairie. Ils… ce sont les Américains. Paris ne pense qu’à eux. Il en a rêvé toute la nuit.

Je ne puis manquer de les aller voir. Badauderie ? Peut être en quelque mesure. Paris sans ses traditionnels badauds ne serait pas Paris. Mais il y a autre chose. Je vous a dit déjà qu’il sent l’obligation morale où il est de manifester sa reconnaissance, sa fraternelle sympathie à ceux qui ont permis sa libération et magnifiquement libèrent le territoire national. Cette pensée est vraiment en lui. Il faut le répéter car elle est à son honneur.

Les Américains reçus à la mairie sont … deux, deux braves "Sammies" venus en automobile. Il semble que ce soit eux qui reçoivent. Les gamins ont escaladés les voitures. Ils touchent à tout, au volant, aux manettes. Ils soumettent les conducteurs à une véritable torture, grimpant sur leurs épaules, s’emparant de leurs casques guerriers pour s’en coiffer. Patients, nos amis, de solides gaillards, sourient largement, montrant leur mâchoire blanchie par le chewing-gum. Les femmes ne sont pas moins tyranniques que les gosses. Une jeune maman tend son poupon pour que l’Américain l’embrasse. Il s’y prête de bonne grâce. Fillettes et jeunes filles quêtent aussi un baiser. Des femmes plus âgées, certaines exagérément négligées, tiennent à être de cette fête. Le fils de Mars, rend les baisers, tous les baisers. Il est de rouge barbouillé. C’est que les fards de guerre sont de qualité et d’adhérences douteuses. Quelqu’un demande un autographe. Dix, vingt personnes l’imitent. Et l’Américain signe, signe inlassablement au dos d’une photo, sur un carnet, dans la marge d’un journal. Il signe jusqu’à complet épuisement. Avec un geste de lassitude, il supplie : « No write ». La victoire l’éprouve plus que la guerre. Des hommes le prennent en pitié. Ils le hissent sur leurs épaules et le conduisent au poste voisin des F.F.I. Il se restaurera, se reposera un instant pour rependre sa dure corvée.

Le second américain, moins jeune, a eu la sagesse de ne pas présumer de ses forces. Il s’est, dans la mesure du possible, défendu contre l’admiration populaire. Il se refuse obstinément à se laisser enlever comme son camarade. D’un coup d’œil inquiet, il regarde sa voiture. Il craint de la voir allégée de quelque organe essentiel. Quel qu’ancien de l’autre guerre a du l’initier à la manie du « souvenir… souvenir ».

J’entrevoie une figure connue… Mais oui, c’est bien le petit vainqueur de la place de la République rencontré hier… Il est dispos, frais et rose. Plus la moindre trace de fatigue. Heureuse jeunesse en qui les forces surabondent. Nous faisons un brin de causette. Durant trois jours, sans arrêt, il a fait le coup de feu.


Après la bataille, ses camarades et lui étaient à ce point épuisés qu’on dut les soutenir d’une piqûre de caféine. Rentré chez lui, il ne s’était senti la force ni de se dévêtir, ni de s’étendre sur un lit (au présent ds l’original). Il s’était effondré sur le sol et y avait dormi d’une traite durant douze heures. Maintenant son seul désir est d’en découdre encore avec l’allemand. Il les a trop vus à Paris, dit-il, pour ne pas vouloir le voir ailleurs. Et le voilà parti, œil malicieux et lèvre blagueuse. Brave petit.

À peine suis je revenu chez moi que le téléphone m’apporte une nouvelle douloureuse. Un de mes camarades a été tué. Je n’ai pu connaître les circonstances de sa mort. Je ne serais pas étonné qu’il fut tombé en défenseur de la liberté. Il avait fait la guerre de 1914-1918. Il l’avait faite rudement, en sacrifié, à la tranchée. Il avait subi maints assauts, maintes attaques. La Faucheuse n’a pas voulu de lui. Par un inexplicable caprice, elle se ravise soudain, et le prend cette fois. Le risque pourtant a été court. Le hasard ou si on préfère le Destin, se joue des spéculations de la raison humaine. Cette incertitude prédispose le commun aux consolations du fatalisme. Elle ne saurait satisfaire la sensibilité et les aspirations de l’Homme vers la justice. Pourquoi celui là qui fut un bon est-il frappé en pleine vigueur ? Pourquoi d’autres qui sont comme lui seront-ils frappés demain ? J’ai de la peine car je l’aimais Je souffre peut être plus encore de l’injustice.

Je n’ai d’ailleurs pas le temps de méditer. Si je veux aller voir mon frère à l’hôpital, il ne s’agit pas de s’attarder. Le déplacement est long. Paris est sans moyens de transports. Le Métro ne fonctionne plus. D’une part, on ignore encore ce que l’ennemi a pu faire dans les souterrains. Il a occupé certains points. Une véritable usine a été par lui installée à la station de la place des Fêtes. A celle des Buttes Chaumont, il a créé un hôpital. Ailleurs, sans doute, a-t-il fait des choses analogues que j’ignore. Plus d’autobus faute d’essence et aussi parce que la plupart ont été réquisitionnés pour ramener Outre Rhin les personnes de nos hôtes indésirables et le produit de leurs larcins. De Taxis, il n’en est plus question depuis bien des jours. Seules les voitures faisant le service de la Résistance passent rapides parmi la file pressée des bicyclettes. Or chez moi, nul ne sacrifie à ce que jadis on appelait pompeusement « la petite Reine ». Une fée terrible. Elle rend périlleuse la traversée du moindre carrefour. Elle fond sur le passant, par un brusque crochet, le double à droite. La suivante le passe à gauche. Il en vient devant, il en vient derrière. A Poitiers, le fils de Jean le Bon lui criait : « Père, gardez vous à droite, Père, gardez vous à gauche. S’il avait eu à faire à des cyclistes, il n’aurait pas eu le temps de voir. Ici chacun doit s’avertir… s’il le peut. Ma femme et ma fille m’affirment qu’elles sont moins redoutables que les autos des beaux jours. Je ne partage pas leur opinion.

Après une course pendant laquelle nous n’avons prêté attention à rien d’autre qu’à l’heure, nous trouvons mon frère assis sur un lit, sa figure est fatiguée. Il ne paraît pas souffrir. Seuls quelques mouvements sont douloureux. Il compte sortir prochainement.

Il a été blessé le 20 août. Le lendemain, il était encore à demi inconscient. Il ne songeait à rien ni à personne. Le surlendemain, il a voulu me faire téléphoner. Il lui fut assuré que les services privés de téléphone ne fonctionnaient plus. Vous savez ce qu’il faut en penser. En vérité, l’Administration de l’hôpital était débordée. Chaque minute amenait un nouvel entrant. L’urgent était de soigner. On ne se souciait pas du reste. Le jour suivant, un inspecteur du Commissariat de Police est venu enquêter sur les circonstances de l’accident. C’est lui qui a consenti à donner un coup de fil.

Lucien sortait du restaurant. Il fut surpris par une rafale de mitrailleuse. Se plaquant contre un mur, il chercha à se mettre à l’abri sous le porche d’un immeuble voisin. Au moment d’entrer, il commit l’imprudence de pivoter sur lui-même. C’est alors qu’il fut atteint. La balle pénétrant sous l’omoplate droite est sortie en séton à la partie antérieure de l’épaule. Le poumon ne serait pas lésé. Dans quelques jours, il n’y paraîtra plus. En quittant l’hôpital, nous croisons une délégation qui arrive. Elle est composée de 5 ou 6 F.F.I. chargés de sacs de victuailles et de bouteilles. Elle est conduite par un officier de l’armée régulière. Nos blessés glorieux, eux non plus ne sont pas oubliés.

Sur le chemin du retour, nous avons le cœur plus léger. Nous prenons intérêt au spectacle de la rue. Le merveilleux est la rapidité avec laquelle Paris cherche à reprendre son visage habituel.

Déjà les F.F.I., les "Fifis" comme les a baptisés Gavroche, préparent leur entrée dans l’armée régulière. Ils ne sont plus sans uniformes. Il serait exagéré de dire que déjà ils sont équipés et armés de manière identique. Tel possède un casque tandis que le camarade se pare d’un bonnet de police. Un autre, dans un groupe vêtu de toile, arbore un costume de drap. Le « Kaki » de celui-ci est verdâtre, alors que le « kaki » de celui là est jaunâtre. La savate du fifi d’hier se mêle fraternellement aux godillots, voire aux bottes abandonnées par « ces Messieurs ». Les privilégiés appelés à chausser les bottes d’une armée moribonde paraissent gênés. Traînant au pied un poids excessif, ils avancent gauchement.

Leurs accoutrements suffisent pourtant à établir entre eux, un air de famille. En les voyant passer on pense que les soldats sans uniformes en ont un mais vient à la mémoire la définition de l’uniforme donnée lors de la précédente guerre, la der des ders : L’uniforme est un genre de costume caractérisé par le fait qu’aucun d’entre eux n’est semblable aux autres.

Déjà aussi des équipes de travailleurs municipaux s’emploient à faire disparaître les traces de la lutte. Elles rendent aux chaussées les pierres enlevées par les faiseurs de barricades. D’autres veillent à la sécurité des passants attardés les nuits de black out, en dessouchant les arbres abattus.

Et voici un autobus. D’où peut-il bien sortir. Nos ex vainqueurs les avaient réquisitionnés pour faire filer leurs innombrables services. Ils avaient littéralement vidé les dépôts. D’où vient-il ? Où va-t-il ? Sur la caisse, à la craie, une inscription prometteuse : « Ravitaillement ». Brave autobus. Je ne sais s’il sera pour nous une corne d’abondance. Il permet d’espérer.

Le bruit qu’il fait en sautant sur les pavés, nous le comprenons à merveille. Il nous dit : hier les pouvoirs publics organisaient la famine. Ils livraient la quasi totalité de ce que recevait Paris à l’occupant. Ils interdisaient aux municipalités d’arrondissement de pourvoir à leur carence. Mieux, ils s’ingéniaient à enlever aux débrouillards la faculté d’alimenter leur famille. Aujourd’hui, bien ou mal, on essaie de satisfaire le ventre de Paris. Ces considérations, pour manquer de noblesse n’en font pas moins plaisirs à des affamés.

Un peu partout, se fait entendre une étrange musique. Un son aigu ponctue des notes plus graves. C’est que partout, au cours de la bataille, les vitres ont été mises à mal. Quelques unes ont été pulvérisées. Elles montrent des crocs agressifs. Pour être devenues inutiles, elles n’en sont pas moins dangereuses. Paris leur fait la chasse. Pan, pan, fait le marteau sur le montant des fenêtres, bing gémit la vitre en son dernier soupir. Quand il s’agira de les reposer, les vitriers feront fortune.

Ces petits riens ont été exquis. Ils nous disaient que Paris avait retrouvé la liberté. Aussi la nuit venue est ce avec délices que les parisiens se coulèrent dans leur lit… A peine Morphée les avait-ils touchés de son aile silencieuse, qu’ils étaient réveillés par un ronflement trop connu. C’étaient les avions. La défense passive les salue. Les bombes sifflent et éclatent avec un bruit infernal. Elles ne sont pas tombées loin à en croire l’ébranlement de l’air. Le calme se rétablit. Pas pour longtemps. Quelques minutes après une nouvelle alerte jette la population dans les caves. C’est un temps pour rien. L’aviation allemande quitte définitivement le Bourget.

Nous avons compris. Comme disent les collaborateurs, ces Messieurs sont corrects. Ils ont tenu à prendre congé. C’est vraiment d’une correction excessive. Notre vie est si active, si trépidante que nous ne pouvons nous attacher à ce protocole. La bonne franquette s’impose à nous. On se rencontre, on se fréquente et on se quitte sans autre façon. Si le hasard, par la suite, met les gens nez à nez au détour d’une rue, ils se reconnaissent si le souvenir a été agréable. Au cas contraire, ils s’ignorent. Cette absence de formalisme ne préjudicie ni à la cordialité ni à l’amitié.

Les Allemands croient connaître Paris pour s’y être accrochés durant quatre années. Ils s’en flatteront peut être, lorsqu’ils seront rentrés à leurs foyers. Pauvres naïfs. Paris ne leur a pas plus livré son âme qu’il ne leur a laissé voir sa vraie physionomie, souriante, animée, rayonnante. Ils n’ont coudoyé que des ombres fallacieuses.

Paris se serait dispensé de leur dernier salut. Il ne tient pas à les revoir.


Maurice JUNCKER

Lire le récit de la journée du 27 août : Vive le son du canon - Partie 5
Lire le récit depuis la journée du 22 août : Vive le son du canon - Partie 1
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