La ville des gens : 2/mars
Récit historique

Quelle fatigue une exposition !


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Belleville, le 5 Avril 1867

Mon Cher cousin,

Dans votre dernier billet vous me demandiez de vous parler de notre exposition universelle et des festivités qui se déroulent à Paris. Ah, l’Exposition Universelle ! A l’ouvroir, durant de longs mois, nous en avons rêvé et toutes les conversations revenaient sur ce sujet d’autant plus aisément que Madame Crampon de Saint-Leu (la dirigeante de l’ouvroir) nous avait assuré, avec des trémolos dans la voix, que nous pourrions suivre le même jour l’itinéraire savant emprunté par l’Empereur et l’Impératrice. C’était là faire preuve de générosité et de reconnaissance pour tous les tracas que nous a imposés la dernière vente de charité. Pensez qu’il nous a fallu nous arranger et ce, au dernier moment, pour nous procurer des friandises et surtout des habits susceptibles de convenir à nos pauvres. Alors que nous comptions sur des dames dont la charité est réputée inépuisable, voilà qu’elles débarrassent leurs greniers et nous apportent des couvre-théières, des torchons ravaudés, de la vaisselle ébréchée et de vieilles toilettes défraîchies, à peine présentables pour se rendre au marché. L’une d’elles a même poussé la facétie jusqu’à se défaire d’une tenue de carnaval ! Comment voulez-vous qu’un indigent, si gueux soit-il, ait la possibilité de chercher du travail déguisé en polichinelle ?

Bien-sûr, me direz-vous, les quémandeurs tirent profit du moindre rebut, mais foin de la pingrerie de ces dames ! Ne devons-nous pas tenir compte de notre rang pour éviter à nos pauvres de se vêtir en bouffons ? Ne serait-ce pas nous avilir que de fermer les yeux sur de tels agissements ?

Je reviens à l’Exposition. Que de choses à voir et à admirer ! Monsieur le chanoine Duplantin a bien voulu nous y accompagner et se mettre à notre portée pour nous fournir toutes les explications, au fur et à mesure que nous visitions les divers pavillons et admirions les innovations de notre ère de progrès. Sachant qu ’un ecclésiastique ne possède aucun argent, nous avons mis notre bourse en commun pour lui permettre de pénétrer dans l’enceinte de l’Exposition. Il nous en a coûté 1 franc par personne pour la journée mais si nous avions été des amateurs assidus, on nous aurait offert pour 6 francs des billets de semaine qui nous auraient autorisé une entrée permanente. Avouez mon cousin que ce n’est pas donné ! Cependant il faut considérer que Leurs Majestés nous précédaient dans la visite de l’Exposition et que pour un peu nous aurions pu aller jusqu’à frôler la robe de l’Impératrice.

Nous commençons la tournée par le Palais de l’Industrie. 15 hectares ont été réservés à cette construction lourde, basse et vulgaire, en forme d’ellipse dont le grand axe est dirigé du pont d’Iéna vers l’Ecole Militaire. C’est relaté dans le très officiel Paris-Guide et ce n’est pas moi qui le contredirais. Imaginez-vous un gros pâté de fer, de brique et de verre, écrasé sur Je sol tel un monstrueux crabe. Des galeries courent sous cette bâtisse et le visiteur peut passer d’un pays à un autre et mêmes ’y perdre. On peut admirer pour chaque nation diverses œuvres d’art, du mobilier, des vêtements, des aliments frais ou en conserve. Au centre sont réunies la pensée et l’intelligence. L’agriculture et l’élevage, d’où émanent des odeurs insoutenables, sauf pour les habitués, ont besoin d’espace et sont relégués dans l’île de Billancourt.

Après ce parcours, nous sommes épuisés. Monsieur le chanoine a sorti son grand mouchoir à carreaux pour s’éponger le front. Visiblement il meurt de soif et n’ose l’avouer. Nous sommes dans le même cas mais notre rang nous oblige à nous taire. Un peu plus tard, pourrons-nous avoir la possibilité de nous rafraîchir et l’inviter à boire une limonade en notre compagnie ? Les bistros exotiques se trouvent dans une galerie ceinturant le palais. C’est la plus extraordinaire collection de restaurants et de cafés que l’on ait jamais vue. "On mange et on boit dans toutes les langues, dit Halévy, des Bavaroises nous servent de la bière, des Anglaises de l’ale, des Hollandaises du curaçao, des Russes du thé, etc" [1]. Tous les pays du monde présentent ici les échantillons de leur gastronomie et de leurs boissons.

"C’est notre Seigneur qui a placé tous ces rafraîchissements sur notre route, prononce avec onction Monsieur le chanoine. Vous serait-il agréable, Mesdames, d’accepter un gobelet d’eau pure ? Moi-même, je me laisserais bien tenter par une chope de bière".

"Ce sera pour nous une bien grande joie de vous procurer ce petit plaisir, répond la bouche en cœur madame Crampon de Saint-Leu ".

Et nous nous arrêtons durant quelques minutes, à peine le temps de goûter l’eau tiédasse que l’on veut bien nous servir et de voir Monsieur le chanoine Duplantin déguster une bière glacée.

Et nous repartons. Dans le parc, le spectacle est encore plus étonnant. Le terrain vague du Champ-de-Mars a été transformé par Alphand. Là sont édifiés les pavillons nationaux, le groupe 10 où les habitations ouvrières voisinent avec les crèches, les écoles et tout ce que la science et l’industrie modernes sont capables de réaliser pour améliorer le sort de l’humanité. Sans façon, l’Empereur y expose les maisons qu’il a conçues lui-même. Ce même jour, Sa Majesté a inauguré en personne le parc des Buttes-Chaumont.

Le soir s’est tenue une réception au Palais des Tuileries. Nous étions invitées mais je souffrais tellement des pieds que je ne pus y assister. Vous comprenez combien fut grande ma désillusion.

En confidence, cher cousin, tandis que je vous écris, une bassine, dissimulée sous mon bonheur-du-jour, accueille mes pieds éprouvés par cette longue marche. Ils trempent dans une eau chaude agrémentée de savon de laitue, le savon préféré de la reine Victoria qu’elle se procure chez Coudray, le parfumeur des princes. Quelle gâterie !

Ne me tancez point pour ma folle escapade, ce fut quand même une journée très instructive. A bientôt de vous lire, cher et bon cousin. Pensez à prendre soin de vous et ne vous lancez pas dans un nouveau duel. Je redoute pour vous une blessure au thorax ou une estafilade qui nuirait à votre beau visage.

Depuis quelques semaines Alice me boude et je ne reçois d’elle aucun billet. Aussi ne lui ai-je pas donné de mes nouvelles. Tant pis, elle ignorera ce qu’est l’Exposition Universelle ! Mon bon cousin, gardez-moi toute votre affection.


P.C.C. Denise FRANÇOIS



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Toulon, le 28 Avril 1867

Bien aimée Cousine,

Je vous rassure tout de suite je n’ai guère en ce moment l’esprit aux querelles tout occupé que je suis à recouvrer dans la journée un sommeil stupidement gâché durant la nuit. Figurez-vous que si Paris est en effervescence avec votre Exposition, nous avons à souffrir quant à nous des dérèglements d’une certaine jeunesse qui a pris pour habitude de s’attarder le soir dans quelques cafés de la ville. Ce ne sont que musique, brailleries diverses et ceci jusqu ’à une heure avancée de la nuit. J’ai la malchance de résider à proximité de l’un de ces Établissements : l’orchestre y joue si fort que j’en ai les oreilles rebattues. Je ne comprends pas comment ces jeunes gens peuvent supporter des heures durant de rester ainsi, béats en plein vacarme, le corps parfois secoué de spasmes. Eh oui ma chère, je les ai vus, une nuit je me suis armé de courage pour descendre me rendre compte mais rassurez-vous, mon nez s’est arrêté à la vitrine. Ils sont là, agglutinés au pied de l’estrade où de soi-disant musiciens tirent de leurs instruments des sons dignes d’une batterie d’artilleurs ! Mais si ce n’était que cela, au delà du bruit il y a l’odeur ! De ce café concert d’un nouveau genre s’échappe une fumée épaisse, opaque et qui vous sent la turquerie ! Mais qu’ils aillent donc faire leurs simagrées ailleurs, qu’ils laissent les honnêtes gens en paix ! Qu’ils aillent au diable ou bien alors dans un champ, en rase campagne là où ils n’embêteront personne !

Mais je vous bassine avec mes insomnies. Parlons plutôt de votre Exposition. Cette débauche de modernisme ne laisse pas de me faire craindre le pire. Je vous trouve bien imprudente, vous et vos dames d’œuvre de vous aventurer dans les méandres de la modernité. La présence d’un chapelain, aussi saint-homme soit-il, ne saurait exorciser tous ces démons. Souhaitons seulement que la sagesse l’emporte. Que la Science soit en marche, soit ! Mais n’oublions pas que le Commerce et l’Industrie sont les seuls garants de la Prospérité. On ne saurait s’engager sur la voie de l’excentricité où certains soi-disant visionnaires voudraient nous conduire sans mettre en danger notre société.

En parlant de visionnaires, eh bien croyez-moi ma bonne, point n’est besoin d’être Parisien pour en rencontrer. Figurez-vous que l’autre jour j’ai eu maille à partir avec un spécimen de l’espèce la plus dangereuse. Mes pas m’avaient conduit de l’autre côté de la Rade vers un endroit qui vient d’être acheté par un original, un "Parisien" dit-on par ici bien que notre homme soit originaire de Nantes (mais ce sont là des distinctions qui ne sont pas de mise en nos terres méridionales). C’est par hasard que j’ai fait la connaissance de ce Monsieur Verne l’autre soir en allant à mon cercle. L’homme est affable, peut-être trop même : à peine nous connaissions-nous qu’il voulait déjà que je l’appelle Jules. Toujours est-il qu’il m’a invité à visiter la villa dont il venait de faire l’acquisition auprès du fort de Balaguier. Il se trouve que notre Monsieur Verne se pique de sciences et de techniques nouvelles ; de littérature aussi : il a maintenant une renommé bien établie et est, paraît-il, connu dans certains milieux pour écrire les choses les plus extravagantes. A peine étais-je arrivé qu’avec une familiarité déconcertante ce monsieur m’a pris par le bras et conduit dans son cabinet de travail sous prétexte d’y prendre le thé. La pièce est encombrée de toutes sortes de dessins d’appareils électriques, de machines étranges aux cadrans inquiétants. Là où je me suis demandé si notre bonhomme n’était pas fou ce fut lorsque se tournant vers une fenêtre d’où l’on découvrait la mer, il me fit part de son intention d’écrire un ouvrage contant l’odyssée d’un navire électrique capable de se déplacer sous la surface de l’eau [2]. Inutile de vous dire que devant un tel délire j’ai prudemment battu en retraite au risque même de bousculer les règles de la bienséance. Heureusement il y a fort à parier que les élucubrations de cet original ne développeront toujours que l’incrédulité et ne susciteront jamais rien d’autre que la dérision.

Défions-nous donc ma cousine de ce prétendu progrès que d’aucuns veulent nous imposer comme la quintessence de nos bonheurs futurs. Votre Exposition, je le crains, n’aura, dans tous les domaines, fait que montrer la voie sur laquelle il devient dangereux de s’aventurer. Quels que soient vos déboires avec vos dames d’œuvres, vos entreprises de charité restent le modèle de ce qui doit se faire en direction de nos pauvres. Qu’y a-t-il à attendre je vous le demande de l’amélioration du sort de l’humanité par la vie à bon marché ? Je vous fiche mon billet par exemple que ces fameuses maisons que l’Empereur a conçues, ces habitations ouvrières, ces familistères même, dit-on, que l’on a en projet, eh bien tout cela ne se construira qu’avec les pierres. de nos demeures, que dis-je, même avec des pierres arrachées une à une des Tuileries si l’on y prend garde !

Je vous laisse ma bonne et estimée cousine, je vais de ce pas tenter de retrouver ce sommeil qui me fuit tout en n’oubliant pas de déposer mes hommages à vos pieds… dussé-je pour cela manquer de me retrouver le nez dans votre bassine.

Votre affectionné Cousin.


Roland de G.


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L’exposition universelle de 1867 vue du Trocadéro - (Archives photographiques des Monuments Historiques).


Article mis en ligne en mars 2015.

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