La ville des gens : 27/avril
Sukrü Sensozlü

Quand Belleville vous botte


Sukrü Sensozlü dans son atelier - Sylviane Martin.


À l’heure où notre société de consommation privilégie l’achat du produit coup de tête vite oublié, puis jeté sans plus d’égard qu’un vulgaire détritus, il existe encore la commande d’une création longuement rêvée et attendue jusqu’à l’apparition de l’objet finalisé avec amour par un artisan qui, très souvent, vit en dehors du temps et des contraintes modernes de la production.

Quartiers Libres a rencontré Sukrü Sensozlü, l’un des derniers bottiers de Paris, - il n’en reste guère que six - et de Belleville qui, autrefois, comptait de nombreux ateliers où venaient se chausser les élégantes parisiennes.

Sukrü n’a pas connu cette époque mais par intuition ou hasard, il a choisi de s’installer à Belleville. Comment est-il arrivé chez nous ? Sukrü vient de Konya en Turquie, ville située à la frange du Taurus, la chaîne montagneuse qui domine la mer Méditerranée. Sa famille y réside depuis des générations Sukrü est le quatrième enfant. À la mort de son père, il n’a que six ans, aussi connaît-il une enfance simple mais pleine de solidarité.

À l’aube de l’adolescence, il passe directement à la vie d’adulte par nécessité de gagner sa vie. Selon la tradition, c’est sa mère qui décide de le placer chez un patron bottier. Il n’a que 12 ans mais il n’est pas question de désobéir. Au contraire, il tire une certaine fierté de pouvoir soutenir les siens comme ses grands frères. De plus, le métier de bottier est considéré comme noble en Turquie. L’apprenti Sukrü partira chaque matin avec sa gamelle à travers le dédale des ruelles ensoleillées.

"Petit, tu dois apprendre à taper au bon endroit avec le marteau" lui dit son patron. Sukrü s’intéresse tout de suite à son activité, et des clous frappés au bon endroit, se compteraient aujourd’hui par milliers. Il veut apprendre vite et toujours plus, aussi il profite des absences de son patron pour continuer le travail en cours à sa place. Ensuite, il devient demi-ouvrier chez un autre patron et perçoit un petit salaire hebdomadaire avant d’obtenir le statut d’ouvrier bottier. Il maîtrise enfin toutes les étapes de la fabrication à partir du dessin fait par le modéliste : coupe, couture, montage et finitions. Après son service militaire, il quitte Konya pour travailler à Istanbul chez un bottier haut de gamme pour dames. Retourné à Konya pour se marier, il se met à son compte pour assumer ses nouvelles responsabilités.

Mais, Sukrü rêve de voyage, surtout après avoir revu un vieil ami d’enfance, tailleur chez Hermès. Il décide de prendre, seul, quelques vacances à Paris avec une petite idée derrière la tête. Après trois jours et deux nuits de train, il arrive à la gare de Lyon, un matin de février 1972 et loge dans un petit hôtel de l’avenue Mathurin Moreau. Son ami l’aide à observer les possibilités de travail, évidemment plus faciles qu’aujourd’hui. Un bottier lui propose un contrat d’embauche qui lui permet de régulariser ses papiers. Il ne peut pas refuser. Quelques mois après, il ramène sa femme restée en Turquie.

Il restera trois ans chez son premier patron parisien. Il le quittera afin de revenir vers la chaussure de luxe et entre chez le bottier attitré de Durer, le célèbre couturier des années 70.

Dès 1976, il travaille avec Michel, grand bottier de l’avenue Montaigne, pour les milliardaires et les artistes tels que Franck Sinatra, Kirk Douglas, Serge Gainsbourg, Dalida, mais aussi pour la reine d’Espagne. Sukrü exécute quatre paires par jour, montées et finalisées ; son salaire est satisfaisant.



Sukrü : bottier à Belleville

L’envie d’avoir sa propre affaire commence à envahir ses pensées. Une envie de liberté aussi. Il trouve un atelier place des Fêtes et fournit Berluti, le bottier italien de la rue Marboeuf. Sukrü continue son rêve de créer du fin, du beau pour hommes et femmes. Ce qui change, c’est d’assumer désormais sa gestion et il passe facilement quinze heures par jour dans son atelier.

Pour continuer à évoluer, il achète, en 1983, un atelier plus grand rue Pelleport dans lequel il développe la cordonnerie pour la clientèle de quartier. Pour cela, il se fait seconder par un apprenti et un ouvrier. Plus récemment, il a gagné un autre type de clientèle avec les théâtres. Le premier à lui faire confiance est celui de l’Atelier qui l’encourage à proposer ses services aux concurrents car il y a une demande. En effet, les artisans bottiers commencent à se faire rares devant la fabrication en série.

Le Musée Grévin ne tarde pas à lui passer des commandes en exclusivité. On peut y admirer les sandales égyptiennes aux pieds des deux cariatides qui ornent le grand escalier du rez-de-chaussée. L’époque Empire s’enorgueillit de paires de bottes rouges ou noires et Joséphine arbore de somptueuses chaussures couvertes de perles et de dentelles identiques à celles de sa robe.

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Chaussures de Joséphine - photo © Sylviane Martin.

Par ailleurs, l’Assemblée Nationale a commandé des statues de cire des quatre présidents du Parlement qui sont exposées au château de Versailles. Sukrü a déjà créé des bottes pour Lucien Bonaparte et Jean Sylvain Bailly, les deux suivants seront Edouard Herriot et Léon Gambetta.

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Chaussures du Roi Soleil - Musée Grévin.

Sukrü a reproduit les chaussures des serviteurs de Louis XIV qui portent sur leur tête de grandes corbeilles de fruits et vient de finir les souliers à rubans du Roi Soleil. Rappelons que le Musée Grévin confectionne ou restaure conformément aux techniques, tissus et accessoires des époques.

La Comédie Française est également conquise par la précision de Sukrü. Tout a commencé par un soulier modèle 1900 avec un talon bobine. Se sont enchaînées des créations pour Les fausses confidences de Marivaux : des bottines noires et écrues, pour le rôle d’Araminte interprété par Cécile Brune, puis des bottines pour le rôle de Panope joué par Sylvia Berger dans Phèdre de Racine, lesquelles ont été portées avec des costumes de Christian Lacroix, deux fois Dé d’or en 1987 et 88.

Le public a pu aussi voir des bottes marron clair et des bottines chocolat dans l’Echange de Paul Claudel. Sukrü a aussi réparé des chaussures pour La vie parisienne d’Offenbach qui se joue actuellement.

À 51 ans, Sukrü se passionne plus que jamais pour son métier, son art devrions nous dire. En effet, la frontière entre un artisan et un artiste est si fine, fine comme son travail, fine comme sa personnalité. Il a constitué sa clientèle de quartier avec gentillesse car il faut aimer les gens pour leur faire de belles chaussures. Sans différence, son visage rond et timide affiche toujours le sourire, que ce soit pour le client d’une simple réparation ou pour celui qui s’offre du sur-mesure.

JPEG - 21.3 koDans sa boutique décorée de volumineuses plantes vertes et dans son atelier jonché de formes et de peaux de toutes les couleurs, règne une sérénité particulière. On peut ressentir de la nostalgie devant les beaux outils aux manches de bois patinés et les vieilles machines à coudre puis, en fermant les yeux, se laisser envahir par l’odeur du cuir. Quelques cartes postales de Turquie rappellent que le petit apprenti de 12 ans a parcouru une belle trajectoire. Pour lui, ne devrait -on pas créer le prix du Talon d’or ?

C’est encore et toujours à Belleville que l’on peut rencontrer des figures hors du commun comme Sukrü qui perpétue la création traditionnelle de la chaussure. Et, la relève est assurée car il a transmis son savoir à Altan, l’aîné de ses trois enfants, qui a ouvert un atelier rue Saint-Blaise dans le 20e.


Sylviane Martin


Article mis en ligne en 2010 par Mr Antoine Seck, collaborateur à La Ville des Gens. Actualisé en janvier 2014.

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