La ville des gens : 26/mars

D’une plaque de rue…


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Au vu d’une plaque de rue, il est des noms qui vous "disent quelque chose", d’autres parlent d’inconnus ou d’événements oubliés. Le présent propos, entre autres raisons, veut jeter un coup de projecteur sur des noms dont la présence dans votre quartier n’est pas toujours le fait du hasard mais se trouve correspondre, le plus souvent, aux grandes fractures historiques, économiques, politiques et sociales de la "Grande" Histoire.

À collationner les noms des quelques deux cents quatre-vingt cinq voies du 19e arrondissement, se reconstitue, pan par pan, la vie de Belleville, étalée sur plusieurs siècles. S’y traduisent les activités de leurs habitants, la transformation du site, les événements, les modes, sans compter une actualité de plus en plus prégnante.

Les lieux-dits (de loin les plus anciens dans la chronologie) ouvrent la marche, ce qui conduit à donner une idée succincte de la topographie bellevilloise.

À l’origine… Un village "hors les murs"…

À l’origine, le village de Belleville "hors les murs" est campé au sommet d’une colline abrupte que couronnent des moulins à vent, essaimés autour de sa chapelle consacrée en 1552, remplacée par l’église Saint Jean-Baptiste, érigée en 1635, à son tour supplantée par l’actuel sanctuaire édifié au Second Empire qui en a conservé le patronyme.

Les eaux de ruissellement et les nombreuses sources, les "regards" encore existants en témoignent, assurent au terrain une fertilité certaine : vignobles et pâtures, et par voie de conséquence des troupeaux contribuent à la subsistance d’une population rurale… Au Nord-Est, deux buttes, la Butte Chaumont (le mont chauve) et celle des Carrières d’Amérique mobilisent un peuple de plâtriers et de carriers, la pierre extraite ayant contribué à l’édification de maints immeubles new-yorkais, d’où l’appellation de ce quartier.

Au-delà s’étend une plaine, terre à blé, à vignes et à vergers, terre de plaisance aussi, peuplée de résidences seigneuriales et territoire de chasses royales : La Villette.

Si des sentes sillonnent et relient les deux villages, (l’actuelle rue d’Hautpoul correspond à l’une d’elles), si Ménilmontant n’est qu’un hameau sans autonomie municipale, deux routes importantes coupent la plaine de La Villette : l’ex-chemin du Bourget devient la route des Flandres avant d’être la rue de Flandre que nous connaissons - l’ex-chemin de Meaux s’appellera la rue d’Allemagne, débaptisée en 1914 et devenue depuis lors avenue Jean Jaurès.

De cette conformation géographique va dépendre une évolution assez particulière pour ces bourgades "hors barrières", demeurées longtemps agricoles, l’achèvement en 1787 de l’enceinte des Fermiers généraux ayant accusé la césure ville-campagne (la ligne de métro n°2, Nation-Dauphine par Barbès en épouse l’exact tracé jusqu’à l’Étoile).

De part et d’autre de l’octroi (la Rotonde de la Villette construite par Ledoux en est une survivance) : Paris et son faubourg du Temple, Belleville et La Villette. L’annexion en 1860 de Belleville et Ménilmontant à la ville de Paris va modifier du tout au tout la donne, l’urbanisation s’accélérer et le territoire se scinder en deux arrondissements, le 19e et le 20e. La rue de Paris à Belleville devient alors la rue de Belleville à Paris. Le village a vécu.

Le tissu urbain va se densifier par l’effet d’une politique immobilière intensive, entraîner la disparition des terres cultivées où vont pousser comme des champignons les boîtes à loyer.

Survivances

Plusieurs des voies que vous empruntez ont soit conservé leur nom d’origine, soit se sont inscrites sur de très anciens tracés : la plus ancienne recensée est la rue des Annelets (annelet : filet ornemental sur des chapiteaux doriques, mais aussi petits anneaux sur un blason) attestée dès 1598. On trouve en 1663, la sente du bois des Rigonnes (s’écrit aussi Rigaunes et Rigoles, eaux de ruissellement) qui se convertira en rue des Bois. La rue des Solitaires (origine inconnue, liée peut-être au Tiers-Ordre-de-Saint-François de l’Étroite-Observance de la Province de France, détenteur depuis 1673 d’un vaste domaine dans les parages).

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Apparaissent en 1730, en même temps que la rue de Romainville, la rue des Lilas, la rue du Pré Saint Gervais, ex rue des Cerisiers, la rue de la Haie Coq et la rue de La Villette, anciennement rue des Saulneries.

Le chemin du regard de la Talmouse est connu en 1734 (importance des regards sur l’eau des acqueducs qui font de Ménilmontant et de Belleville les véritables châteaux d’eau de l’Est de Paris). Sur le tracé de la rue des Vertus, 1777, s’inscrit l’actuelle rue d’Aubervilliers, le sentier de l’Orme deviendra la rue Janssen et le chemin de Saint-Jacques, la rue de Nantes ; la sente du Moulin Maquereau se transforme en rue des Chaufourniers, la farine cède le pas au plâtre.

En 1812 se signale la rue de l’Encheval (assemblage de madriers et de poutres qui supportent une construction) due vraisemblablement à des ateliers de charpente et de menuiserie dans le voisinage.

1812 voit également naître à revers de la Butte de Beauregard (l’actuelle place des Fêtes ouverte en 1836) la rue de Bellevue qui doit son nom à sa situation en promontoire ouvert sur un vaste panorama : tout au long se dressaient des moulins, le moulin vieux, le moulin neuf, le moulin de la Motte, le moulin Basset et le moulin du Costre. Si la Sente à Bigot n’est plus qu’un nom, le boulevard de la Commanderie a été ouvert sur les terres de la Commanderie de Saint-Jean de Latran.

Si depuis longtemps les terrains de chasse, les vergers comme les vastes domaines religieux ont fait place à la bâtisse, un élément essentiel a joué dans la transformation de l’environnement : l’Eau.



L’eau de La Villette

Au début du dix-neuvième siècle, par la volonté de Napoléon, creusement du bassin de La Villette de 1806 à 1809, celui du canal de l’Ourcq et du canal Saint-Denis, enfin l’ouverture en 1825 du canal Saint-Martin qui assure la jonction du réseau des canaux avec la Seine.

Si cet ensemble fluvial entraîne une modification radicale de la topographie, il a pour conséquence première un essor économique capital. Le considérable trafic de marchandises et de matériaux qui en découle, l’installation du marché aux bestiaux, embryon des Abattoirs de La Villette, celle du dépotoir des vidanges, enfin l’ouverture du réseau ferré de l’Est incitent à l’implantation de magasins généraux, hangars et des premières entreprises industrielles d’envergure génératrices des grands bouleversements sociaux du siècle.

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Si le quai de Loire date du premier Empire, la rue de la Moselle est ouverte en 1844, suivie des quais de la Charente, de l’Aisne, de la Marne et de l’Ourcq en 1868, de la Meurthe en 1869, de la Gironde et de l’Escaut en 1877.

Aux fleuves se joignent les régions arrosées par le réseau fluvial du Nord et de l’Est : rue des Ardennes en 1844, rues de l’Argonne en 1864, de la Lorraine en 1868, de la Brie en 1877, et de l’Alsace en 1924.

Les noms de villes figurent en bonne place sur les plaques indicatrices. La sente du Vivier, mentionnée dès 1707 prend le nom de rue de Cambrai en 1860. Dès 1750 se signale une rue de Rouen à La Villette, et les années 1828-1838 voient s’ouvrir les rues de Colmar, Lunéville, Thionville, Nantes, Verdun, Melun, Aubervilliers. Le désastre de 1870 amène à baptiser une rue du quartier du nom de "Bitche", ville alsacienne annexée. La destruction, au XXème siècle de l’enceinte de Thiers entraîne la création des boulevards des Maréchaux, et, à dater de 1928 d’une ceinture ininterrompue d’immeubles et l’ouverture de voies évoquant villes et régions : Squares du Vermandois, du Laonnais, du Vexin, de l’Aquitaine et la Corrèze, les rues de Toulouse, Cahors et Périgueux entre 1932 et 1934.

Une mutation importante intervient dans le paysage bellevillois lorsqu’Alphand ouvre au public le parc des Buttes-Chaumont agrémenté d’une grotte, d’une cascade, d’un belvédère, d’un lac et d’opulentes frondaisons, en 1867, sur l’emplacement d’anciennes carrières et dont la création provoque la naissance de tout un quartier de caractère bourgeois (rues Manin, Botzaris, Crimée, avenue Simon Bolivar).

Le pittoresque ne perd pas pour autant ses droits, la rue de la Grenade perpétue le souvenir d’une guinguette, la rue de la Clôture rappelle la Clôture du Rouvray, lieu-dit, la rue des Marchais celle d’un regard construit par les moines de Saint-Lazare, la rue du Noyer-Durand un ultime signe d’un Belleville campagnol… Un peu plus tard la rue du Tunnel et la rue de la Station correspondent à la construction du chemin de fer de la Petite Ceinture, de même que la rue du Plateau évoque d’immenses espaces vierges dans le voisinage des toutes récentes Buttes-Chaumont.

Le décor d’un Belleville agricole, puis faubourien, enfin citadin, une fois planté, il convient de s’intéresser aux voies tributaires de l’évolution de la ville, de la société et de tout ce qui a trait de près ou de loin aux événements… Ce sera le prétexte d’autres articles…

La suite au prochain numéro…


Michel Brunet

Dessins Michel Brunet


Article mis en ligne en janvier 2014.

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