La ville des gens : 7/juillet
Récit historique

D’un président à l’autre…

Ou
du « Dindon qui se croit un Aigle » [1]
au « Nabot Léon »

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Paris,
le 12 décembre 1862

Mon bon cousin,

Quel Diable vous a poussé à m’envoyer Léon que j’avais tenu dans l’ignorance de mon adresse ? Vous semblez méconnaître la nature volcanique, proche de la démence, de cet être plein de morgue et de suffisance qui se prend pour un génie de la littérature et de la politique, alors qu’il croit dur comme fer qu’une prosopopée est une demoiselle de petite vertu ! Il n’y avait que cette pauvre Alice qui soit assez naïve pour se laisser éblouir par ce fantoche ignorant et prétentieux, et accepter de l’épouser. Mais trêve de reproches. L’autre matin, dans les environs de huit heures, autant dire dès patron-minet, voici que le timbre de ma sonnette s’agite allègrement, je prends le temps de passer une robe de pilou, un tissu suffisamment chaud pour affronter les froidures de l’hiver. J’entrebâille la porte et qui vois-je ? Léon ! qui se présente tout fringant, camélia à la boutonnière, la moustache frémissante, l’œil déjà allumé par l’abus du chouchen, un alcool fort prisé, dit-on, dans votre province, et après quelques moulinets exécutés d’une canne conquérante, il s’installe chez moi comme en terrain conquis, se carre dans mon meilleur fauteuil, jambes étendues, signifiant qu’il n’est pas prêt de déguerpir.

En prenant son temps et en distillant chacun de ses mots, il me conte l’objet de son séjour dans la capitale. Et c’est là que nous touchons à la démence, à l’obsession maladive du personnage. Pour lui il ne s’agit pas moins que de bouter hors du trône Badinguet, ce proscrit devenu l’Empereur à abattre, dont le crime est d’avoir, par son coup d’état, trahi la république et mystifié le peuple.

Encouragé par ma réserve prudente, il a oublié que j’étais sa seule auditrice et il harangue une foule imaginaire comme s’il répétait une leçon apprise depuis longtemps qu’il voudrait remettre au goût du jour à mon seul profit. Ma parole ! Placé devant son miroir, gageons qu’il se raserait chaque matin sans s’entailler la peau et poursuivrait son monologue pour acquérir la conviction qu’il a rendez-vous avec l’Histoire. Les mots affluent, tel un flot qui s’écoule et ne se tarit pas. Certes l’homme n’est pas un tribun, mais parions qu’il pourrait se trouver des sots assez sots pour se laisser prendre à ses belles paroles.

Il me conte aussi par le menu qu’il est affilié à une société secrète dont il fut en son temps l’un des membres les plus actifs au point que les amis de notre cousin, tous opposés au retour de Bonaparte, et sachant que tous deux sont de petite taille l’avaient surnommé par taquinerie « Nabot Léon ».

En attendant, ce dernier se gargarise de discours emphatiques qui me rappellent justement ceux que l’on entendait après 1848, de la part des politiciens qui tenaient à séduire le suffrage universel tout récemment instauré, et briguaient eux aussi les fonctions présidentielles.

« Citoyens ! Je suis un enfant naturel de la Patrie »
« J’offre mon dévouement à la République, ma nourrice ».

« Ah ! Vraiment, l’agriculture est négligée. N’est-il pas honteux qu’il existe en France un département des Landes lorsqu’on peut le transformer en département des Prairies ? »

« La Nature m’a donné des sentiments généreux, un patriotisme élevé et un cœur grand mais une petite taille. Mais je crois qu’on mesure les hommes à leur valeur personnelle, et non pas au plus ou moins de centimètres de leur stature… » [2]

Et dans le même temps, les agents électoraux du Prince Président se répandaient dans les campagnes contre son grand rival Lamartine par eux rebaptisé « La Martine » en omettant de préciser qu’il s’agissait d’un homme auprès des paysans qui, entendant ce nom pour la première fois, croyaient qu’il s’agissait d’une femme et s’emportaient contre cette péronnelle qui prétendait prendre le pouvoir, lequel de tous temps a été affaire d’hommes !

Ses amis que je ne crains pas de nommer ses acolytes préparent un nouvel attentat contre Napoléon III

Brisée de fatigue par les exploits de ce cousin Léon qui se prend pour un nouveau Brutus, (ai fini par m’endormir dans le Voltaire face à lui. S’est-il aperçu de mon assoupissement ? Sans doute, mais me croiriez-vous si je vous conte, et ceci à ma grande confusion, que soudain (ai senti dans mon cou un chatouillis de moustache au parfum de jasmin et telles deux limaces, ses lèvres goulues se poser sur ma peau… Devant mon indignation et sous mon œil vengeur, il choisit de se retirer non sans s’être excusé de me quitter si vite. Ses amis que je ne crains pas de nommer ses acolytes préparent un nouvel attentat contre Napoléon III et il m’a fait jurer de n’en parler à personne.

Mon bon cousin, je vous confie la santé mentale de Léon. Cet homme est fou et devrait être enfermé à l’Asile. Alice est bien coupable d’avoir épousé un conspirateur qui se moque de faire courir un danger à toute la famille. Quant à moi, je ne veux plus le recevoir ni en entendre parler, il a la bouche humide et les mains moites, c’est mauvais signe. Croyez à toute la tendresse de votre cousine encore sous le coup du baiser de Léon.


Denise FRANÇOIS


Le Château du Taureau
Janvier 1863

Ma chère cousine

Je ne sais si cette lettre vous parviendra, elle est pour moi comme une bouteille à la mer livrée au gré des courants marins. Ne vous méprenez pas sur notre bon Léon, c’est grâce à lui que nous pouvons continuer à correspondre, il m’a fait parvenir votre missive… sans heureusement en savoir le contenu… et c’est par le truchement d’un pauvre pêcheur lié à sa famille que ma réponse vous atteindra peut-être.

Car vous vous méprîtes sûrement sur ce bon Léon, la crème des hommes, le plus adorable des garçons. Je vous rappelle que c’est moi qui suis allé le tirer du fin fond du manoir familial dans la nécessité que nous étions de marier rapidement cette musaraigne d’Alice, souvenez-vous aussi de son infortune et de la façon superbe dont il l’a surmontée sous le regard ébahi de notre digne société de province !

Oui ma bonne, Léon est mon agent ; Léon est mon bras droit, que dis-je, ma bouche, mes oreilles !

Parce qu’aujourd’hui je suis enfermé. Oui ma cousine, enfermé, emprisonné, un paria, un proscrit, voilà ce que je suis devenu par la grâce de ce Badinguet que je hais comme je hais toute forme de tyrannie. Autour de moi de l’eau, la mer, des roches inaccessibles, c’est cela le Château du Taureau, à l’embouchure de la rivière de Morlaix. Cette prison a de l’avenir, il y a de la place pour tous les futurs prisonniers politiques qu’on voudra bien y mettre [3]

M’évader, mais je ne pense qu’à cela, il y a en moi quelque chose de Del Dongo. Tout cela pour avoir voulu, avec quelques amis choisis, nous débarrasser de ce paltoquet de Badinguet. Certes mon sort ne fut pas d’être démembré comme ce pauvre Damien [4], mais il est vrai que je ne projetais pas l’utilisation d’un canif mais bien plutôt d’une véritable machine infernale : la presse, le journalisme ! Il faudra vous faire à cette idée ma cousine, je me découvre à vos yeux révolutionnaire et digne correspondant de diverses sociétés secrètes allant de l’Angleterre à l’Italie. Je m’ouvre à vous carie vous sais une tombe, je sais aussi que vous ne manquerez pas de brûler ce billet, ne prenez même pas le risque de le transmettre aux générations futures en espérant qu’un jour notre correspondance viendrait à être publiée, d’ailleurs quel intérêt y trouverait-on ?

Comment tout cela fut découvert ? N’allez pas chercher bien loin, c’est cette fieffée musaraigne d’Alice. Figurez vous que notre Léon avait cru bon de dissimuler les épreuves toutes chaudes de notre dernier brûlot dans le panier à linge de la pie-grièche et, bien entendu, celle-ci n’a pas manqué de les découvrir, d’alerter la maréchaussée qui a mené rondement son enquête avant de trouver la presse à bras que (avais dissimulée dans une des dépendances de ma maison… Léon heureusement est passé à travers les mailles du filet alors que pour ma part (étais arrêté, molesté et embastillé sans autre forme de procès. Léon qui est un homme de ressources connaît bien les marins qui sillonnent la baie de Morlaix et plus précisément celui qui ravitaille le château du Taureau. Je puis donc communiquer avec lui régulièrement. C’est comme cela qu’il me fit parvenir de l’encre et du papier et je vous ai concocté quelques textes bien polémiques et bien accusateurs contre notre Badinguet… Quand bien même je sois enfermé, le Tyran n’aura pas ma plume !

Voilà comment tout s’explique, Léon, que (ai envoyé auprès de vous, a essayé de vous faire comprendre nos visées révolutionnaires. Pendant que vous vous assoupissiez il a glissé dans votre ouvrage de broderie, entre les pièces de tissu, les dernières feuilles que (avais écrites contre Badinguet avec pour mission de vous confier leur acheminement en toute discrétion à votre ouvroir. C’est ce que Léon vous chuchotait à l’oreille et que vous prîtes pour un empressement coupable dont, certes, le brave garçon est capable, mais auquel jamais il n’aurait osé se prêter. Je conçois votre surprise ! A votre ouvroir, des libelles révolutionnaires ! On voit ma bonne âme que vous ne savez pas tout du monde dans lequel vous vivez, le neveu de votre chanoine est l’un des nôtres et il a installé une presse dans la cave, introduit du papier entre les piles de linge destinées aux Sœurs de la Miséricorde… à l’insu de son chanoine d’oncle, bien entendu. Si jamais ce dernier venait à l’apprendre, je n’ose imaginer le scandale ! J’en rirais presque rien qu’à imaginer la tête de votre vicomtesse Pré Joyeux de Monceau-Courcelles.

… Je n’aspire qu’à une chose, retrouver l’air libre pour continuer mon combat…

Vous voilà liée désormais par un secret bien plus grave que ceux qui pouvaient nous lier lors de notre enfance. Je vous fais confiance ma bonne cousine pour jouer la muette, j’irais même jusqu’à croire que désormais, détentrice d’un tel secret, vous ne vous prêtiez au jeu et y trouviez bien plus d’intérêt que dans la broderie. Quant à moi, du fond de mon tombeau, je n’aspire qu’à une chose, retrouver l’air libre pour continuer mon combat, faire sauter ces barreaux, franchir cet espace maritime pour humer à nouveau l’air de la liberté. Le Château du Taureau est ma Tour Farnèse… Serez-vous ma Sanseverina ?

Je vous laisse ma douce cousine, lourde d’un secret certes, mais porteuse de toute l’espérance de l’homme affligé que je suis.


PCC Roland GREUZAT


Article mis en ligne en juillet 2014.

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