La ville des gens : 11/novembre
Personnalités glorieuses de notre "montagne"

MELINGUE, héros du théâtre romantique et bon père de famille rue Levert


Au début des années 1850, à l’heure de la sortie des spectacles, on voyait souvent un homme prendre à la station de la place qui s’appelait encore du Château-d’Eau – de la République aujourd’hui – la diligence de la ligne n° 24 de la compagnie des voitures de place Citadines, conduisant à la barrière d’octroi de Belleville.


Devant le Bal des Folies Belleville, de Jean-Gilles Dénoyez, un attelage léger assurait le relais pour escalader le plus raide de la côte bellevilloise jusqu’à la vieille église Saint-Jean-Baptiste qu’on démolirait bientôt. Là, au centre du village, quelqu’un attendait, Frédéric Febvre, un jeune confrère débutant [1] que notre homme parrainait. ll habitait également à Belleville. Aussi, l’homme l’invitait fréquemment à venir souper chez lui.

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La demeure de Mélingue (24, rue Levert, Paris 20e) au XIXe siècle - Dessin d’époque anonyme - © : Photo Maxime Braquet.

En contournant le bâtiment de la mairie [2] – l’ex-guinguette de L’Ile d’Amour – et en longeant ses jardins aux boqueteaux de tilleuls par la rue des Rigoles [3], les deux camarades dévalèrent ensemble la côte herbeuse vers le sud. Au bas, ils tournèrent vite à gauche pour remonter la rue Levert. L’endroit, avec ses clôtures enguirlandées de chèvrefeuille et de lilas, respirait encore un petit air champêtre en ce temps-là. Au bout d’une trentaine de pas, ils poussèrent à droite une grille et traversèrent un jardin de pelouses ombragé d’arbres vénérables au fond duquel s’élevait un pavillon d’un étage. Une bâtisse sans grâce architecturale particulière mais avenante [4]. L’entrée était précédée d’un perron de pierre à quelques marches.

De l’autre côté de la porte, un beau salon orné de pastels représentant les résidents en costumes professionnels. Par un escalier de bois décoré dans le goût hollandais, notre homme et son hôte accédèrent à l’étage et à la chambre de la maîtresse de maison, où celle-ci, sur une petite table, avait servi la collation. Elle ne s’endormait jamais avant que son mari ne fût rentré et lui ait conté par le menu les moments de sa soirée. Après le repas, laissant s’assoupir l’hôtesse, les deux hommes allèrent s’entretenir un instant des choses de leur commun métier dans une grande pièce sur le même palier, très lumineuse pendant la journée, appelée studio.

Le cadre en était invraisemblable.

Les murs disparaissaient sous les tapisseries, les tableaux et les panoplies. Des costumes de style, des bottes, des poulaines et des souliers de différentes époques historiques y pendaient aussi. Dans un coin, la maquette d’une voiture de la Restauration ; dans un autre, un modèle de frégate ainsi que la réduction d’un vaisseau royal de haut bord du XVIIe siècle. Des armes jonchaient le sol. Un peu partout sur les bahuts, les coffres et autres tables basses des tambours anciens, des instruments de musique en cuivre, des chapeaux, des perruques… Sur des étagères, une profusion de bibelots et d’objets rares. Au milieu de la pièce, sur des chevalets, des toiles ébauchées par le maître de céans et, dans des cartons, ses dessins, ses lithographies ainsi qu’un choix d’estampes du Louvre.

Frédéric Febvre ayant pris congé, notre homme, qui ne trouvait pas facilement le sommeil après sa soirée très active, descendit dans le jardin pour se rendre à l’un des ateliers qu’il avait aménagés là où se tenaient les écuries du propriétaire précédent des lieux. Il y resta à pétrir de la glaise jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Quel était donc ce personnage si manifestement populaire ?

Quel était donc cet homme qui étalait une personnalité riche et originale presque à l’excès ? D’autres fois, par les beaux jours, il cheminait à pied sur les pentes de Belleville. Un chroniqueur mondain de l’époque, Ernest d’Hervilly, raconte : « Alors qu’il montait ou descendait le faubourg du Temple, vous auriez dit une émeute de curiosité et de sympathie. Les boutiquiers, sur le seuil de leur porte, ôtaient leur casquette avec une respectueuse sympathie déférente. Les petites ouvrières rougissaient de plaisir à son aspect, se poussaient du coude et lui lançaient des œillades amoureuses et les gavroches de la Courtille criaient : Ohé ! le mousquetaire de Belleville ! »

Oui, quel était donc ce personnage si manifestement populaire ? Sa grande silhouette athlétique, sa démarche et ses manières avaient tout pour plaire aux femmes, mais c’était un mari et un père de famille sans histoire.

Il s’appelait Mélingue et fut l’un des plus fameux acteurs de théâtre du XIXe siècle.

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Portrait du comédien à la ville - Dessin d’époque anonyme - © : Photo Maxime Braquet.

Sa renommée, à l’âge romantique, c’est-à-dire les années 1820-1850, égala presque celle de demi-dieux de la scène tels Frédérick Lemaître et Bocage. Il a rencontré la plupart des grands noms contemporains dans les domaines des arts et des lettres : Alexandre Dumas, Pierre Jean de Béranger, Ary Scheffer, Paul Gavarni, Victor Hugo, Gérard de Nerval [5], George Sand, Eugène Delacroix, Henri Murger, Ernest Meissonier… Sans oublier ses meilleurs confrères. Il fit de beaucoup d’entre eux ses intimes.

Ceux-ci accomplissaient le voyage de Belleville pour le visiter en sa maison campagnarde. On y mangeait fin car la cuisinière, secondée par madame Théodorine Mélingue (bonne actrice elle-même et parfois partenaire de son mari), était un authentique cordon-bleu de l’avis d’un gourmet aussi connaisseur que Dumas. Ses amis découvraient souvent Gustave en vareuse d’artiste rouge maculée de plâtre, de terre et de tâches de couleur. C’est le théâtre qui le consacra mais il aurait aussi bien pu réussir dans la peinture et la sculpture car il possédait des dons affirmés pour ces modes d’expression [6].

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Mélingue par Gavarni.

Il naît en 1807 avec le prénom d’Etienne et le nom familial de Marin, fils d’un ancien soldat de la Ire République reclassé douanier et établi à Caen. Alors qu’il se disposait à embrasser la carrière de peintre et de sculpteur (en 1824, il travaille aux chapiteaux des colonnes de l’église de la Madeleine, à Paris, en pleine construction), une expérience fortuite pousse Etienne Marin sur une autre voie artistique, le théâtre.

Sous le simple prénom de Gustave, il y fait ses classes au travers d’une suite de tribulations pittoresques qui l’emportent aux Antilles, lui donnent pour partenaire de scène un éléphant et le plient aux cadences quasi industrielles de prestation qu’imposent aux comédiens de leur troupe les frères Edmond et Jules Seveste, directeurs du Théâtre de Belleville [7].

En 1832, à Rouen, il a la chance de se voir engager comme second rôle dans « Antony » (de Dumas) pour donner la réplique à Frédérick Lemaître ainsi qu’à cet autre monstre sacré des planches qu’est Marie Dorval, en tournée normande. C’est « la » Dorval qui présente le jeune acteur au grand Alexandre. Le romancier-dramaturge, en 1834, le recommande à Harel, fameux directeur du non moins prestigieux Théâtre de la Porte-Saint-Martin. Celui-là, très regardant au chapitre de ses collaborateurs, ne reçoit pas le poulain de Dumas à bras ouverts.

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Le Théâtre de la Porte Saint-Martin vers 1850.


Ici se place un épisode à moitié vrai, à moitié fabriqué, comme il en existe toujours dans la légende des grandes stars. Pour forcer les portes du sévère imprésario, Mlle Georges, fabuleuse tragédienne de la troupe et qui est du dernier bien avec Dumas, imagine le stratagème suivant : elle commande à Mélingue son portrait pour orner l’édition imprimée de la pièce en cours de représentation à la Porte-Saint-Martin. La lithographie a l’heur de ne point déplaire à Harel et voilà le Normand dans la place comme dessinateur de costumes.

A peu de temps de là, en juin 1834, alors qu’on donnait « La Tour de Nesle » (de Dumas, bien sûr), l’acteur Delaître qui jouait le rôle vedette de Buridan tombe malade et l’ambitieux jeune homme, qui entend désormais se faire appeler Mélingue tout court sur les programmes, ne ratant pas l’opportunité, propose de le remplacer au pied levé. Il manifeste immédiatement une telle maîtrise dans l’interprétation du personnage que la pièce, qui jouissait déjà d’un franc succès, remporte désormais un triomphe.

Quoi qu’il en soit de cette presque trop belle histoire, le rôle de Buridan lance véritablement la carrière théâtrale de Mélingue. De 1834 à 1842, il fait accourir le Tout-Paris à la salle de la porte Saint-Martin, où on l’applaudit dans plusieurs créations.

Les sommets de la gloire.

En litige avec Harel sur le montant des cachets, l’excellent Gustave passe ensuite à l’Ambigu-Comique (sur le même boulevard Saint-Martin, à la hauteur de notre rue de Lancry), où il connaît, en 1845, un succès retentissant dans « Les Etudiants », drame de l’un des plus grands auteurs de théâtre de l’époque, Frédéric Soulié.

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Mélingue costumé en d’Artagnan - Dessin d’époque anonyme - © : Photo Maxime Braquet.

Mais c’est au Théâtre Historique [8] que, de 1847 à 1852, il atteint les sommets de la gloire. Dans ces six années, il joue ses meilleurs rôles, presque tous dus à la plume de son excellent ami Alexandre Dumas, dans « La Reine Margot », « Le Chevalier de Maison-Rouge », « La Jeunesse des mousquetaires », « La Dame de Monsoreau », « Monte Cristo », etc.

En 1852, « Fanfan la tulipe » (de Paul Meurice) dépasse 100 représentations, performance exceptionnelle dans les conditions du temps. Cette même année, deuxième morceau de légende, le Normand, plutôt connu avec des convictions républicaines, est distingué par l’empereur Napoléon III qui lui commande une réplique de la statuette qu’il façonne sur scène dans le rôle-titre de « Benvenuto Cellini », encore une pièce de Meurice.

Retrouvant en 1857 le Théâtre de la Porte-Saint-Martin, où Harel n’est plus, il y fait de nouveau salle comble plusieurs mois durant avec « Le Bossu » (de Paul Féval). Réclamé partout, Mélingue effectue de fréquentes tournées en province (il passe au grand théâtre de Bordeaux quand un incendie ravage l’édifice).

Sevré de gloire, désireux de se consacrer davantage à ses autres passions artistiques, il espace ses prestations scéniques dans les années 1860. Son dernier passage sur les planches fut pour jouer, en 1871, le rôle-titre de « Don Cesar de Bazan » (de Dumanoir et Dennery). A cette date, les forces physiques de Mélingue, atteint d’artériosclérose, sont déjà déclinantes. Quatre ans plus tard, victime d’un refroidissement, il s’éteint en quelques jours dans sa demeure bellevilloise.

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Don César de Bazan, drame de Dumanoir et Dennery, acte V, scène IV.


Selon les critiques dramatiques de l’époque, l’art de comédien de Mélingue n’avait ni le fond technique ni les nuances subtiles de celui d’un Bocage. « Il jouait large de geste, rapporte Jules Truffier [9], mais faible d’expression, sans style. Il faisait du théâtre à la détrempe . Il fourbissait invariablement la première partie de ses rôles dans le comique afin de pouvoir, en toute confiance sympathique, entrer dans la partie dramatique vers le troisième ou quatrième tableau. »

Il excellait dans les rôles héroïques, si caractéristiques du théâtre romantique. Le jeu du comédien ressemblait somme toute à l’homme, il débordait de santé physique, il pétait d’enthousiasme, irradiait une philosophie tranquille. Mélingue, très exigeant sur son métier, était un acteur tout de présence et d’allure qui communiquait sans artifice avec le public. Celui-ci aimait par-dessus tout la faculté qu’il avait de se livrer entièrement à lui. Ses partenaires vénéraient son inépuisable sens de la camaraderie au travail.

Une générosité qui ne s’affichait pas seulement à la scène…

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Façade de la Fondation Mélingue aujourd’hui, rue Levert - © : Photo Maxime Braquet.

Une générosité qui ne s’affichait pas seulement à la scène car le citoyen Mélingue démontrait partout une bonté proverbiale. On l’a déjà vu, c’était un amphitryon. Dans son village résidentiel de Belleville, il fonda par ailleurs, avec un autre familier, le romancier et vaudevilliste Paul de Kock, un foyer pour vieux artistes de théâtre rue de la Villette, qui fonctionnera jusqu’en 1889. Sentant la mort venir, le Normand recommanda à son fils aîné, Gaston, de léguer par testament la maison de la rue Levert à la Ville de Paris afin qu’elle en fît un foyer pour les enfants des familles déshéritées de l’arrondissement. Gaston s’exécuta et, après son propre décès, en 1914, fut ainsi ouverte, 24, rue Levert, la Fondation Mélingue, encore active de nos jours [10].

Que la municipalité du 19e arrondissement ait donné le nom de Mélingue à une rue de Belleville n’est donc que justice. Les autochtones du milieu du XIXe siècle ont adulé cet homme auquel la gloire n’avait pas fait abandonner un comportement des plus modestes à la ville, d’un abord facile lorsque, bonhomme, père de famille attentionné, il promenait ses trois enfants [11] sur les hauteurs de la Courtille.

Aux heures de la Commune, marque suprême d’hommage, les bataillons locaux de la garde nationale lui proposèrent de revêtir l’uniforme de général qu’il avait porté dans l’un de ses rôles au théâtre et de les accompagner dans cet appareil sur le front de Neuilly. L’acteur, déjà vieil homme et fort malade, dut bien sûr décliner cette offre qui, certainement, alla droit à son cœur.


Maxime Braquet


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