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Quartiers Libres Numérique

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Belleville et Charonne : rattachement à Paris en 1860

L’association d’histoire et d’archéologie du XXe arrondissement (A.H.A.V.) présidée par Thierry Halay organisait le samedi 4 décembre 2010 dans la coquette médiathèque Marguerite Duras un colloque tout à fait passionnant sur l’annexion des communes de Belleville et de Charonne à Paris en 1860. Ce colloque s’inscrivait dans l’ensemble des manifestations qui sont venues commémorer en cette année 2010 le 150ème anniversaire de la naissance des vingt arrondissements actuels de Paris, à la suite du rattachement aux douze anciens arrondissements créés sous la Révolution de l’espace compris entre l’enceinte des fermiers généraux et les fortifications de Thiers.


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Plan de Paris en 1848

Thierry Halay ouvrit les travaux du colloque en évoquant Le contexte local du XXe arrondissement en 1860. A la fin du XVIIIe siècle, trois villages se partageaient l’actuel territoire du XXe : Belleville, Ménil-Montant, avec le château Le Peletier de Saint-Fargeau, qui fut rattaché à Belleville dès 1792 et Charon(n)e. Au milieu du XIXe siècle, l’espace compris entre les communes de La Villette et de Bercy était alors en pleine expansion démographique. Belleville, avec ses 57.000 habitants à la veille de l’annexion qui en faisaient alors la treizième ville de l’Empire, avait déjà perdu ses jardins privés et publics. Les classes laborieuses y avaient établi leurs domiciles.

Ménilmontant avait par contre conservé un caractère plus champêtre. C’était un lieu de détente et de loisirs avec ses cabarets et ses guinguettes. Les maisons des rentiers étaient juchées sur les hauteurs, mais les ateliers, les usines et les populations ouvrières s’étaient déjà installés sur les pentes. On y cultivait encore des raisins qui donnaient un vin détestable. La commune de Charonne comptait quant à elle 17.000 habitants.

Le bourg avait conservé un aspect rural, mais les activités industrielles et commerciales étaient en plein développement depuis 1835, avec, entre autres, l’exploitation des carrières de gypse. On dénombrait en 1859, selon Gérard Jacquemet, 3845 côtes de patente. La construction du chemin de fer de la petite ceinture, à partir de 1852, répondit aux nécessités de la desserte des habitants et des artisans. A cette occasion, de nombreux ouvriers vinrent s’installer à Charonne. A l’extérieur de l’enceinte de l’octroi, on pouvait encore y venir boire et manger à bon marché : les dimanche et les jours de fêtes, les populations ouvrières des alentours y affluaient.

L’aspect festif, avec la descente de la Courtille pour Mardi Gras, faisait oublier aux populations laborieuses la dureté des conditions de l’existence ordinaire.

La communication de François-Gilles Moch, lue en son absence par le Président Thierry Halay, sur Le rôle de l’enceinte des fermiers généraux et des fortifications de Thiers avant et après l’annexion devait justement bien spécifier la problématique de cet espace intermédiaire jusqu’à l’annexion de 1860.

C’est à la fin de l’Ancien Régime, à l’instigation de Calonne devant le constat des fraudes persistantes lors du prélèvement des taxes sur les marchandises à l’entrée de Paris, que fut édifiée la nouvelle enceinte des fermiers généraux pour des impératifs fiscaux (1784-1787). Une muraille haute de 3,30 mètres et longue de 23 kilomètres, dotée d’un chemin de ronde et déjà d’une zone non aedificandi, fut alors élevée, avec ses barrières d’octroi dessinées par Ledoux. Elle n’était pas vraiment populaire : « La ferme a mis Paris en prison. »

Et Victor Hugo écrira : "Le mur murant Paris rend Paris murmurant".

La Révolution supprima l’octroi, qui fut rétabli sous le Consulat. L’édification des fortifications de Thiers releva pour sa part d’une autre problématique. Elle fut liée au souvenir traumatisant des événements de 1814/1815, avec l’entrée des Cosaques dans Paris puis l’occupation de la ville par les Prussiens de Blücher. Sous la Monarchie de Juillet, le maréchal Gouvion-Saint-Cyr institua une commission de défense du territoire. Il fallait garantir la défense de Paris pour des impératifs militaires mais également économiques, afin d’assurer aux banquiers et aux industriels une sécurité à la fois intérieure et extérieure.

Les débats furent longs et sources d’interminables controverses. Fallait-il construire un mur d’enceinte protégeant tout l’espace bâti en s’inspirant de la doctrine de Vauban ou seulement des forts extérieurs en banlieue, détachés autour de la capitale mais ne constituant pas une protection continue ? Les Républicains étaient quant à eux opposés à des fortifications qui pouvaient être aisément retournées contre des populations civiles insoumises. Ce fut finalement la crise diplomatique d’Orient en 1840, en révélant l’isolement diplomatique de la France en Europe, qui accéléra la conclusion des débats. Thiers, avec l’appui du roi Louis-Philippe, fit approuver par le conseil des ministres un projet de loi prévoyant la construction d’une enceinte renforcée par une deuxième ligne de forts extérieurs.

Le maréchal Soult, qui succéda bientôt à Thiers, déposa et fit voter par la Chambre des Députés le projet de loi. Paris se dota donc, à travers les territoires de communes de la petite banlieue, à environ 3 kilomètres, en moyenne, du mur des fermiers généraux, d’une enceinte continue longue de 33 kilomètres et large de 140 mètres, englobant les remparts et les bastions, le fossé et le glacis, précédés vers l’extérieur d’une zone non aedificandi de 250 mètres de profondeur. Le mur d’enceinte fut percé de portes munies d’un dispositif militaire permettant le passage de la circulation.

La défense de l’enceinte de Thiers devait mobiliser de 50 à 60.000 hommes, militaires de province dont beaucoup devaient être amenés à s’installer à Paris, et 800 pièces d’artillerie positionnées sur les bastions. Le rapport d’achèvement des travaux date de la fin de l’année 1845. Fait exceptionnel, le crédit alloué à la hauteur de 120 millions de francs n’avait pas été entièrement consommé. Les matériaux de construction avaient été fournis par l’Ile de France. L’enceinte de Thiers constitua donc à l’origine un dispositif exclusivement militaire, qui ne remit pas en cause à l’intérieur le rôle fiscal du mur des fermiers généraux où l’on continua de s’acquitter des taxes prélevées par Paris.


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Fortifications de la porte de Versailles

Dans l’espace intermédiaire, entre l’enceinte fiscale des fermiers généraux et l’enceinte militaire de Thiers, les habitants de la petite banlieue continuèrent donc provisoirement, pendant deux décennies, à vivre à l’abri des nouvelles fortifications comme des taxes parisiennes sur les produits industriels et commerciaux et sur les denrées alimentaires, sensiblement plus élevées que celles prélevées par les communes de banlieue.

Cependant, la question des limites de Paris se posa dès le début des années 1840, comme le rappela Florence Bourillon, Professeure à l’Université de Paris Est Créteil, dans une communication traitant de L’annexion de 1860 vue de Paris. La loi du 5 avril 1841 sur la construction des fortifications constitua-t-elle une occasion manquée ? Le tracé de la nouvelle enceinte militaire englobait tout l’espace parisien urbanisé mais aussi de vastes territoires agricoles suburbains qui devaient permettre à la capitale de supporter un siège.

L’intérêt des communes de la banlieue n’avait pas été pris en considération. Le tracé de l’enceinte de Thiers introduisait en effet des ruptures spatiales à l’intérieur de ces communes entre le monde clos à l’intérieur de l’enceinte et le monde ouvert à l’extérieur. La perspective de l’harmonisation administrative par l’annexion des espaces clos à Paris s’inscrivait donc dans la logique de l’évolution, mais la question de l’extension de l’octroi au tracé de l’enceinte de Thiers posait problème aux communes suburbaines : celles-ci risquaient de perdre leur statut d’espaces de loisirs à bon marché pour les Parisiens, tout en voyant leur propre développement industriel freiné.

Au cours de la première décennie du Second Empire, dans les années 1850, trois occasions demeurées inabouties s’offrirent de procéder à l’annexion : la commission Siméon, nommée en 1853 avec une lettre de mission signée du ministre de l’Intérieur Persigny mais directement inspirée par Napoléon III, la réorganisation du schéma des paroisses parisiennes dans le cadre de commissions mixtes associant des représentants de l’archevêché à ceux de la préfecture, et la commission des circonscriptions administratives constituée en 1857 par le préfet Haussmann, qui rendit finalement possible l’émergence d’un « parti de la banlieue », embryon d’opposition naissante dans un cercle de notables pourtant très proches du régime.

C’est finalement le décret du 9 février 1859 qui fixa les procédures et le calendrier de l’annexion, avec l’organisation d’enquêtes publiques dans les mairies par l’ouverture de registres des « dires » des habitants et le vote des conseils municipaux. Dans 8 communes de banlieue sur 17, comme à La Villette ou à Bercy, l’expression d’une opposition au processus de l’annexion fut loin d’être négligeable.

On craignait l’extension de l’octroi avec le renchérissement des denrées alimentaires. La loi votée par le Corps Législatif le 16 juin 1859, par 227 voix contre 13 (le « groupe des 5 » républicains et 8 opposants à Haussmann), fit la part belle à l’argumentation développée par le préfet de la Seine et reprise par le ministre de l’Intérieur : le sous-équipement de la petite banlieue rendait l’annexion inévitable. Mais le Conseil d’État, à qui revenait la charge de la rédaction du texte législatif, avait dû consentir en amont à des concessions. Les droits existants dans les communes annexées pour la houille et les matières premières étaient figés, la zone non aedificandi à l’extérieur de l’enceinte de Thiers n’était pas concernée par l’annexion, et, finalement, les trois cimetières intra muros de Montmartre, du Père Lachaise et du Montparnasse, qu’il avait été question de transférer à l’extérieur des nouvelles limites de Paris, étaient maintenus.

Sous l’Empire autoritaire, le contexte politique ne favorisait pas l’émergence d’une opposition, mais le « parti de la banlieue » put finalement disposer d’une véritable marge de négociation. Et la position du préfet Haussmann ne fut pas aussi solide que ce qu’il a pu en dire dans ses Mémoires.

À la suite de l’intervention synthétique et structurante de Florence Bourillon, il appartenait à Christine Demeuleneare-Bruyère, archiviste et vice-Présidente de l’A.H.A.V., d’évoquer plus particulièrement L’Est parisien et l’annexion. Au 1er janvier 1860, date de l’entrée en vigueur officielle de l’annexion, l’humeur était à la plaisanterie et à la dérision. Des caricatures brocardèrent les habitants de la banlieue annexée présentés sous les traits de paysans encore un peu rustauds.

Daumier croqua un couple de braves paysans au seuil de leur misérable cabane : « Dire que nous v’là Parisiens ! »

Plus cruel, un dessin représenta les habitants de Montmartre sous la forme de petits ânes. Une autre caricature montrait plaisamment la mairie du XIIIe arrondissement envahie par une cohue de dames de petite vertu à la recherche de leurs incertains certificats de mariage (avant l’annexion de 1860, l’expression « se marier à la mairie du XIIIe arrondissement », lieu utopique au temps du Paris des douze arrondissements, était synonyme de vivre en concubinage)…

La consultation des registres des « dires » des habitants de Belleville et de Charonne est la seule source qui nous permette d’appréhender les sentiments des populations annexées. Le nombre des observations, généralement négatives, resta très faible par rapport à la population totale de ces communes.

Elles dénonçaient les préjudices liés à l’augmentation du prix des denrées et réclamaient l’obtention d’exonérations quinquennales. A Charonne, le commentaire délibérément optimiste du commissaire enquêteur releva de la langue de bois. En fait, sous l’Empire autoritaire, en l’absence de la liberté de la presse, avec des conseils municipaux nommés et à la solde du pouvoir, les populations de l’Est de Paris n’eurent guère la possibilité de faire entendre leurs désaccords, d’autant plus que l’opinion publique était avant tout préoccupée, en cette année 1859, par l’intervention militaire de l’Empire français en Italie du nord, aux côtés du petit royaume de Piémont Sardaigne contre l’Autriche.

Le démembrement du territoire de la commune de Belleville entre quatre nouveaux arrondissements parisiens, la division principale de la commune de part et d’autre de la rue de Paris entre les XIXe et XXe arrondissements furent ressentis comme une perte d’identité. Les mairies des deux nouveaux arrondissements, celle du XIXe à La Villette et celle du XXe dans l’ancienne mairie de Belleville, étaient désormais trop excentrées par rapport aux territoires des arrondissements.

L’augmentation des charges liée à l’extension de l’octroi était synonyme d’appauvrissement. Héritières de communes modestes, dépourvues d’équipements collectifs, les populations de l’Est parisien ne devaient guère tirer bénéfice de la rénovation urbaine haussmannienne qui profita avant tout au centre de la capitale. Elles allaient devenir des Parisiens au rabais. Il faudrait en fait attendre la dernière décennie du XIXe siècle et le début du XXe siècle, avec en particulier la mise en service du funiculaire de Belleville en 1891 puis le creusement des premières stations du métropolitain, pour constater la réalité de grands chantiers et de grands travaux qui permettraient d’amorcer le désenclavement géographique du XXe arrondissement.

Dans l’immédiat, l’annexion de 1860 suscita avant tout de réelles déceptions, à l’origine très certainement de l’engagement actif des populations dans le mouvement communaliste de 1871, et provoqua également de nouvelles migrations des populations les plus pauvres en direction de la nouvelle banlieue, à l’extérieur des fortifications de Thiers.

Il revenait à Gérald Dittmar de clôturer les travaux de ce colloque avec une communication retraçant Les grandes évolutions du XXe arrondissement de 1860 à 2010 qui constituait en fait un résumé nourri du dernier ouvrage sur L’Histoire du XXe arrondissement de Paris 1860-2010 qu’il vient de faire récemment paraître.


S’interrogeant sur la manière dont s’est constituée l’identité du XXe arrondissement, à la suite des recherches de Gérard Jacquemet sur Belleville, Gérald Dittmar mit en valeur le fait que les investisseurs s’étaient tenus à l’écart de ce territoire, beaucoup plus intéressés par les spéculations immobilières dans l’Ouest parisien. Le XXe arrondissement est donc né d’une population ouvrière chassée du centre de Paris par les travaux d’Haussmann.

Survolant 150 ans d’histoire depuis 1860, Gérald Dittmar fut ainsi conduit à mettre plus particulièrement l’accent sur l’incessant brassage des populations dans cet arrondissement, brassage qui lui fut au demeurant toujours très profitable. Après la Première Guerre mondiale, une première vague migratoire en provenance de l’Europe Centrale et du Moyen Orient, avec les Juifs et les Arméniens, introduisit une différence culturelle qui s’intégra parfaitement à la culture ouvrière de l’arrondissement. Après la Seconde Guerre mondiale, une deuxième vague migratoire en provenance d’Afrique du Nord s’intégra aussi bien que les premiers migrants des années 1920. Les années 1960 furent ensuite le temps d’une troisième vague migratoire, celle des Juifs tunisiens à la suite de la crise de Bizerte.

La coexistence entre communautés juives et maghrébines connut alors de sérieuses difficultés, avec des affrontements inter-ethniques renouvelés en 1968 et 1980. La quatrième vague migratoire, dans les années 1980, fut celle des Chinois continentaux, d’une nature différente de la migration des Chinois de la diaspora dans le XIIIe arrondissement. Les années 2000 voient enfin des « bobos » s’installer dans le XXe arrondissement, apportant avec eux le cosmopolitisme et l’esprit d’ouverture, s’engageant également dans le mouvement associatif. Pour Gérald Dittmar, on « s’individue » toujours très bien dans le XXe.

En définitive, le fil conducteur des 150 années de cette histoire encore trop méconnue est à rechercher chez Jules Vallès :
 
« Je résolus de vivre au milieu de ce peuple et je choisis ce coin pour patrie. »
Michel FABREGUET

En savoir plus : Bibliographie sur Belleville


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Réactions
par Ninette12 - le : 30 juin 2013

Belleville et Charonne : rattachement à Paris en 1860

Bonjour,
Je voudrai vous remercier pour cet article de qualité, sur l’intéréssante question de l’annexion.. Il y a tant d’appoximations et d’élucubrations vagues sur le village etc..
Bravo
Ninette12

Répondre à Ninette12

le : 2 juillet 2013 par Salvatore en réponse à Ninette12

Belleville et Charonne : rattachement à Paris en 1860

Bonjour,

Merci pour votre réaction.
Cordialement
S.Ursini - La Ville des Gens

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