La ville des gens : 13/novembre
Cabaret puis mairie

Ce qu’il y avait au 134-136, rue de Belleville

Rédaction originelle en 2011. Révision en 2014 avec enrichissements. Nouvelle révision le 21 décembre 2018 : le chantier de rédaction est actuellement à ciel ouvert.
L’auteur tient à remercier beaucoup M. Denis Goguet, collègue en recherche historienne, pour l’aide très importante qu’il lui a spécialement apportée dans l’écriture du chapitre « La possibilité de l’île ».


SOUS LE SIGNE DE L’ILE

La sonde des terrassiers, quand elle s’enfonce au profond du sol de Belleville, traverse un riche millefeuille de couches minérales qui racontent l’histoire géologique de notre montagne. En réservant les proportions, on pourrait risquer l’analogie avec le travail des chercheurs historiens sur le terroir bellevillois qui, en empilant la documentation cartographique et les calepins cadastraux de différents âges, parvient à reconstituer une chronologie humaine sur un lieu précis. De ce point de vue, l’immeuble actuel : n° 134 de la rue de Belleville, que montre l’image ci-dessous représente un endroit tout ce qu’il y a de précis, et bien particulier en même temps, puisque, avec l’église Saint-Jean-Baptiste, juste en face, il occupe le cœur de l’ancienne commune dont la surface, en 1860, a été divisée pour constituer nos 19e et 20e arrondissements par association respective aux territoires de la Villette et de Charonne.


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Notre point de départ, côté rue de Belleville. Photo DR.

Tel est donc donc le projet de l’article : découper la tranche d’histoire qui, d’une propriété mi-agricole, mi-résidentielle du XVIIIe siècle, va aboutir sur la même place à l’immeuble de rapport moderne en passant par deux avatars successifs : un cabaret de renom et le siège administratif de la commune bellevilloise.


Nous ferons le chemin à reculons. Le 134, rue de Belleville, donc, n’est pas seulement un bel immeuble [1]. C’est un gros immeuble. Il occupe à lui seul l’espace compris entre la rue de Belleville, la rue du Jourdain — où il a son entrée, au n° 7 — et la rue Constant-Berthaut [2] — où il compte une entrée secondaire, au n° 2.


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Pointe rues du Jourdain-rue Constant-Berthaut. Photo Maxime Braquet.

C’est un bloc de construction bien détaché. Vu de dessus, avec les yeux du poète, il a globalement la forme d’une île triangulaire ancrée sur les flots urbains. Gardons l’image en tête, nous verrons une résonance plus loin dans l’article. L’impression insulaire n’a toutefois été rendue possible qu’après 1890-1891, années où l’ensemble du carrefour devançant le parvis de l’église Saint-Jean-Baptiste fut aménagé pour accueillir le terminus du fameux funiculaire de Belleville. L’illustration ici incrustée montre le résultat des opérations, qui constitue d’ailleurs le paysage urbain auquel, dans les grandes lignes, nos yeux du XXIe siècle sont familiarisés :


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Plan parcellaire municipal de Paris, 1893, feuille 133 (cote du service de Topographie de la Mairie de Paris : PP/11984/A. Lisible aux plans numérisés des Archives de Paris). Capture Internet.


La station, dont le cartographe a dessiné le rail unique du chemin de fer desservant, prend place au sommet de la rue du Jourdain. Ce sont les travaux d’évasement de celui-ci qui ont du même coup créé l’espace insulaire (légèrement colorisé en bleu par nos soins) jusqu’à la rue qui s’appelle encore des Rigoles à la date du plan. L’îlot est numéroté 134 et on constate l’absence des numéros de voirie 136 ainsi que 138 (dont la parcelle cadastrale sera cependant formée en 1903-1904 [3]).


Autre vue du carrefour du parvis. Le dessin est moins bien léché mais l’ « île » ressort quand même :
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Détail du plan dit cadastral établi pour l’éditeur Mme Mabyre à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris de 1900. Capture Internet.


L’important pour notre affaire est de focaliser le regard sur la ligne de bordure de la rue de Belleville. Avant 1890, son allure était sensiblement différente, comme le donne à voir le nouveau plan implanté ci-après, qui date certes de 1850 mais le parcellaire demeura pour l’essentiel identique jusqu’au travaux du funiculaire :


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Détail du plan cadastral « napoléonien » révisé de 1850, secteur E dit des Envierges (cote du service de Topographie de la Mairie de Paris : CN33. Lisible aux plans numérisés des Archives de Paris). La surcolorisation du bâti de la parcelle 106 comme le fléchage de la rue des Rigoles sont de notre main. Le gros point noir marque à peu près l’emplacement de l’ancienne église Saint-Jean-Baptiste.


L’on n’y voit plus la rue du Jourdain, seulement percée en 1862, mais le relevé du cartographe tel qu’il est suffit à nous faire mesurer l’importance de la modification que la création du carrefour a fait subir au continuum de la rue de Belleville du côté de ses numéros pairs. Dans ce temps intermédiaire, le site du moderne n° 134 était constitué des 126-130 et suivaient sans rupture derrière les 132-140 jusqu’au dépassement du vis-à-vis de l’église. Les repères de voirie 128 et 130 [4], un poil au-dessus de la rue des Rigoles (Constant-Berthaut), correspondaient exactement, sur le plan cadastral introduit il y a quelques lignes, à la parcelle 106. Fixons maintenant l’œil sur la figuration de son bâti, qui est assez particulier. Il comprend en effet, un peu inattendu, un détail architectural avançant en demi-lune sur la cour (colorisée en jaune) qui sépare la construction de la rue. Cette singularité d’aspect du bâtiment, une photo prise de toute probabilité dans les années 1870 la fait parfaitement paraître :


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Cette vue, éditée en carte postale, est d’origine non élucidée. Editée sous forme de carte postale, elle se trouve dans plusieurs collections privées.


Nous voici parvenus, dans notre rétro-descente du temps, à un grand pallier historique. Car cet édifice n’est pas une construction quelconque. Il s’agit de la première mairie du 20e arrondissement, qui fonctionna de 1860 à 1876, avant que le siège municipal ne fût déménagé au palais-monument de la place Gambetta que tout le monde connaît. Quand le cliché ci-dessus a été pris, le bâtiment, qui n’était peut-être déjà plus la mairie, vivait assez sûrement ses dernières heures mais nous ne savons pas quand, exactement, il fut démoli [5].

De la vieille mairie, voici à présent le visage en 1862, cette fois au tout début de son service, deux ans après la formation du 20e arrondissement :


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Dessin au crayon à la mine de plomd de Léon Leymonnerye, daté de 1862. Il est conservé au musée Carnavalet. Sur sa droite, un arbre du parc que l’urbanisation ultérieure sacrifiera.

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Une fine compagnie prenant son repas à "L’Ile d’amour" au début des années 1840. Dessin de Jules David pour le livre de Lurine et Nodier "Les Environs de Paris". Crédit : Gallica

CHANTIER REDACTIONNEL

Depuis 1875, c’est-à-dire la date où ce siège municipal fut déplacé dans l’hôtel monumental de la place Gambetta alors tout récemment bâti, le 136 de la rue de Belleville n’était plus, en effet, qu’une annexe administrative abritant des services fermés au public. Un souvenir fort demeurait pourtant dans la mémoire collective de la population locale : au cours des ultimes jours de la révolution ouvrière de 1871, la vieille mairie avait un moment servi de QG de repli aux communards et on y emmena les combattants blessés sur les barricades voisines. Ah ! le spectacle éprouvant des corps couverts de sang allongés dans la cour arrière du bâtiment de ville. On les y avait entrés sur des brancards par une porte d’accès latérale dans la rue des Rigoles qui, en ce temps, remontait jusqu’à la grand-rue [6]. Jules Vallès, dans son Insurgé, fait à la date du 25 mai le récit atroce suivant : « J’ai rejoint Ranvier [7] à la mairie de Belleville. […] Les obus pleuvent ! Le toit en est criblé, le plafond s’écaille sur nous. On amène, à chaque minute, des arrêtés qu’on veut fusiller. Dans la cour, du bruit. Je me penche à la fenêtre. Un homme, sans chapeau, en bourgeois, choisit une place commode, le dos au mur. C’est pour mourir. "Suis-je bien là ? – Oui. – Feu !" Il est tombé…, il remue. Un coup de pistolet dans l’oreille. Cette fois, il ne remue plus. Mes dents en claquent. »



Drôle de mairie

Des scènes plus paisibles – c’est encore heureux ! — prirent cadre dans ces murs, telles les délibérations du conseil municipal au sujet de la construction de la nouvelle église Saint-Jean-Baptiste, celle que nous voyons aujourd’hui, du pavage et de l’éclairage des rues, des rapports avec le Théâtre de Belleville ou de la gestion de l’hospice de vieillards de la rue Pelleport [8]…C’est sous l’une des mandatures du maire Pommier [9] que, en 1843-1844, fut arrêtée la décision de donner au siège municipal bellevillois de nouveaux locaux : l’ancienne installation, au 141 de la rue de Belleville, datait de la Révolution et, si son espace modeste suffisait très bien à l’administration d’une localité rurale et peu peuplée comme l’était le Belleville de la fin du XVIIIe siècle, il ne convenait plus face à la considérable et rapide mutation urbaine de la commune après 1840.

Le choix de déménager les bureaux au 136 de la rue de Belleville, sur le trottoir opposé de la grand-chaussée, pratiquement en face, n’emporta cependant pas tous les suffrages parmi les édiles et les autres notabilités bellevilloises. La dispute fut de toute apparence assez vive car un comité, passant au-dessus de la tête des personnalités officielles du cru, alla directement solliciter l’arbitrage du ministre de l’Intérieur du roi Louis-Philippe (voir l’image ci-contre), arguant de la faiblesse des finances municipales en face du prix de vente très confortable demandé par le propriétaire des locaux visés et de l’impréparation totale de ces derniers à l’utilisation nouvelle que l’on désirait en faire.


Selon l’historien de Belleville Emmanuel Jacomin, en général très bien renseigné, le prix de cession, en effet fort élevé, se montait à 272 000 francs [10] et devait être réglé au vendeur, Jean-Pierre Delouvain, cabaretier candidat à la retraite. Un calendrier de paiement fut à l’évidence consenti par le propriétaire – qui, on le dira mieux plus loin, se trouvait être aussi l’un des édiles — et cela fit taire la contestation : la vente fut conclue, vraisemblablement au printemps de 1845. Douze ans plus tard, 20 000 francs restaient à payer au sieur Delouvain (voir la légende de l’illustration ci-après) et il semble bien que la dette communale n’a été définitivement soldée qu’après l’annexion de Belleville à Paris, en 1860, sur la bourse de la capitale.

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Page en date du 22 mai 1857 du registre des délibérés du conseil municipal de Belleville : à l’ordre du jour, la réclamation de paiement du créancier Delouvain. Document des Archives de la Ville de Paris, Vquater 15, feuille 626.


L’opposition, au reste, n’avait pas eu tort de souligner l’importance du coût des travaux préalables à la mise en place des bureaux de la nouvelle mairie. Témoin de la mutation du lieu, un journaliste de L’Illustration écrit dans la livraison du 5 juillet 1845 que, « dans un an au plus, ce sera le tour d’un lieu de plaisance parsemé de bosquets, de labyrinthes, de ruisseaux artificiels et d’ombrages, L’Ile d’amour en un mot, que son nom seul aurait dû protéger de cet outrage, d’être démoli de fond en comble. […] On arrachera ses massifs de chèvrefeuille, on fera tomber ses statues mythologiques du haut de leurs piédestaux ; le tout à fin de construire à la municipalité de la commune un hôtel de ville très confortable. Adieu dès lors aux joyeux festins sous la feuillée ! Adieu aux quadrilles sur le sable ». Ce journaliste a pourtant exagéré car, ainsi que l’a noté le célèbre chroniqueur Émile (Gigault de) Labédollière en 1860, « plusieurs années après, les jardins de la mairie avaient encore conservé leurs bosquets et leurs couverts de tilleuls » . [11] ».

C’est seulement à l’époque de la construction de l’actuelle église Saint-Jean-Baptiste, entre 1854 et 1859, qu’on sacrifia le parc pour y élever une chapelle provisoire ; quatre ou cinq arbres des bosquets antiques échappèrent tout juste à l’abattage, dont l’un où fut suspendue une cloche.

Tout cela ne fait rien, allez, la mairie nouvelle avait un drôle d’air, au-dehors autant qu’au-dedans. « En face de l’église, là où sont à présent la place et la station du funiculaire, notera pour mémoire, en 1897, l’écrivain touche-à-tout Henri de Weindel, s’élevait la vieille mairie, monument bizarre où, sur des pilastres voisins de la salle des mariages et du local de l’état civil, étaient dessinés des cœurs flambants et gravés des noms enlacés [12]. »

Labédollière, dans des termes proches, avait déjà relevé lui-même les singularités du décor. A l’intérieur du bâtiment, décrit-il dans l’ouvrage déjà cité, « des couloirs, sombres, avaient été ouverts après coup mais plusieurs traces de la vocation antérieure du lieu subsistaient : ainsi, pour accéder aux bureaux, on empruntait un « escalier d’orchestre ou de soupente ; à la justice de paix [se voyaient] de prétendues colonnes grecques comme dans les bals publics d’autrefois. De ci de là, dans les angles, des nœuds d’amour gravés sur la muraille que le badigeon n’avait pas pu suffisamment dissimuler : des cœurs enflammés que perce la flèche symbolique ».  [13]



Ô Belleville, « île d’amour »

Et c’est bien vrai que la seconde mairie de Belleville (puis la première du XXe arrondissement), ayant en quelque sorte pris la relève de Jean-Pierre Delouvain, comme on l’a vu précédemment, avait de fait établi ses quartiers dans ce cabaret champêtre portant l’enseigne de L’Ile d’amour. Là encore, il ne s’agissait pas d’une adresse quelconque de rendez-vous mais sans doute de la guinguette bellevilloise dont le renom était le plus anciennement formé dans le cœur des promeneurs parisiens du dimanche. Son succès atteignit le zénith à l’époque romantique de la capitale, aux lendemains de la chute de l’Empereur, et ne déclina qu’après 1840.

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Paul de Kock vers 1818

Un public mélangé, alors, la fréquentait, composé d’ouvriers des métiers d’art, de petits-bourgeois de diverses couches, d’étudiants aussi et d’artistes ou poètes : Gérard de Nerval, Alfred de Musset, l’ont évoquée dans leurs écrits [14], mais surtout le formidable écrivain populaire que fut Paul de Kock, auteur entre autres titres — et ce n’est pas un hasard – de La Pucelle de Belleville [15].

Ce rassemblement de fidèles était dans l’ensemble plus sage, bien moins tapageur en tout cas, que l’assistance amassée aux établissements de boisson, eux aussi courus, pullulant dans la basse partie de Belleville, au contact avec Paris, qu’on appelait autrefois la Courtille. Il vaut à ce propos de dire que l’idée de l’illustre défilé carnavalesque nommé la « descente de la Courtille » naquit à partir de L’Ile d’amour. C’est du moins ce que rapporte le journaliste Auguste Lagarde [16]. Pour lui, la festivité rabelaisienne rabelaisienne précédant l’entrée dans le carême pascal fut originellement inspirée par une « performance » donnée impromptu par les artistes du théâtre équestre Franconi [17] en 1824 : « En ce temps-là, Antoine Franconi fonda le “souper du mardi gras” auquel prenaient part tous les artistes de sa troupe et qui avait lieu, après la représentation, au restaurant de L’Ile d’amour. Le soir du mardi gras de l’année 1824, il prit fantaisie aux écuyers et aux écuyères du cirque Franconi de se rendre à L’Ile d’amour en cavalcade, costumés comme pour paraître devant le public, musique en tête. Tout le quartier du faubourg du Temple et de la rue de Belleville (elle s’appelait alors rue de Paris) furent mis en émoi par le passage de cet étrange et bruyant cortège. » Le retour à Paris après le repas s’accomplit selon la même parade [18].


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Pages du texte des pièces de théâtre Le Canal Saint-Martin et L’Ile d’amour.


L’Ile fut si bien emblématique de l’art du bon-vivre qu’on cultivait dans ces temps-là que plusieurs auteurs de théâtre à succès firent de sa silhouette la toile de fond de l’action scénique de leurs pièces. Dans Le Canal Saint-Martin (1843), drame en cinq actes du prolifique duo Charles Dupeuty et Eugène Cormon, par exemple, l’ensemble du premier tableau de l’acte IV se déroule dans le jardin de notre cabaret bellevillois. A la scène 9, une société de gens dont des ouvriers et ouvrières endimanchés dansent et chantent : « L’Ile d’amour / C’est un amour d’île / L’vrai séjour /Du gai troubadour / Flâneurs du faubourg / Flâneurs de la ville / Venez à ‘’L’Ile d’Amour’’ / C’est un chouette séjour / L’Ile d’amour n’a que des futailles / Pour toutes fortifications / J’défie qu’on m’montre des murailles / Où l’on trouve autant de canons. / Pour y débarquer le dimanche, / L’simple omnibus vous suffit ! / N’y a pas besoin d’passer la Manche. » Écrit une dizaine d’années plus tôt par Charles Desnoyers et Alboize [19], le drame en trois actes intitulé fort à propos L’IIe d’amour - second titre : Le Bal de la mort - investit plus abondamment encore le cabaret éponyme (l’action est censée se passer en 1812). Au prologue figure ce dialogue :

« Où devez-vous aller ? — Au bal aussi. — Au bal ?… mais où donc ? — A L’Ile d’amour, à Belleville. — Et cela vous plaît, un bal d’ouvriers. — Oh ! beaucoup, madame. D’abord, le dimanche, nous sommes tous joyeux, parce que c’est le seul jour où nous pouvons nous amuser. Là, nous trouvons les ouvriers les mieux éduqués de Paris, les étudiants en droit et les tambours-majors. » L’acte premier entier se développe dans le fameux jardin et, à la scène 10, un chœur d’ouvriers entonne l’air suivant : « Ouvriers de tout genre / Réunis en ce lieu, / C’est aujourd’hui dimanche, / Il faut nous reposer / Et nous bien divertir. / Menuisiers, / Bijoutiers, / Charpentiers, / Serruriers, / Vitriers, / Tailleurs de pierre / […] / Chantons tous l’amour et le bonheur. / Amis, demain nous reprendrons / Rabot et lame / […] [20]. »


Ces menuisiers, tailleurs et vitriers chantants incitent à penser aux clubs lyrico-poétiques ouvriers qui connurent une grande vogue dans la première moitié du XIXe siècle sous l’appellation de goguettes. A une époque où l’entourage encore agreste de la capitale et l’imaginaire poétique portaient volontiers aux bergerades, les goguettes tenaient très souvent séance au sein des guinguettes [21].

En voici un beau témoignage sous la plume d’un autre maître chroniqueur, Philadelphe-Maurice Alhoy : « C’est à L’Ile d’amour que se réunissent les joyeuses goguettes où chaque trouvère vient deux fois par année consommer le total d’une masse sociale, forme d’une cotisation hebdomadaire de 30 centimes. Là se font les repas de noces de la classe ouvrière, où le plat d’argent circule autour de la table, au dessert, pour réunir l’offrande des invités qui font les frais de lendemain de noces [22]. »

Non sans quelque excès poétique, le journaliste fait ce commentaire : « La Seine, a été longtemps sans rival, mais la nature a voulu faire en miniature, pour Belleville, ce que l’art a réalisé jadis pour Versailles, et une belle nappe d’eau argentée et limpide promène aujourd’hui ses courbes sur le point culminant de ta ville, où le propriétaire, M. Machuré [23], élève des carpes monstres, comme jadis François Ier, au vivier de Fontaine-Belle-Eau. »

Au chapitre 7 de ses Mémoires (1872) [24], Paul de Kock, déjà présenté et lui-même bon client de l’établissement, décrit une réunion simili-goguettière, celle de la société des Bergers de Syracuse, qui s’y déroula en juillet 1826 [25] . »



La dynastie cabaretière des Delouvain

Sous la Révolution. L’Ile d’amour florissait donc déjà. C’est là que, en 1793, un petit maître du temps, Jean Beugnet, planta un jour son chevalet et effectua une gouache pour croquer une scène qui se passait sous ses yeux. L’excellent romancier mais aussi avisé collectionneur d’art Edmond de Goncourt en fit l’acquisition et, dans sa Maison d’un artiste, en décrit l’argument ainsi : L’Ile d’amour. Sous un pavillon de treillage surmonté d’un bonnet rouge, un couple danse. Les tables sont peuplées de femmes au petit bonnet de linge noué d’un ruban, aux amples fichus croisés sur la poitrine, et d’hommes poudrés en carmagnole de couleur tendre, en élégant bonnet rouge. Un homme, tout habillé de rose, donne le bras à une femme tout habillée de bleu, et qui porte sur la tête une sorte de chapeau de pierrot, entouré d’une guirlande de roses. Une femme qui a une ceinture tricolore, s’évente, un pied posé sur un tabouret, tout en causant avec des gardes nationaux. Au premier plan, à gauche, dans un appentis, un garçon cabaretier verse le vin d’un broc dans un litre d’étain. » Il faut remercier vivement l’aîné des frères Goncourt d’avoir tracé de telles lignes car la gouache de ce Beugnet lui-même complètement oublié comme artiste a totalement disparu de la circulation aujourd’hui [26].

Elle représentait, semble-t-il,, l’un des très rares témoignages visuels jamais offerts du cabaret du cabaret Delouvain et de l’ambiance qui y régnait alors que Le Tambour royal de Ramponeau, déjà cité ici, voire le Grand Saint-Martin de la famille Dénoyez, sis au 10 de la rue de Belleville, sont iconographiquement mieux lotis.

Aux jours de la visite du peintre, c’est Pierre-Hubert Delouvain qui tenait les rênes de L’Ile d’amour ; il avait succédé à son vieux père, Claude-Hubert. Le Jean-Pierre désigné tout à l’heure, fils de Pierre-Hubert, était ainsi un rejeton de la troisième génération. Deux mots pour présenter un peu cette dynastie. Contrairement aux familles Bordier, Faucheur, Milcent, Bardou, Mallessart, Houdard et autres Damour dont l’enracinement dans le sol de notre colline remonte aux XVe et XVIe siècles, les Delouvain n’y ont de toute probabilité pris souche qu’au XVIIIe : on ne lit jamais leur patronyme auparavant sur les documents locaux. Si récente, relativement, que fût donc leur installation à Belleville, ils ne se mirent pas moins vite en vedette dans l‘animation du village et on voit Pierre-Hubert très actif au sein du comité populaire révolutionnaire du cru entre 1791 et 1794 [27].

Par la suite, il figure dans la plupart des équipes municipales, notamment celles groupées autour du maire et notaire Victor Levert. Après son décès, en 1834, Jean-Pierre prend la suite auprès de Charles Pommier et des deux maires suivants, cela jusqu’en août 1858. Les Delouvain représentèrent donc des notabilités communales et cela explique pourquoi la municipalité du 19e arrondissement, en 1863, décida de baptiser de leur patronyme l’artère reliant les rues Lassus et de la Villette — c’est du reste dans cette dernière voie (n° 3-5) que la famille Delouvain habita et non en son cabaret.



Reprenons le fil chronologique. De tous les témoignages écrits relatifs à L’Ile d’amour, le plus précieux consiste sans aucun doute en l’acte de transmission de propriété entre Pierre-Hubert et Jean-Pierre, passé par-devant le notaire bellevillois François Dupressoir en date du 17 mars 1832 [28].

Le tabellion dresse en effet un inventaire complet et précis des espaces intérieurs et extérieurs du cabaret, du moins tels qu’ils se présentaient alors : le bien transmis est composé premièrement d’« une maison située à Belleville, rue de Paris, n° 100, ayant pour enseigne L’Ile d’amour et servant de restaurant. Cette maison est composée au rez-de-chaussée d’une grande cuisine, de deux grandes salles, d’une chambre à coucher et de quatre cabinets. A l’entresol, de dix cabinets dont sept éclairés sur le jardin et trois sur la cour, parmi ces cabinets trois sont à cheminée. Au premier étage, grand salon éclairé sur la cour et le jardin et ayant deux cheminées. Grand grenier au-dessus (mots illisibles sur le manuscrit), deux chambres mansardées à côté.

« Cour devant la maison (pattes de mouche impénétrables) sur la rue par une grille en fer, cave sur cette cour dont l’entrée est devant la cuisine, dont l’escalier conduisant au salon. A gauche en entrant dans la cour sont deux appentis couverts en ardoise, servant l’un de remise, l’autre de cuisine. A droite au bout de la maison et derrière le café ci-après désigné est une basse-cour, petit bâtiment dans cette basse- cour servant d’écurie, de poulailler et de lieux d’aisance, deux chambres au premier au-dessus de l’écurie et deux chambres au second, grenier (indéchiffrable) couvert en tuiles. Les chambres sont desservies par un escalier […] dans le café. « Grand jardin derrière la maison, dont partie en potager et plantée en arbres fruitiers et partie en jardin d’agrément et terrasse plantée d’arbres et arbustes, kiosque dans ce jardin. A droite en entrant dans le jardin est un petit bâtiment couvert en tuiles tenant à la maison et servant de magasin et de lieux de plaisance (suite indéchiffrable). Dans le jardin est une île à laquelle on arrive par un pont de bois ; kiosque dans cette île. »

À côté de ce qu’on peut appeler la partie restaurant de l’établissement, maître Dupressoir fait en second lieu état d’ ’« une autre maison connue sous le nom de Café de L’Île d’amour, sis à Belleville, grand-rue, n° 98. Cette maison consiste au rez-de-chaussée en une grande salle servant de café et ayant son entrée sur la rue de Paris et sur la cour de L’Ile d’amour [pattes de mouches], grande salle de billard au premier, grenier au-dessus couvert en tuiles, petite chambre de domestique à côté ».

L’acte notarié précise que monsieur et madame Delouvain acquirent cette propriété bien après l’autre, en 1816. Tout donne à penser que le café fut autrefois, sous l’Ancien Régime, le presbytère et le siège de la « fabrique » [29] de l’église paroissiale Saint-Jean-Baptiste. Le tabellion note enfin que Jean-Pierre Delouvain louait « verbalement » le local au sieur Félix L’Enfant.

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Une fine compagnie prenant son repas à "L’Ile d’amour" au début des années 1840. Dessin de Jules David pour le livre de Lurine et Nodier "Les Environs de Paris". Crédit : Gallica


La possibilité de l’île

Au total, L’Ile d’amour était un domaine d’une ampleur très intéressante. En même temps, la description du notaire met le doigt sur un point allant au-devant d’une interrogation que, sûrement, le lecteur de l’article se sera faite depuis longtemps en toute légitimité : pourquoi l’ « île » et où ça ? Réponse simple de Dupressoir, parce qu’il y avait une île dans le jardin, tellement île, d’ailleurs, qu’on y accédait par un pont, spécifie-t-il. Elle était sans doute dédiée à la promenade romantique – l’ornement du kiosque y fait penser – mais avant tout à la romance des amoureux : combien d’îles, sur la Marne, sur l’Allier, l’Isère, etc., aux châteaux de Chantilly, de Maintenon… ont-elles été dédiées à Cupidon dans cette intention ! C’est en tout cas à ce qui ne formait en vérité qu’un motif paysager au sein du parc-jardin de l’établissement haut-bellevillois : l’isolement artificiel, en somme, d’un carré de terre par des douves inondables, que Paul de Kock faisait presque à coup sûr allusion en parlant, on l’a lu il y a peu, de « tertre ».

Détail d'un plan parcellaire de 1787 relatif à la censive bellevilloise du Grand-Prieuré de France. Colorisation par l'auteur de l'article : en rouge, les bâtiments du cabaret ; en noir en bordure de la rue des Rigoles (Constant-Berthaut), la résidence seigneuriale de Saint-Victor. Entre les deux au bord de la rue de Belleville, la « fabrique » de Saint-Jean-Baptiste.

Détail d’un plan parcellaire de 1787 relatif à la censive bellevilloise du Grand-Prieuré de France. Colorisation par l’auteur de l’article : en rouge, les bâtiments du cabaret ; en noir en bordure de la rue des Rigoles (Constant-Berthaut), la résidence seigneuriale de Saint-Victor. Entre les deux au bord de la rue de Belleville, la « fabrique » de Saint-Jean-Baptiste.


Cette île-tertre est clairement dessinée et, plus que cela, nommée sur des plans parcellaires dressés en 1787 pour le Grand-Prieuré de France [30].

L’observation de ces documents inspire la réflexion que, si le cartographe a respecté les proportions réelles, la surface de l’île en question n’avait rien de riquiqui car elle égalait en vérité celle du rez-de-chaussée des bâtiments du cabaret. Il reste que les Delouvain ne l’ont pas créée puisque, longtemps avant qu’ils ne prennent pied à Belleville, le capitaine et ingénieur cartographe ordinaire du roi Roussel en a marqué le contour sur son fameux plan de 1730. La présence de l’île est ensuite mentionnée sur divers descriptifs de vente des années 1750-1752 comme parcellisation — c’est à noter avec scrupule — ou démembrement du domaine d’un autre cabaret, L’Epée royale, ouvrant quant à lui ses portes à la hauteur des 140-142 actuels de la rue de Belleville. Le nom d’enseigne Ile d’amour apparaît pour la première fois le 16 juillet 1762 lorsque le propriétaire des lieux à cette date, le sieur Nicolas Chédeville [31], les céda à Claude-Hubert, le fondateur de la dynastie cabaretière, par-devant le notaire parisien Charles-Louis Quentin [32].

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Détail très grossi du plan de Roussel (1730). Légèrement colorisé en vert par l’auteur de l’article, le dessin de l’ « île ».


Dans l’acte (dont extrait incrusté ci-dessus), l’objet de la vente est ainsi désigné : « Deux maisons sises au village de Belleville grand-rue du lieu vis-à-vis l’église se joignant l’une à l’autre. L’une grande, l’autre petite. La première appelée L’Isle d’amour et cy-devant L’Epée royale […]. » Me Quentin note par ailleurs l’état professionnel de Claude-Hubert : boucher, et, au sein de l’inventaire des biens, spécifie la présence d’un échaudoir — attribut caractéristique du métier — et d’un étal. Le descriptif du jardin mentionne enfin l’île mais sans la présence du kiosque signalé en revanche dans l’acte de 1832. Si l’entrée en scène des Delouvain est ainsi établie, sans conteste, en 1762, des documents antérieurs, bien que moins précis, font néanmoins savoir que le propriétaire Chédeville avait mis ces maisons en location dès 1752 et donneraient de plus à penser à penser que le grand-père Delouvain fut le locataire de la place à partir de 1756. Parler au conditionnel s’impose car, en remontant loin dans le temps, le renseignement, quand il se peut réunir, prête de plus en plus aux interprétations [33] ; mais, en l’occurrence, l’hypothèse est tout à fait tenable de présenter Claude-Hubert comme l’inventeur de L’Ile d’amour, tant de l’enseigne que du type commercial. Très vite, peut-on imaginer, le boucher aurait compris l’intérêt de convertir une partie de son activité [34] en animation de cabaret en tirant profit de la largeur des espaces et des constructions disponibles ainsi que de l’agrément du cadre bucolique du jardin. De toute probabilité, c’est lui qui a bonifié la plastique de l’île et a gratifié le décor de celle-ci d’un kiosque.

On invoquera également la force de l’exemple car deux autres maisons de boisson, au moins, fonctionnaient avec succès au bord de la grand-chaussée de Belleville, au cœur du bourg éponyme : tout d’abord cette Epée royale, à l’instant évoquée, grand domaine commerçant dont la propriété Delouvain constituerait une parcellisation — sans doute due à l’œuvre de lotissement de Chédeville — et qui avait son centre à la hauteur de l’actuel 140 de la rue de Belleville ; ensuite le cabaret À l’image de Saint-Pierre qui, pour sa part, se tenait au niveau de notre numéro 118 (au coin de la rue Jean-Baptiste – Dumay, ex-de la Mare). Ces maisons et boutiques, chose fort probable, représentaient les descendants des commerces qui s’ouvrirent aussitôt que le hameau tout paysan jailli au cours du XIIIe siècle devint un véritable village, soit au début du XVe. Dans Belleville (page 112), Jacomin parle ainsi d’un tavernier du nom de Charles Mandole dont l’établissement, sous le règne de Charles VI, attirait une clientèle assez fournie pour l’époque.

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Détail d’un autre plan de 1787 de la censive du Grand-Prieuré : on y relève l’inscription du nom d’un sieur Louvain (sic) à l’emplacement de L’Ile d’amour.


Au profond du trou et remontée

Parvenus à ce stade de la reconstitution du passé lointain, risquons une conjecture beaucoup moins farfelue qu’il y semblerait, peut-être, pour le lecteur en premier examen. La fameuse île, à l’origine des origines, aurait été banalement une réserve d’eau — alimentée par les ruissellements naturels si nombreux sur notre colline et souvent « domestiqués » par des aqueducs d’humaine construction — qui servait aussi d’abreuvoir au bétail ovin sinon bovin [35].

L’hypothèse nous renvoie tout simplement au fait que le site du « 136 » fut pendant des siècles très largement agricole. Son espace, au Moyen Age, faisait partie du domaine de cultures céréalières et viticoles qu’exploitaient à Belleville les religieux du Grand-Prieuré de France, successeurs en partie des infortunés Templiers au XIVe. Il était, ce domaine, grosso modo enserré entre les terres des gens du chapitre de la primitive église parisienne Saint-Eloi (sur l’île de la Cité), vers l’est et le sud [36], et celles des moines du prieuré Saint-Victor (siégeant centralement, quant à lui, sur la rive gauche de la Seine, près du Jardin des Plantes), en aval.

Le village de Belleville s’élargit au prix de la cession de lopins naguère labourés aux boutiquiers et teneurs de tavernes bordant la grand-chaussée mais les moines continuèrent de percevoir sur ces parcelles le droit féodal appelé cens. Les commerçants du cabaret de L’Epée royale et ceux qui devancèrent les Delouvain puis cette famille elle-même jusqu’à 1789 payèrent ainsi ladite redevance au Grand-Prieuré : ils relevaient de cette censive, comme on disait. Les jardins des cabarets se taillèrent une place dans les parcs entourant ce que les Bellevillois continuèrent longtemps d’appeler « hôtels » : à l’origine, cela avait été les maisons maîtresses de l’exploitation agricole puis était progressivement devenu des résidences de campagne propices à la méditation et à la retraite des religieux.

Ces constructions, couvent et autres villégiatures, ont disparu avec la Révolution. A l’exception, peut-être, de l’ancienne maison seigneuriale Saint-Victor qui, curieusement, se trouva en quelque sorte enchâssée dans le carré des dépendances de L’Ile d’amour (voir les plans implantés précédemment). L’élévation de l’immeuble en forme de triangle et aujourd’hui numéroté au 134 de la rue de Belleville ne se serait-elle pas effectuée sur la démolition des vestiges de l’ « hôtel » Saint-Victor ? Cela reste à vérifier mais le remplacement aurait eu lieu à l’époque de l’installation du terminal du funiculaire de Belleville. Vers 1890, donc, et nous voilà ainsi, presque subrepticement, revenus au point de départ de l’article.


Maxime Braquet



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