La ville des gens : 29/juin

Gastronomie littéraire : des gaufres à Belleville !


Des hommes et des femmes utilisent en toute impunité leur propre entreprise d’éditions publicitaires a des fins intellectuelles : en-dehors des heures de travail, ils œuvrent dans l’ombre a une curieuse revue dont on n’a pas fini de parler…

Michel Leydier a déjeuné avec eux. Compte rendu…


Frédéric, l’œil cerné, commande des pâtés impériaux avant de renverser un quart de rouge sur la nappe en papier…


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JPEG - 49.6 ko« Le Moule à Gaufres veut maintenir les deux fers de la création ouverts au maximum, comme une grande bouche avide de nourriture, un œil vorace de réalité, pour laquelle il consent a engloutir toutes fictions, infra-minces ou grasses, célèbres ou inconnues, écrites ou visuelles. Le Moule à Gaufres veut recueillir les guetteurs du temps qu’il fait, le petit théâtre de la littérature en marche… »

C’est eux qui le disent…

Eux, c’est-à-dire les deux fers asymétriques de ce moule générateur de friandises sucrées-salées : Pascal Galodé, directeur de la publication, 30 ans, chain smoker, ex-facteur-tendance-historien ; et son alter ego en négatif, Frédéric de Lachèze, un poil plus jeune, universitaire cynique, clown intellectuel suffisant - non ! je ne pourrai jamais être aussi méchant qu ’il m’a supplié de l’être a son égard-, mais au demeurant brillant et sympathique. Complémentaires dans leurs singularités, Pascal et Frédéric concoctent depuis 1991 une revue littéraire - littérale, s’amuse a rectifier Frédéric, voire transparente ! - qui peut se vanter de posséder une âme : une âme fondamentalement et volontairement sombre.

Comme deux cerises de sang sur un gâteau déjà empoisonné, deux jeunes femmes complètent l’équipe en apportant leurs différences juxtaposées : Anouk Marienneau et Anne Lauprète.

Chaque livraison, sous la forme d’un petit livre de poche trimestriel sobre et chic, propose un thème différent : l’urgence ou l’idiotie, Fan te ou Brautigan, sur lequel chacun est invité a composer.


De la place des revues

Frédéric : « Ce qui nous intéressait au fond dans les revues c’est ce qui s’est passé au tournant du siècle. Ce moment où il va y avoir conjonction d’un tas de choses et que cette conjonction va se faire a Paris, qui pendant dix-quinze ans va être une espèce de grain de beauté du monde, tel qu’avait pu l’être Vienne, et tel que le sera New york ou Berlin quand la scène internationale de l’art et de la littérature basculera ailleurs du fait de la guerre. A ce moment-là on a découvert un nouvel espace de réflexion. C’était la naissance de la psychanalyse. On se disait qu ’au fond la vie des pulsions menait le bout du nez a la vie des passions, et que par rapport a ça : Dieu n’existe pas. Le surhomme c’est l’homme. »


Une lueur d’inquiétude semble poindre dans l’œil de Pascal.


« Cette déferlante-la va arriver dans les années dix ; Freud, Nietzsche… Dans le domaine de la peinture, on arrive a une génération qui passe a autre chose : en 1910, les avant-gardes qui ont fondé notre modernité, à savoir l’impressionnisme et le post impressionnisme, sont reconnus a leur juste valeur et commencent à devenir académiques, à reproduire a l’infini et a se perdre dans ce qui fut l’invention de ce nouvel espace. C’est-à-dire qu’on sort de l’atelier, on n’est plus un artiste inspiré, on est simplement celui qui va être le prisme entre la réalité et ce qui va arriver sur la toile. Les peintres vont alors se trouver sans une génération au-dessus contre qui se battre, et vont donc être amenés a inventer une nouvelle forme d’apparition de l’objet. Et ça va être toute l’expérience du cubisme, etc., toute cette peinture française qui sera faite par des étrangers d’ailleurs, par des émigrants qui ont choisi Paris comme point d’ancrage.


Anouk jette un coup d’œil à sa montre et avale en hâte son dessert.


Et du fait d’une proximité géographique d’habitation, lorsque le peintre descendait acheter ses couleurs, il croisait l’écrivain qui habitait la. Et c’est d’autant plus amusant qu’il y ait aujourd’hui un quartier qui se révèle en tant que quartier (référence à Belleville et Quartiers Libres ), parce que c’est effectivement ce qui se passait à ce moment-là à Montmartre ou à Montparnasse. Et tout cela a créé un front commun de lutte entre artistes, qui contre toute attente ont proposé des formes et un espace nouveaux. Satie, Jarry… »


Pascal allume sa huitième Gauloise depuis le début du repas.


« Et comment cette modernité s’est étendue, comment elle a pu avoir son organe de diffusion ? Par des revues ; mise en place d’un certain vocabulaire. Alors c’est la revue d’Apollinaire : Les soirées de Paris, de Picabia : 391, de Reverdy : Nord-SudNord-Sud, créée dans les années 1910 au moment où naît la première ligne de métro qui relie symboliquement Montmartre a Montparnasse. Donc la revue c’est quelque chose qui va relier - comme la religion, on croit donc on relie -, on relie ces deux foyers de création. Au fond la revue c’est la déclinaison du catalogue raisonné de la modernité. Cet état de fait s’est reproduit plus tard dans l’histoire, en particulier aux États-Unis dans les années soixante, au moment de la naissance du pop’art autour d’artistes comme Warhol et son fameux Interview. »


QL : Mais la place des revues aujourd’hui dans tout ça ?

Frédéric : « Aujourd’hui tout cela n’existe plus, chacun est dans sa petite chapelle, et on fait une revue sur la peinture, ou sur l’art contemporain, ou sur la littérature… Il n’y a plus cette effervescence œuvrante entre les différentes formes d’expression. Et ce qu ’on a voulu essayer de faire, nous, c’est ça, modestement, sous le sigle de la littérature, parce que c’est ce qu’on connaissait le mieux, et aussi parce que le livre est avant tout le support de la lettre. C’est-à-dire donc, prendre des thèmes et demander à une communauté d’esprits, un creuset, une expression… C’est dans cette nostalgie que fut créé le Moulag . Et s’il doit y avoir une place pour une revue aujourd’hui, c’est celle-la, celle d’agitateur. »


QL : A vous entendre, ce n’est pas celle qu’elle semble avoir…

Frédéric : « Ce n’est effectivement pas celle que les revues ont actuellement, malheureusement, par esprit de chapelle. A côté de ça, notre problème a nous, et ce qui fera qu ’au fond le Moulag sera toujours vain, c’est que cette prise de position esthétique, politique, formelle, n’a jamais eu corps dans le Moulag . Par faute de relations, de plein de choses, mais il n’y a jamais eu un ancrage véritablement esthétique. »

Pascal : « C’était quoi la question déjà ? »


QL : J’ sais plus… la place des revues littéraires aujourd’hui non ?

Pascal : « Frédéric, t’as réussi a perdre tout le monde, même celui qui a posé la question. Pour moi la position du Moulag c’est chez moi sur une étagère… »

Cette dualité entre les deux discours, on la retrouve dans la revue, bien sûr. Quand Frédéric revendique l’élitisme, Pascal le réfute. Et quand ce dernier affirme un marquage politique, c’est Frédéric qui dément. Finalement Anouk trouve la formule derrière laquelle chacun se rallie : « Il y a un marquage politique, et il y a un élitisme, mais qui n’en est pas un, qui consiste à le nier… »


Le mot de la fin

Frédéric : « Devenir immortels et mourir (référence à A bout de souffle)… En fait la seule véritable raison de faire des livres en tant que metteur en scène de sommaire : c’est la vanité. »

Pascal : « La création ce n’est pas seulement ce qui se voit, c’est aussi ce qui fait que ça se voit. »


QL : Est-ce que vous êtes tous passionnés par les mêmes choses ?

Pascal : « Pas du tout ! Sinon on ne ferait pas une revue. On peut faire un front commun sur un certain nombre de positions que Frédéric appellera esthétiques, que j’appellerais philosophiques, mais qui sont les mêmes. On n’est pas obligés d’apprécier les mêmes choses. Une revue c’est fait pour que les gens se rencontrent dans un espace restreint et rapide. C’est la différence qui fait la richesse d’une revue. S’il n’y avait que des Bukowski dans une revue, tout le monde s’emmerderait, et s’il n’y avait que des Picabia dans une autre, tout le monde s’emmerderait pareil. A part finalement Bukowski et Picabia… Qui finiraient par s’emmerder de ne lire qu’eux-mêmes… »


Cafés, addition ; Frédéric se met a chanter :


« Dire que cet air nous semblait vieillot… » La fatigue se lit sur les visages. L’équipe du Moule à Gaufres s’est couchée a 5 heures du mat’, levée a 7’ ; hier soir c’était le bouclage d’une publication "alimentaire"… C’est le prix de la compromission…


(Frédéric continue à délirer.)


"Autrefois il y avait la le Gibet de Montfaucon, au point culminant des Buttes. C’était l’endroit où on pendait les condamnés. A l’époque on voyait très bien, depuis Lutèce, les hauts de la campagne environnante, et le brave peuple voyait atterré se balancer les ombres des pendus. C’est là qu’a été pendu le poète François Villon… On menait les condamnés depuis Paris par la rue de la Grange aux Belles, car ils avaient droit a une dernière volonté. Comme la cigarette n’était pas très en vogue, la dernière volonté qu’il était nécessaire d’absoudre, était celle du sexe. Et il y avait tout au long de cette rue, des prostituées, d’où le nom de grange aux belles. Nous nous sommes installés dans le passage de l’Atlas en souvenir de ces condamnés qui allaient la tête haute et bientôt les couilles basses défendre ce que fut le vers français, l’octosyllabe… J’ai vraiment habité dans un studio qui donnait sur le Gibet… je voyais depuis ma fenêtre le fantôme de Villon", conclut Frédéric.

En fait les attaches au quartier remontent encore plus loin : Pascal est né rue Clavel. Et c’est également rue Clavel qu’habite aujourd’hui Frédéric.

A dévorer d’urgence, avec ou sans sucre glace.


Abonnement et information :
Éditions Méréal, 14 rue de l’Atlas - 75019 Paris.


Le numéro 9 du Moule a Gaufres vient de paraître. Il traite de la Haine Ordinaire. Il est sous-titré : Belle-mères, Nains de Jardins et Papes hétéro…


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"La véritable histoire" (!)
du Gibet de Montfaucon

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Sans vouloir retirer à Frédéric son imaginaire, nous avons demandé à notre ami Yves Joly un petit résumé historique sur la véritable histoire (!) du Gibet.

Il se dressait sur une faible butte située a l’angle des rues de la Grange-aux-Belles, des Ecluses-St-Martin et de la rue Boy-Zelensky (ex. cité Jacob).

C’est sur un terrain ayant appartenue aux comtes Fulco (Faucon) que fut monté un premier gibet en bois, a l’époque de Saint-Louis, remplacé en 1325 par un monument de pierres. On en connaît deux versions. Sur

une plate-forme de 14 x 10 m et 6 m de haut, étaient implantés 16 piliers de 0,4 X 10 m reliés par deux rangées de poutres de bois. Cela donne pour la disposition en carré 48 poutres et pour la disposition en U 30 poutres. Cette version avait au centre de la plate-forme une fosse ossuaire. Inutilisé depuis 1627 il fut transféré en 1760 au 46, rue de Meaux, comme symbole de la justice royale. Il ne fut pas utilisé.

Il fut démantelé par Fessart (qui a sa rue dans le 19ème pendant la Révolution. Les dernières pierres entrèrent dans la construction du parapet du canal St-Martin (1823).

Son emplacement donné par plusieurs auteurs a divers endroits sont souvent faux. Pourtant les plans le situent bien.

C’est en 1954 que son emplacement fut découvert lors de la construction d’un garage (Citroên) au n°53 de la rue de la Grange-aux-Belles. A cette époque deux piliers furent conservés sur place. Que sont-ils devenus lors de la rénovation ?


Yves JOLY

Sources :
- Jacques HILLAIRET (Gibets, Piloris et Cachots du Vieux Paris - Dictionnaire Historique des Rues de Paris)
- Plan de Roussel 1746
- Plan des Chasse Royales
NB : - Le 46 rue de Meaux est occupé par le marché couvert a proximité du métro
Bolivar (av. Secrétan)
- Ces emplacements sont éloignés des Buttes-Chaumont, malgré la pancarte qui le situe à cet endroit.



Article mis en ligne en juin 2015.

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