La ville des gens : 24/décembre
Patrice Deslettres

Rencontre avec un kiosquier


Mettez un nom sur votre marchand de journaux. Celui que nous avons rencontré se nomme Patrice Deslettres. Il a pris le temps de recevoir Quartiers Libres pour parler de son métier. Depuis près de 26 ans, il fait la traversée de Paris à bord d’un kiosque, du quartier de l’Olympia à la rue de Flandre en passant par Les Halles, Les deux Magots, la rue de Mouzaïa … Depuis janvier 1996, il a jeté l’’’encre’’ à proximité du canal de l’Ourcq, au 4 de l’avenue Jean-Jaurès.

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Un métier en relation avec le quartier et les gens

Installé depuis peu, Patrice n’a pas eu le temps de faire vraiment connaissance avec sa clientèle. Voici ses premières impressions du coin : "Ici, c’est un mélange d’habitués et de gens de passage. Le seul inconvénient : les gens sont pressés, on est proche d’une sortie de métro, ils sont pressés quand ils vont au boulot et ils sont pressés quand ils rentrent chez eux". Certains viennent juste demander leur chemin. Un kiosquier est censé connaître son quartier. Les vols, il y en a aussi. Patrice reste très philosophe et considère que ça fait partie des risques du métier. En ce qui concerne la chaude réputation de la place Stalingrad, il est arrivé après la bataille. Il n’a pas vraiment de problèmes. "De toute façon, ils ont juste déplacé le problème vers La Chapelle. T’as beau être cool, quand à 5h 30, il Y a cinquante gusses qui attendent l’ouverture du café devant le kiosque pour boire quelque chose de sucré après avoir passé la nuit à fumer ; avec le crack, on ne sait jamais ce qui peut se passer, mais bon, j’ai jamais eu de problèmes"

Avis à la population et aux amateurs de presse. Le kiosque de Patrice est ouvert 6 jours sur 7, de 5h 30 à 20h30. Ni pause syndicale, ni cantine, ni congés payés. Les kiosquiers sont des travailleurs indépendants avec tous les avantages et les inconvénients que cela implique. La crise n’a pas épargné cette profession. Il est bien loin le temps où Patrice remontait à Paris faire des remplacements de kiosques, tout en passant près de six mois par an en Ardèche à retaper sa maison et en se permettant le luxe de garder un pied à terre dans la capitale pour la modique somme de 320 F par mois.

Chevelu et barbu, la pipe au bec, tout droit issu de la mouvance soixante-huitarde. Comme beaucoup de ses congénères, Patrice a fait la route. Il est arrivé au métier de kiosquier un peu par hasard. Ce n’est pas son premier job. Sa carrière professionnelle a démarré après les événements de 68 à la Société Générale où il a installé le service informatique. Il prend vite conscience de l’incompatibilité d’humeur entre lui et le milieu bancaire et décide alors de reprendre ses études de Sociologie, l’Université de Vincennes vient de se créer. « J’ai pas quitté la Générale du jour au lendemain, j’avais pas de ressources, mais j’ai fait divers services qui étaient plus compatibles avec mes études. Au bout de deux ou trois services, je mettais une telle panique que l’on m’a incité à démissionner… ».

Patrice en rigole encore en rallumant sa pipe pour la énième fois . « Et puis comme ils ne savaient plus où me mettre pour terminer mon préavis, j’ai été muté dans le bureau d’un directeur parti en congé maladie. J’ai donc fait mon mois dans ce bureau vers l’Olympia » . Et c’est là que Patrice s’est lié d’amitié avec Michel, titulaire d’un Kiosque proche de l’Olympia. Michel cherche un remplaçant, Patrice arrive à la fin de son préavis, c’est donc tout naturellement qu’ils font affaire. Et entre deux remplacements, il reprend la route. « Et puis un jour, quand je suis rentré à Paris, Michel en avait eu marre et avait posé sa démission… ». Cela n’empêchera pas Patrice de poursuivre ses remplacements mais dans d’autres coins de Paris.

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De 1970 à 1983, pendant les vacances, il tient les kiosques des Halles, de l’église Saint-Eustache, du Café de Flore .. . Puis décide de rentrer dans le rang et d’embrasser solennellement la profession. C’est l’heure de la titularisation. " « Grâce à mes treize ans d’expérience, j’ai réussi à être titularisé au 101, rue de Flandre où je suis resté jusqu’à la fin de l’année 1995 » ". Patrice parle de Jean Rouaud, son coéquipier de kiosque pendant 7 ans. Il a quitté le métier quand il a obtenu le Goncourt pour « les Champs d’Honneur ». "Il disait que tenir un kiosque lui avait apporté beaucoup de rigueur par rapport à l’écriture".

Il garde un bon souvenir de cette époque où l’on travaillait différemment et moins. « J’avais deux salariés à mi-temps qui ne travaillaient que 15 jours par mois ». Puis ses deux salariés l’ont quitté. Succès oblige, Jean Rouaud est parti se consacrer à l’écriture et Michel (ce même Michel qui avait fait démarrer Patrice 25 ans plus tôt à l’Olympia et qu’il a à son tour embauché) a pris sa retraite. Il se retrouve seul dans son kiosque. Des conditions de travail difficiles dues à l’aménagement de la Rue de Flandre, conjuguées à la concurrence d’un nouveau kiosque implanté en face du BHV de cette même rue, l’ont conduit à postuler pour l’avenue Jean-Jaurès.


Devenir kiosquier : comment ça marche ?

D’abord, il faut s’inscrire auprès des services de la Ville de Paris, propriétaire des kiosques. Les listes sont longues et l’attente atteint parfois 1 an et demi. De plus en plus, la Ville de Paris exige une formation ou de l’expérience dans la vente de journaux "mais je ne sais pas si cela facilite le travail". Lorsque la Ville de Paris retient votre candidature, il est alors nécessaire de faire deux gérances avant d’être titularisé sur un petit kiosque, c’est-à-dire peu fréquenté. C’est l’emplacement du kiosque qui fait la recette. "Nous avons calculé avec les syndicats que le vendeur intervient au maximum pour 15 % des ventes". Ce sont les NMPP (Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne) et maintenant les MLP (Messageries Lyonnaises de Presse) qui distribuent les journaux. "Les MLP concurrencent les N.M.P.P. sur plus de 700 titres, nous n’étions pas obligés de travailler avec les MLP, nous avons donc pu négocier avec eux la gratuité de la livraison".

Les kiosquiers ne peuvent pas refuser de titres. Patrice est contre la censure "Bien évidemment tu les (les journaux) places comme tu veux, ça dépend de ta clientèle et des quantités que tu reçois". En défenseur de la liberté d’expression, il s’interroge sur les nouvelles pratiques des NMPP qui lui semblent proches d’une certaine forme de censure. Explication : "avant les invendus se faisaient au poids, maintenant ils se font au numéro, alors pour toutes les petites revues militantes, ça va augmenter les coûts de distribution et elles risquent donc de disparaître". Patrice me tend un exemplaire de la revue du Monde Libertaire (revue anarchiste) qui dénonce ces pratiques. "En gros, dans tous les kiosques 20% des titres font environ 70% des ventes, donc si tu laisses le poids de l’argent faire le choix, c’est la pluralité de la presse qui est en danger".

Pour Patrice, bien qu’il les défende âprement, les NMPP ne remplissent plus complètement leur mission : faire en sorte que n’importe où en France, on puisse se procurer n’importe quel journal. "D’ailleurs la concurrence arrive sur le marché avec les MLP ou avec sa propre distribution : le nouveau quotidien de l’Est parisien (aujourd’hui disparu) faisait sa distribution, avec bien sûr, un réseau limité à l’Est de Paris mais je me souviens encore de Gottlieb (Créateur de Fluide Glacial) qui faisait sa tournée en moto. Quand il a voulu élargir sa distribution, ça a été plus difficile".

Le kiosquier est propriétaire des journaux et paye un loyer à la Ville de Paris en fonction de ses recettes. Le règlement des factures s’effectue chaque semaine. Tous les six mois, les kiosquiers reçoivent la liste des emplacements de kiosques vacants et, selon leur ancienneté, peuvent postuler pour tel ou tel kiosque. "Les changements de kiosque sont assez rapides les 5 premières années, puis après on stagne plusieurs années dans le même endroit. Le plus compliqué, c’est d’obtenir un gros poste".

La crise et les difficultés d’emploi sont à l’origine d’un nouveau phénomène : la transmission du kiosque de génération en génération. "Il y a quelque années, dans les syndicats, on a fait passé un petit statut qui disait que lorsqu’un conjoint ou un descendant avait travaillé plus de deux ans, il pouvait prendre la suite. On n’avait jamais vu ça auparavant, les titulaires de kiosques préféraient que leurs enfants fassent des études et un autre métier. Mais maintenant, quand les titulaires ont des gros postes eh bien ! ce sont les enfants qui prennent la succession".

Les kiosques de St-Germain, des Halles et de St-Paul ont ainsi disparu de la circulation pour au moins 20 ans. Ces gros kiosques sont de véritables petites entreprises. Celui des Champs Elysées est ouvert 7 jours sur 7, 24 h sur 24h, avec parfois 7 salariés. « Il faut être un sacré bon gestionnaire, aller chercher les journaux directement à l’aéroport. Les kiosquiers en fin de carrière sont de moins en moins tentés par ce type de kiosque alors qu’ils ont l’ancienneté pour postuler ».


Levé tôt, couché tard, le métier au quotidien
Une présence ininterrompue du matin jusqu’au soir. Dans un espace d’environ 1 mètre sur 50 centimètres, où la chaise devient un luxe. Patrice a quand même le téléphone. On a même vu des kiosques avec télévision !

Pendant la nuit, les N.M.P.P. et les MLP déposent les journaux dans le kiosque et reprennent les invendus. « Certains kiosquiers vont directement chercher le papier, donc dans ce cas, tu ne paies pas le portage qui est de 30% retenus par les NMPP. Mais la majorité se fait livrer ». Les quotidiens arrivent vers 5h30. "Le travail consiste à tout compter, retirer les invendus de la veille et faire la mise en place, c’est le gros du travail. Il faut que tout soit déballé dès que le premier client arrive, on travaille à la vente, donc même si tout n’est pas encore en place, · il faut quand même que tout puisse être vendu".

Une fois tout installé, il faut comptabiliser les invendus de la veille ou du mois précédent, selon la fréquence de parution. Les NMPP et les MLP contrôlent les invendus par la lecture optique du code barre et envoient les résultats aux kiosquiers qui comparent avec leurs propres chiffres. Dans l’ensemble, il y a vraiment beaucoup de travail et ce n’est pas la peine de fantasmer sur toute cette presse à disposition. « Si tu connais bien ton kiosque, si tu fais rapidement tes invendus, tu peux éventuellement lire la presse quotidienne en diagonale mais pas plus ». Pas le temps d’éplucher les magazines.

Quand on demande à Patrice pourquoi il a choisi l’avenue Jean-Jaurès, il répond honnêtement qu’il est farouchement opposé à l’utilisation de la voiture en ville et que cet emplacement lui permet de venir travailler à pied (il est levé avant le premier métro). Ce serait donc mentir que de vous dire que s’il est là, c’est pour le "charme" du coin. Pourtant, si l’on occulte l’axe rouge et ses voitures, le métro aérien et les fast -food… la proximité du Canal, c’est quand même bien sympathique !


Stéphanie Rouget


Article mis en ligne en 2010 par Mr Antoine Seck, collaborateur à La Ville des Gens. Actualisé en décembre 2013.

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