La ville des gens : 9/décembre

À moi pub, deux mots

Quand un graffiti rencontre une affiche publicitaire

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Le graffiti dont on parle ici (ni les tags, ni les graffes, mais les inscriptions), la phrase graffitée donc a un style bien particulier, très reconnaissable : lettres souvent irrégulières, parfois en couleur, bien lisibles, jetées à la main sur un support quelconque. Sa graphie n’a rien de "l’écriture mystère" dont parle Théodore Monod et qu’on pourrait attribuer aux tags, signatures codées. Mais depuis quelques années, on voit apparaître un curieux phénomène : l’utilisation par la publicité de ce style d’écriture, dont on dit pourtant grand mal.

Un des plus flagrants exemples en est donné par les affiches des Galeries Lafayette : autour d’une image danse une annonce aux lettre démesurées sans épaisseur, comme écrite hâtivement, typique du style graffiti. Ce qui n’est guère étonnant si l’on sait que le concepteur en est André, ancien graffiteur de rues et de métro, devenu "graffiti- artiste" à la mode.

C’est sans doute la RATP qui a été la première à instituer ce type de détournement par son placard : "L’esprit libre" ; sur un fond de céramique blanche se détache un graffiti plus ou moins fabriqué à l’image d’un tag mais où on peut lire "Mégalo… ". Elle explique au dessous sa campagne "d’effaçage systématique … dans le métro et sur les bus… permettant à nos voyageurs de circuler plus sereinement, l’esprit libre."

Remarquons au passage l’ironie inconsciente qui attribue à un dessin sur un mur toutes les perturbations du métro et les retards des bus (au moins à Paris) ! D’autres caractéristiques du graffiti sont utilisées comme support publicitaire. Ainsi, c’est un mur surchargé de posters et d’inscriptions griffonnées (fausses, évidemment) qui servit un temps à promouvoir un site Internet. Parfois, il y a même doublement du signifié : toujours sur fond de mur, un :

"LIBERTÉ D’EXPRESSION POUR TOUS",
fabriqué en lettres blanches devient
"LIBERTÉ D’IMPRESSION POUR TOUS"
pour vanter une imprimante.
Certes cela se voit !
Dans un autre cas, sur fond de macadam,
il s’agit de
"SORTIR DES SENTIERS BATTUS"
(mais sans vous battre avec la carte).

Parodiant les cœurs gravés un peu partout, une main creuse avec ses ongles un cœur sur une écorce d’arbre -pour annoncer "Le roman d’un amour interdit" (France Loisirs, 2001).

Il est d’ailleurs étonnant que la pub n’ait pas encore récupéré d’une manière ou d’une autre le graffiti omniprésent qu’est le pénis. Cela m’a peut-être échappé !

Couverture de livres, jaquettes de disques, affiches de spectacles, et même placards politiques utilisent ce procédé, les exemples abondent. Et ne parlons pas de la mode, où tissus, sacs, T-shirts, maillots de bains et même mules arborent faux tags et faux graffitis.

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Dans son catalogue de l’été 2003, une grande société de vente par correspondance propose ce genre de produits, avec une phrase savoureuse : "il est permis de tagger (sic)… même si on ne sait pas dessiner" ! Encore plus fort : une toute récente affiche de film est parsemée de graffitis louangeurs fabriqués, bien entendus,… le tout sous verre pour éviter toute contagion.

On peut vraiment se demander ce que le graffiti apporte "de plus" pour que le secteur marchand le démarque ainsi. Écrire ou dessiner sur le mur, le pupitre, l’écorce est vieux comme le monde - et généralement vilipendé comme acte de vandalisme. Pourquoi cette récupération qui enfle et se diversifie ?

S’agit-il de se singulariser, de "sortir des sentiers battus" comme le proclame une de ces affiches, dans une phrase ambiguë puisqu’elle est rédigée comme un graffiti dont on sait qu’il est illégal. Ou encore de se donner l’air de braver l’interdit qui pèse sur ce mode d’expression. Ou, peut-être, de faire apparaître le produit comme banal, familier, telle une inscription sur un mur, donc accessible, achetable par tout le monde ?

En la récupérant ainsi à son profit, la publicité montre cependant qu’elle croit à l’efficacité de cette communication subversive. Mais ce faisant elle en tue la spontanéité, la pertinence- un graffiti répond presque toujours à un événement socio-culturel daté dans le temps. Elle risque bien de rater en partie son effet en figeant ces lettres dans une répétition qui les rend, à leur tour, ennuyeuses, voir illisibles.

A ce petit jeu du "il a écrit par ici, il repassera par là", l’esprit de répartie et l’ironie cinglante du passant anonyme n’ont pas dit leur dernier mot. Et ce n’est pas d’aujourd’hui ! Parcourant Paris pendant la Révolution de 1848, Victor Hugo est frappé par le placard "Ateliers Nationaux" du gouvernement, promettant travail et pain aux ouvriers. Il note dans Choses vues (1848) sa transformation en "Rateliers Nationaux" par une main facétieuse - ou désespérée !

Facétieux aussi celui qui transforme le sacro-saint "Défense d’afficher" en : "Défonce d’afficher".

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C’est souvent avec un humour percutant que le graffiti s’introduit dans le message commercial. Une simple substitution de mot, comme sur la camionnette d’une célèbre marque : sous son slogan "Gardez la confiance", le nom de la marque, effacé au Corrector, est remplacé par Jésus. Tout est dit, on n’est plus dans le même monde. En général, il dévoile ou souligne le problème social occulté par l’annonce. Ainsi le "Vive l’esclavage" sous le Ouvert le dimanche d’un grand magasin, ou le "vous les pauvres pardon" griffonné au dessus d’une annonce de fois gras. Que n’imagine-t-on pas pour faire vendre des maillots de bain ? Ici, tout récemment, c’est une silhouette adolescente qui va échapper à deux requins menaçants en se réfugiant dans un magasin. Mais une bulle rajoutée par un anonyme sort d’une des gueules ouvertes et le requin, en déclarant "Bouffons les pubards sexistes", a changé de cible. Le maquettiste n’y avait certes pas pensé !

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En rajoutant "de mon quartier" sur l’affiche du film Beauté volée de Bertolucci, un habitant du Fbg.St-Antoine porte aux yeux de tous le saccage de ce vieux quartier de Paris - on retrouve la même démarche sur des affiches municipales du 14e arrondissement… et probablement ailleurs.

Parfois, la visée est plus lointaine. Par exemple, sur une affiche d’un club de vacances où le public est interrogé en ces termes, en grasses lettres jaunes : "Qu’est ce qu’on attend ?", a été rajouté en cursive, au feutre noir : "De l’humain" - tout simplement.

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Prenant pour cible l’hécatombe routière, quelqu’un a soigneusement choisi deux affiches pour égrener cette triste réalité : "Un mort par heure sur les routes" sous un joli visage féminin, "23 morts par jour sur les routes" en parodiant l’annonce : "L’immobilier, c’est tous les jours dans… ".

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En fait, c’est de l’humain, du réel qu’introduit le graffiteur dans l’univers aseptisé de la publicité. On peut contester parfois la cible visée, comme cette réclame pour un dictionnaire soulignée d’un "Offrez la culture Pub", mais cette phrase témoigne d’une belle lucidité.

En détruisant ainsi le message initial, le graffiteur fait coup double. D’une part, il nous remet les pieds sur terre. D’autre part, en se plaçant sur le support même qu’il détourne, il revendique le même statut que le publicitaire : "moi aussi j’existe, moi aussi j’ai quelque chose à faire passer. Et puisque vous ne m’autorisez pas à écrire sur le mur, j’utilise le support légal, mais à ma manière". L’effet est double : au message illusoire de l’injonction commerciale se substitue le vécu qu’évoque le graffiti - et que lit avec amusement le passant, vous et moi. La juxtaposition des deux ne peut qu’être défavorable au premier. Il suffit de quelques mots pour remettre les choses dans le bon sens.

Ces quelques exemples ne sont que des gouttes d’eau dans la mer, mais devant le déferlement sans limites des annonces, des résistances organisées s’amorcent ou se consolident. Des associations collent des autocollants tels que Marre de la pub, organisent des actions contre les panneaux qui défigurent les rues ou graffittent leur opinion : Pub = violence ou Pub = manipulation.

Il paraît que cela commence à énerver sérieusement les publicitaires !

Claire GUlNCHAT

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Textes dédiés à la "plus belle ville du monde"
Vue sur ouvrage Bibl. Buffon
Textes : Massilia Sound System, Paris

Ed. Françoise Truffaut, 2001, 160 p.

Article mis en ligne en décembre 2014.

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