La ville des gens : 28/octobre

Les chiens aboient encore


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Fabrice Millon Des Vignes.

L’interdiction de se moucher intervint après la promulgation de la loi sur la parole…

L’article premier de la nouvelle loi de sécurité intérieure stipulait qu’il était dorénavant interdit d’émettre des sons dans certains espaces publics, comme les rues, parcs et transports en communs. L’édit brûlait ainsi des pages entières de dialogues, les conversations des derniers siècles étaient jetées aux oubliettes, nos mots bafoués.

Il devenait essentiel d’instaurer une république du silence. Aussi, les acteurs politiques nuancèrent leur propos quand la ligue des Droits de l’Homme se manifesta. Alors, on nous assura qu’il ne s’agissait pas de taire la voix du peuple, seulement de lutter contre le bruit, une simple ordonnance contre les nuisances sonores, une loi pour le calme et la quiétude.

Citoyens dociles, du jour au lendemain, le son de nos bouches était étouffé, par nous-mêmes, une forme de suicide collectif, une auto-strangulation. La rue se métamorphosa alors en un espace surréaliste où seuls moteurs et pots d’échappement rappelaient la présence sonore de l’homme.

Pourquoi ne s’étaient-ils d’ailleurs pas attaqué à cette nuisance ? La question fut posée lors d’une séance publique au Parlement. À demi-mot, le législateur parlait de lobbies, de croissance et d’industrie. Le message était clair. j’en eus la démonstration le lendemain matin, en allant acheter le journal. Le frottement de nos talons sur le bitume supplantait nos voix devenues obsolètes. Je remontais la rue de l’université et pour la première fois, dans cet inhabituel silence, je pris conscience de ce qu’ils venaient de dénaturer, nos mots étaient séquestrés. Vieillards, étudiants, enfants, rien que des bouches sanglées, ligaturées.

Il faut s’immobiliser dans une rue piétonne pour considérer l’horreur de nos corps sans voix. Ce sont des masses solides qui s’entrecroisent sans qu’aucune alchimie ne s’opère, sans qu’une interjection ne rappelle la nature de ces corps. j’ai longtemps parcouru nos rues et j’ai systématiquement croisé des démons.

On m’a dit que cette loi rend officiel un état de fait, une nature humaine fuyante, nous ne nous parlions déjà pas. Ce sont ceux qui n’ont pas attendu la loi pour clôturer leur bouche qui aujourd’hui l’ouvrent pour nous sanctionner.

Ayant gardé une part d’attributs humains, il nous arrivait de tousser ou de nous moucher. Plus grave encore, quelques éternuements osaient défier le silence de la rue.

Alors, un avant-projet de loi fut proposé. Quelques jours après, le texte était voté. Nous pouvions éternuer, car le législateur avait décidé que cela était indépendant de l’individu mais physiologique. Mais sous aucun prétexte il ne fallait nous moucher dans les rues, parcs et transport en communs.

Citoyens dociles, nous évitions rhume et grippe, nous nous vêtions chaudement, laissions la morve couler, comme le législateur l’avait suggéré.

Nous sommes encore ces mêmes masses au sommet irréfléchi. Bien que chargées, les rues sont désertes, seuls les pigeons nous proposent un semblant de vie. j’ai le sentiment que nous évitons de nous croiser, nous voulons esquiver le reflet de notre honte sur l’autre visage. C’est d’ailleurs lui que j’accuse. S’il se met à parler, je parle. Mais il reste silencieux, alors à mon tour je célèbre le silence, ce silence quasi religieux, l’acquiescement de la foule.

Tous les soirs, je m’endors avec le souvenir de nos anciennes rues, les audacieuses devenues silencieuses.

À trop vouloir nous taire, nous avons perdu l’usage de la parole, la parole sensée. Quant à la gravité, nous restons muets. À croire qu’il semble évident qu’un jour on nous demandera de nous taire de manière définitive, comme l’animal.


Contre toute attente et de manière imperceptible, la rue nous façonne. Il me fallut plusieurs semaines pour voir les premières mutations, microscopiques. Nous n’étions plus les mêmes, l’interdiction nous avait permis d’aiguiser notre vue, notre regard. Une forme de complicité, de petite connivence s’étaient installées. Nos yeux avaient surmonté la frustration de nos bouches, nous communiquions sans elles. C’est parce que lentement nous sortions de la vaine obéissance que nous ressentions le besoin de nous livrer. Nous ne voulions plus acquiescer mais avions déjà opté pour l’extinction de nos voix, alors nous tentions de braver la loi par notre seul regard, par la complicité d’un sourire. Jamais nous n’avions été aussi forts, aussi unis. Au bout de quelques mois, quand deux individus se croisaient, un clin d’œil germait. Nous étions enfin solidaires. Je me souviens d’une vieille dame, des yeux noirs de rage et d’amertume et soudain un lourd clignement d’inacceptation. Elle m’avait tout dit à travers ce regard mais ressentit tout de même le besoin de me toucher l’épaule, comme pour me demander de tenir bon, de vaincre.

Des surhommes, nous avions déjoué notre faiblesse, enfin nous considérions l’issue, l’union des forces allait naître, le citoyen inverserait le rapport de force, pour mieux rebâtir, nous retrouver.

Je crus en nous quelques semaines. Un matin d’hiver, je compris que les choses n’évoluaient plus. Nos yeux gardaient leur audace quand nos bouches s’étaient à tout jamais tues. Peu à peu, je me persuadais que nous assistions à la dernière évolution physiologique du genre humain, l’homme muet. j’étais convaincu que même en lieu autorisé nous ne nous exprimions plus, nous n’osions plus. Le silence gagnait du terrain, nous devenions aphones, au plus profond de nous, de manière génétique.

Pourquoi n’osions-nous pas crier dans la rue, chanter dans les squares alors que tous avaient le même souhait ?

De qui descendons-nous ami pour être aussi obéissants ?

Il y a une part de mystère dans ce silence, nous avalons nos mots jusqu’à la satiété.

Les mois passent, il me reste le Jardin du Luxembourg pour contempler ce qu’il reste de nous. Ici, j’entends toujours les mêmes remontrances à notre égard, celle d’un chien refusant de nous voir acquiescer de manière définitive.

Je me trompe peut-être mais c’est l’unique grief qu’il peut avoir contre nous. Ce sont d’ailleurs les seuls à pouvoir nous blâmer, car dans ce silence inexplicable, dans ce contexte de terreur, les chiens aboient encore.


Fabrice MILLON


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Fabrice MILLON est l’auteur d’un livre "Je vois des pieds" que Quartiers Libres a beaucoup aimé.
Voir Q.L. n° 98/99 p.7.

Article mis en ligne en octobre 2014.

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