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Au Belvédère de Buffon, Jardin des Plantes de Paris


Sur deux des cannelures d’une des huit colonnes du Belvédère de Buffon au Jardin des Plantes quelqu’un a tracé : « DIEU SEIGNEUR ETERNELLE (sic) RENDEZ-NOUS VICTORIEUX CONFONDEZ LES PRUSSIENS 7bre 1870 ». Sur le socle de cette même colonne on trouve aussi : « DIEU DE VERITE ETABLISSEZ VOTRE… (illisible) », tandis que sur celui de la colonne suivante est gravé : « ET DEUS FORTIS VENE ». Le tout en majuscules. Les caractères composés de petits traits de trois millimètres gravés au burin, les S partout rigoureusement identiques ainsi que l’inspiration commune aux trois énoncés laissent supposer qu’ils sont du même auteur.


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Colonne cannelée. On aperçoit quelques mots : ETERNELLE RENDEZ V… … LES PRUSSIENS…

J’arrive plus de cent trente ans après que quelqu’un a tracé ces phrases. Lorsque je les lis et les relis, il me semble que j’occupe la place de celui qui les a gravées. ]’ai l’impression de sentir son souffle dans ma poitrine. Une présence me hante dont j’ai profondément envie de définir ce qu’elle est Pour y parvenir, je n’ai qu’une connaissance assez imprécise de la période, la fin du Second Empire, et quelques indices : les écritures.

Nous sommes en septembre 1870 ("7bre 1870"), Pour la première fois depuis les campagnes de Napoléon 1er, soit depuis 55 ans, la France est en guerre avec un pays voisin en Europe. Elle est aussi en train de perdre cette guerre : "Napoléon le Petit", comme l’appelle Victor Hugo, vient de capituler devant les Prussiens à Sedan le deux septembre. Le conflit ne devait durer que quelques semaines, le temps de "foutre une bonne raclée" au Roi et à son Chancelier, Bismarck. Et voici que les troupes Françaises sont défaites, que les Prussiens foncent à tombeau ouvert sur Paris et que l’hiver qui approche s’annonce polaire. Les vieilles peurs oubliées, refoulées, au cours de cinq longues décennies de paix ressurgissent. Le peintre Corot, qui pourtant passe pour mièvre, s’en fait l’interprète en peignant, en ce mois de septembre 1870, une toile aujourd’hui conservée au Musée de Carnavalet Elle montre Paris, ses avenues toutes neuves, ses monuments prestigieux, en flammes. Incendiés par les Prussiens. L’ambiance cauchemardesque de la toile semble évoquer le dernier cercle de l’Enfer de Dante.

Il fait beau ce jour de septembre. C’est ce qui a poussé Louis, nous l’appellerons désormais ainsi, à monter jusqu’au belvédère du Jardin des Plantes. De là, la vue est dégagée en direction des bastions de l’Est des fortifications de Thiers. Evidemment, il est encore trop tôt pour voir se dresser au pied des murs les étendards de l’avant-garde prussienne. Mais Louis y pense et a peur. Il a peur, oui, d’autant qu’il n’a pas connu la guerre, ou alors il était bien jeune, et que sa mère, des tantes, les anciens, lui on raconté la Campagne de France, chant du cygne de l’Aiglon, ou lui ont décrit le retour dramatique des derniers Grognards survivants des batailles de l’Empereur. Devant la carence des hommes, des soldats de l’armée de son pays, il s’en remet à Dieu dont il attend une sorte de miracle. Seule une intervention divine pourrait faire que le cours des choses soit stoppé : "Dieu, Seigneur ( … ), rendez-nous victorieux, confondez les Prussiens".

Attardons-nous un peu sur sa supplique. S’il demande à Dieu, en ce mois de septembre 1870, de rendre la France victorieuse c’est peut-être qu’au moment où ille fait, tout n’est pas encore perdu. Or, dès le lundi 19, il y a lieu de désespérer : le matin une division de l’armée française est mise en déroute dans les bois de Meudon. Les survivants abandonnant armes et bagages se ruent en direction de la capitale. Leur irruption désordonnée dans les rues de Paris crée l’abattement Dans l’après-midi les Prussiens font sauter les ponts de Billancourt, de Sèvre et de St Cloud. D’énormes déflagrations en avisent la population parisienne. Le soir, enfin, on apprend que Versailles est prise. Le cercle ennemi s’est refermé autour de Paris. Le dernier train est parti de la gare Montparnasse la veille : la ville est coupée du reste du monde. Quand Louis écrit nous sommes peut-être trois jours avant cette date fatidique du Lundi 19 septembre : le Vendredi 16. Ce jour là les troupes Prussiennes trébuchent à Athis-Mons, et Paris se reprend à espérer. Pendant toute la journée des exercices d’artillerie, prévus de longue date ont lieu sur les bastions de l’enceinte. Du belvédère du Jardin des Plantes, Louis peut les observer à loisir et se prendre à croire en une victoire encore possible. Ce feu d’artifice patriotique provoque l’enthousiasme de la population déjà galvanisée par les bonne nouvelles venues d’Athis-Mons.

Louis demande aussi à Dieu de "confondre" les Prussiens. "Confondre", appartient au vocabulaire religieux. Les prophètes les premiers, puis Jésus, les martyrs et les saints "confondent" ceux qui cherchent à les tromper ou à tromper la foule pour la monter contre eux. Celui qui confond un adversaire est dans son bon droit, le prouve et réduit l’autre au silence et à l’impuissance le forçant à battre en retraite. Louis souffle à l’oreille de Dieu, dans sa prière, le bon droit des Français et l’appelle à "confondre" leurs adversaires. Il l’appelle, au fond, à exercer son droit de justice divine. Pourtant, il y a quelque-chose de curieux dans cette demande. "Confondre" est en effet de l’ordre de discours. On confond en démontrant discursivement que l’autre veut faire du tort. Or nous sommes en pleine action, pire : en pleine guerre. Mais Louis pouvait-il dire : "Dieu, seigneur, exterminez les Prussiens" ? En principe, non : le Dieu du XIXème siècle n’est déjà plus le Dieu vengeur, voire sanguinaire, des hébreux des premiers âges. Mais, compte tenu des circonstances, il aurait pu prendre la licence de formuler cette prière, je ne doute pas que certains aumôniers des armées ne se sont pas gênés pour le faire. Il faut croire, que lui ne le voulait pas. Aucun accent belliqueux ne marque son discours. En cela il se distingue de l’exaltation qui régnait parmi les Gardes Nationaux. A cause de son âge, ou de ses responsabilités familiales, il n’avait, d’ailleurs, probablement pas été appelé à rejoindre leurs rangs où l’on ne comptait, à ce moment là encore, que des célibataires de trente à quarante ans. Louis montre une religiosité intense, certes, mais qui, plutôt que de brandir les couleurs d’un fanatisme chrétien, s’exalte dans le mysticisme. Un mysticisme humaniste et passablement non-violent que je crois proche de celui prêché par Lamenais. Le grand réformateur religieux de la première moitié du siècle que l’Église officielle ne tenait toujours pas en odeur de sainteté.

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Vue du belvédère de Buffon.

Louis a sur lui au moins un burin (ou un ciseau à froid) et un marteau. Ces outils les porte-t-il habituellement sur lui ou bien les a-t-il apportés exprès ? Compte tenu de la dextérité dont il a fait preuve on peut dire qu’ils lui sont familiers. Le métal des colonnes est d’un alliage très dur qui le rapproche de l’acier. Observons-le. Il sort ses outils d’une caisse ou d’une trousse, à moins que ça ne soit de la ceinture de son coutil de travailleur manuel. Son cri du cœur c’est "Dieu seigneur eternelle (sic) rendez-nous victorieux confondez le Prussiens". Il commence donc par lui, très probablement. Mais, comme s’il ne souhaitait pas que ce qu’il y a de plus intense dans le dialogue qu’il noue avec Dieu soit exposé au vu et au su de tous, il le grave sur les cannelures de la colonne à un endroit difficile mais qui saura garder son secret. Et puis il clôt sa prière par les formules classiques de remerciement qu’il grave à des endroits faciles et visibles. C’est : "Dieu de vérité établissez votre … (illisible)". Règne, j’imagine, et "Et deus fortis vene", qui veut dire à peu près la même chose en latin.

On ne peut pas dire combien de temps Louis a mis pour graver son oraison. Mais, de même que l’on parvient à évaluer le temps que mettaient les hommes préhistoriques pour allumer un feu ou tailler un outil en se coulant dans leurs gestes, on pourrait évaluer le temps que passa Louis à graver ses phrases en reprenant ses outils et en se faisant l’écho de ce qu’il a écrit sur des colonnes identiques. Mais n’y songeons pas. Toutefois si on considère qu’il a dû mettre au maximum une minute par lettre sur les colonnes et trente secondes sur les socles on arrive à un temps d’environ une heure trente. C’est long. Mais, ou bien il grava son texte pendant la première semaine de septembre et alors il dut faire en sorte d’agir de manière à ce que son manège et le bruit échappent à la vigilance des gardiens à moins qu’il en fût lui-même un, ou bien il le composa ensuite et alors on peut croire que le bruit indiscret de ses outils fut couvert par le meuglement de quelque trois mille bœufs que les agriculteurs des environs de Paris avaient obtenu la permission de parquer dans le Jardin des Plantes.

Mais, finalement, qui était Louis ? Un des gardiens du Jardin des Plantes ? Il aurait trop craint d’être vu et dénoncé par un de ses collègues. Un des paysans qui avait fui avec son bétail devant l’avancée des Prussiens ? Je doute qu’il ait su manier les outils de Louis avec la même habileté, je doute aussi qu’il ait su écrire avec la même sûreté. Malgré sa religiosité, Louis n’était pas non plus un sacristain ou un bedeau. Ceux-ci ne s’extériorisent pas ainsi et surtout ils sont trop jaloux de la blancheur de leurs mains pour se risquer à en tanner la peau.

Louis habitait probablement avec sa famille un des quartiers populaires qui entouraient le Jardin des Plantes :Saint Victor, la Mouffe, Saint Marcel. C’était un travailleur manuel, la dextérité avec laquelle il sut manier ses outils le dit assez. Peut-être les utilisait-il le plus clair du temps et était-il tailleur de pierres dans les chantiers haussmaniens ? Il ne devait pas être un travailleur sans instruction car, quoiqu’il ait fait une faute d’orthographe à "éternel" en mettant "Ile" alors qu’un seul " !" aurait suffi (mais ce n’est peut-être qu’un lapsus), il savait parfaitement lire et écrire et possédait même de bons rudiments de latin. Du latin de messe, certes, mais il savait l’écrire. Et, sans faute. Peut-être était-il un compagnon ? Un lointain descendant des bâtisseurs de cathédrales ? Je le vois assez bien ainsi, Louis dont la silhouette à la carrure un peu voûtée d’un homme préoccupé d’une quarantaine d’années s’éloigne de nouveau dans le temps. Et vous ?


Christian COLAS


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Article mis en ligne en décembre 2014.

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