La ville des gens : 10/juin
Rue de Flandre

Musons, Musettes



Dans les six ou sept mètres carrés de la petite boutique aux quarante accordéons, on se croirait à "La boule rouge" rue de Lappe, autrefois [1].

"D’ailleurs, j’y ai joué avant la guerre" dit l’un. J’imagine la même ambiance : la même gaieté, la même chaleur, la danse manque mais le plaisir de la musique doit être identique.

Comment s’appellent-ils ? Qu’importe ! C’est en chœur que les cinq se lancent maintenant, parce qu’au hasard de l’inspiration les premières notes ont été jouées, dans le mélo du Dénicheur.

Deux accordéonistes, un chanteur tenant un pseudo-micro, puis nous deux qui sommes arrivées pour interviewer l’hôte, le réparateur et vendeur d’accordéons, pas de présentation, il suffit d’une mesure, c’est parti. Louisette est déjà un peu introduite, moi, toute nouvelle, j’ai accroché tout de suite mon wagon. On croirait entendre cinq vieux complices qui ont bourlingué ensemble dans le musette toute leur vie.

"D’l’aut’ côté d’la rue, y a un’ fille, un’ belle fille".

Les voisins ne se plaignent pas trop, il faut dire qu’une pareille fiesta ne se produit pas tous les jours, l’humeur, des rencontres imprévues font que parfois la mayonnaise monte tout de suite et puis si la femme de Claude est gentille et ne dit rien s’il rentre un peu tard dîner, l’autre sera reçu après vingt heures avec le rouleau à pâtisserie - "enfin, façon de parler"- donc récital de six à huit heures. Par ailleurs, ça se passe dans une cour, rue de Flandre, au 64, et les passants n’ont pas les oreilles titillées et curieuses.

"Tu t’ rappelles le 14 Juillet 1939 ?" et l’on enchaîne aussitôt avec La belle ouvrez-moi donc suivi de Au clair de la lune, c’était en 1934, ça, paraît-il. "Mon frère jouait à l’Intransigeant à Réaumur". "Moi, j’étais dans l’orchestre à Saint-Mandé, en 59-60".

En vingt minutes… dix-huit chansons… À ce moment là, j’avais gardé mon sang-froid pour réaliser plus tard l’interview. Mais d’interview : point. M. Costa, dans son atelier qu’on aperçoit par la porte ouverte, est occupé ; un client sans doute. La conversation dure… dure.

Les parents de M. Costa ont habité la petite Italie et construit des accordéons, c’est tout ce que je sais de lui. Il apparaît seulement de temps en temps et vient suggérer un "pianissimo" sans grand effet, c’est vrai qu’il manque de conviction.

Allez, encore une dernière, tiens : Le tueur affamé.

Je n’aurai pas mon examen de passage, en voilà une que je ne connaissais pas. Il faut dire que lui-même en cherche en vain les auteurs, après quelques consultations ultérieures, je n’ai toujours rien trouvé concernant ce tueur affamé - si quelque amateur peut fournir des renseignements… début de siècle sans doute ?

Par contre, La chanson de mon premier amour était interprétée par Jean Tranchant dans le film Ici l’on pêche… Fiançailles et Amour et printemps : c’est un peu de la même couleur. Rue de Tanger, il y avait Le tourbillon, qui a été démoli. Le petit jardin n’existe plus non plus.

Après une ou deux évocations, on enchaîne avec des succès de Mariano, Tina Rossi, Piaf la bellevilloise. La tête tourne entre Marjolaine, Maître Pierre, La petite diligence.

De la nostalgie, sans doute… : on ne fait que dans l’ancien ! Mais le plaisir de jouer des deux accordéonistes, de chanter des trois autres, c’est de l’énergie née avant guerre.

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Photo J. Herfray.


Pourquoi ai-je demandé imprudemment : "Ça fait trois ans que j’apprends à jouer de l’accordéon, dans combien de temps je vais pouvoir me lancer un peu comme ça, pas aussi bien, évidemment, mais quand même ?…"

"Oh moi, vous savez, ça fait plus de cinquante ans que je joue, alors !…"
"Alors !…". En effet, c’est raté ! J’ai plus de cinquante ans !… Seule "note" triste ! Et si ça conservait… j’aurais peut-être une petite chance de jouer avec presqu’autant d’aisance, à 100 ans !


J.H.


Article mis en ligne en décembre 2013.

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