La ville des gens : 4/février
Promenade dans le le 19e (suite 1)

Surimpressions


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Ainsi, tenez ! Est-on bien sûr de ne pas apercevoir au sol, à travers les feuillages de la glycine, des rails luisants et des convois de wagonnets déchargeant des péniches pataudes, au sombre ventre pansu, en partance pour l’Arsenal de la Bastille et la Seine, ou encore, pour le canal Saint-Denis, l’Oise, et la basse Normandie ? En aiguisant le regard- où mieux, en fermant carrément les yeux- surgissent encore çà et là, dans votre mémoire, le long des deux quais, quelques cheminées de briques, attestant l’activité industrielle de nombreux ateliers et usines de ce qui fut, il y a à peine quelques lustres, un avant-port de Paris.

Mais en rouvrant vos yeux : disparus les tas de sable, de briques, de ciment, de carrelage, de ferraille, de produits manufacturés de tout acabit, qui allaient naviguer aux quatre coins de l’Ile-de-France.

Vous apercevez, à la place, juste dans l’axe des fenêtres, la Péniche-opéra, avec son petit air de fête qui émane de ses lignes de flottaison rouges et vertes, le jour, de ses festons de petites ampoules colorées, les soirs de spectacle. Vous découvrez aussi des sportifs en survêtement, courant autour du bassin, sur les terre-pleins récemment pavés, des joueurs de boules mordus, concentrés sur leur coup fumant, espéré au bout de leur sphère d’acier, brillante et striée. Mieux qu’au Lavandou ! Et aussi les silhouettes fantomatiques des pêcheurs, incroyablement immobiles, debout dans leur imperméable vert bouteille, ou assis sur leur pliant, trempant du fil dans l’eau pour attraper d’improbables poissons pollués.

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Angle avenue de Flandre et passage de Flandre.

Pollués ? Mais non ! Autrement, la mairie du 19e n’y organiserait pas tous les ans un grand concours de pêche, et le bassin, gigantesque réservoir d’eau potable - après filtrages, rassurez-vous - n’alimenterait pas la plupart des fontaines de Paris.

Et la navigation fluviale ? Elle se porte bien, merci ! Pas celle qu’espèrent les écologistes et quelques autres myriades de citoyens : celle des vedettes des canaux de La Villette, qui promènent, par tous temps, et même hors saison, leur cargaison de vacanciers. Sur la proue de l’une d’elle, je peux déchiffrer les trois premières lettres d’un nom que je n’ai pas de mal à compléter : "ARLetty", la vedette de cinéma de Carné, jadis adulée du tout Paris faubourien, avec son sourire faussement naïf et son intonation gouailleuse, traînante comme le pas d’un pachyderme.

Qu’a-t-elle fait pour mériter ça, la pauvre Arletty ? D’où l’a-t-on sortie ? De l’ "Hôtel du Nord", pardi ! L’établissement ou le film ? Les deux à la fois, qui sont nés, à quelques encablures de chez nous, là-bas, à droite, sur le canal Saint-Martin.

En tordant un peu plus le cou, je vois les deux clochards de service, qui ont élu domicile, si on peut dire, près des restaurants jouxtant les cinémas MK2. Ils attendent les consommateurs ou les spectateurs à la sortie, avec leur bonne trogne rougeaude et hilare, au cas où, le repas ou le film ayant mis ces derniers de bonne humeur, ils se laisseraient délester de quelque piécette. Pas de rancune, mais un sourire, pour ceux qui refusent leur obole. On sait vivre chez les clochards !

Les restaurants ? Parlons-en : le point sombre du quartier. "Zone sinistrée !", assure le Routard 2000.

Evidemment, les employés, commis, vendeuses, majoritaires dans nos parages, sont peu argentés, et se contentent le midi d’une pizza brûlante, d’une tarte aux poireaux, d’un sandwich grec, en équilibre instable dans leur main, de rouleaux de printemps, acquis en faisant la queue aux boulangeries, ou chez le Chinois.

Une vague d’Asiatiques déferle en effet depuis peu, entre les voies de la ligne de l’Est et le bassin de La Villette, chevauchant les vagues précédentes de juifs, Maghrébins, Noirs, Antillais, Portugais. Le quartier est une vaste multinationale multicolore, et si vous voulez voir les effets d’une mondialisation pacifique, je vous invite à venir chez nous. Vous y trouverez une harmonieuse Tour de Babel, dans laquelle aucun irascible Yahvé n’a encore eu l’idée de semer la zizanie.

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Mais les Asiatiques ? -les derniers venus, émigrés de leur patrie parisienne du 13e - comment arrivent-ils à gagner leur vie, ici (avec leurs bien modestes magasins et restaurants, parfumés et appétissants), dans le capharnaüm commercial fort congestionné de la zone Flandre ? Et pourtant…

Par un soir pluvieux, Corinne et moi, nous nous réfugiâmes, tard après le cinéma, chez un Chinois. Vers minuit, restés les seuls dîneurs attablés, parmi les serveurs qui, le sourire figé et suave aux lèvres, attendaient que leur longue journée s’achève, nous payâmes l’addition et repartîmes dans l’obscurité humide vers le canal. Chemin faisant, les première gouttes de pluie me rappelèrent que j’avais oublié mon parapluie chez le Chinois. je revins à grandes enjambées sur mes pas. Ce fut pour trouver le restaurant fermé. je frappai. On m’ouvrit gentiment, et on me rendit mon parapluie, avec un sourire en prime.

Mais, dans l’entrebâillement de la porte, j’eus le temps d’apercevoir dans l’ombre, une demi-douzaine de corps assoupis, allongés par terre sur des nattes, bien alignés pour économiser l’espace : les patrons, le cuisinier, les serveuses : toute la famille au complet, quoi ! Le secret de leur réussite ?


Je ne vous cacherai pas que notre balcon est une des provinces conquises sans coup férir par Galahad. Pas pour y jouer, pauvre gosse ! c’est bien trop étroit. Seulement pour regarder. Quand je pense que j’ai eu le bonheur de grandir dans la rue ! Galahad adore le quartier Jaurès-Flandre… à cause de l’eau, bien sûr, et des bateaux à moteur qui attendent, sagement accostés près des cinémas, que des navigateurs du dimanche veuillent bien. les prendre en location pour le week-end. Il aime aussi le bassin à cause des kayaks, montés par des bambins à peine plus âgés que lui, qui promènent leurs beaux sucres d’orge jaunes et orange sur les flots étales. Il l’aime surtout à cause de la Cité des Sciences, ou plus précisément, de la "Cité des enfants" qu’elle ’abrite, avec ses multiples attractions bariolées et néanmoins scientifiques et interactives.

- Papy, allez, on y va, à la Cité des Sciences !

Galahad a sa volonté ; son itinéraire aussi. Pas question de prendre par le quai de la Loire, puis celui de la Garonne.

Non ! Ce qui l’intéresse c’est cette sorte de "coche d’eau" de la RATP, qui fait la navette entre l’écluse Saint-Martin et la passerelle de La Villette. Il a l’avantage de passer sous les fenêtres de notre appartement ("Coucou, Corinne ! Coucou, maman !"), et d’aboutir à proximité de la Géode.

Mais auparavant, il se passe quelque chose.

La vedette approche du Magasin général, - grande âme en peine, qui dresse sa haute masse de moellons ocre, esseulée, au-dessus de l’eau, depuis que son frère jumeau et symétrique a brûlé, pendant vingt-quatre heures il y a cinq ans - avec ses studios d’artistes, ses ateliers de création en tout genre et autres trésors inestimables .

Là, Galahad lève la tête, bouche-bée, devant le pont mobile de la rue de Crimée, que notre passage oblige à se lever. Voilà le monstre de fer qui monte, sur ses puissants piliers d’acier, actionné par des câbles gros comme des cordages de paquebot, avec une puissance que seul Gustave Eiffel savait alors mettre en œuvre. Un des plus vieux monuments du quartier, avec ses quatre énormes roues en fonte entraînant une bonne portion de chaussée. Pour un enfant de l’âge de Galahad, une rue qui se soulève, arrêtant le double flot de voitures, c’est quasiment miraculeux !

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Quand se profile le superbe joujou astroïde de la Géode, l’enfant se sent déjà tout émoustillé. Il voudrait bien aller jouer sur le Grand Dragon hérissé de longues écailles vertes en bois ; crachant une langue de 26 mètres qui sert de toboggan. Mais il est encore trop petit pour chevaucher un monstre aussi farouche. Passons vite ! A présent, il écoute, distraitement, la musique de l’horloge à eau ceignant la Géode, et venue de la lointaine Égypte (trop lointaine pour lui !). Il préfère observer nos allures de pantins disloqués, projetés dans les losanges de la sphère étincelante, sous la fuite des nuages effilochés, et il passe sans un regard devant la longue silhouette, couleur poix (pouah !), du sous-marin l’" Argonaute" :

_ - Papy, à quoi y sert le sous-marin ? A couler le "Titanic" ?
_ - Mais non, mon petit, il ne faut pas confondre…

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Mais il m’a déjà entraîné, par les passerelles et escaliers, où il s’oriente bien mieux que moi, vers les serres bioclimatiques et l’aquarium. Il dédaigne les premières et fonce sur le second. Et là, c’est le bonheur : ah ! ces poissons de toutes les tailles, de toutes les formes et de toutes les couleurs. Il faut les voir croiser, phosphorescents, dans leur Eden aquatique, en vous toisant avec superbe, et ouvrir tout grand la bouche comme pour réclamer sans cesse à manger. Ils ravissent mon bonhomme, l’entraînant dans je ne sais quels rêves des mers du Sud, où les enfants emmènent rarement les grandes personnes. Quoi d’étonnant si j’ai du mal à le décrocher de ces fonds marins, rutilants d’algues et de rochers baroques !

Et nous voilà partis, voletant à travers la. grande ruche bourdonnante de jeunes parisiens tapageurs, dans l’île de la "Cité des sciences et de l’industrie", immense structure aux poutrelles métalliques bleu roi délavé et’ aux tubes d’acier gris, desservie par des escaliers mécaniques longs comme des remonte-pentes, dignes de "Métropolis" de Fritz Lang. A leur sommet, se déploie l’univers futuriste des conquêtes de la science, d’aujourd’hui et de demain, qui stupéfient nous autres, adultes, venus du monde artisanal, mais sont familiers aux enfants de l’ère informatique, à leur aise dans le merveilleux scientifique. Commence alors la grande errance dans les trois niveaux supérieurs de la Cité, où règnent "la Fête de la science", les expositions "Explora", et, selon des présentations ludiques ou interactives, les robots, les simulateurs de vol, les expériences scientifiques sous forme de jeu, où le jeune public est acteur. (à suivre… )


Arnaud FLORAND


Article mis en ligne en février 2015.

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