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« Entre 9 et 10 », une nouvelle de Michel Leydier


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Il se glisse dans la pénombre de la chambre, dépose la lourde clé noire sur la commode.

Il a couru. Sous ses tempes impeccablement rasées, coulent de fines gouttes claires. Sans prendre le soin d’ôter ses bottes, il se jette sur le lit au dessus couleur rouille, dont les côtes de velours dessinent des vagues régulières. Un coup d’œil à sa montre : vingt-et-une heures. Les rideaux à carreaux sont tirés, comme d’habitude. L’étoffe légère laisse pénétrer les lueurs du couchant.

C’est l’été.

Voilà deux ans qu’ils se donnent rendez-vous dans ce petit hôtel grisâtre près de la gare du Nord. Deux fois par semaine. Chambre 12. Premier étage, face à l’escalier. Il en connaît le relief et la topologie, les bruits et les odeurs. Il en fait l’inventaire les yeux fermés. Le grand lit au milieu. La fenêtre au bois gonflé d’un côté, s’ouvrant sur la rue. L’épaisse commode de l’autre. Qu’ils n’ont jamais ouverte. En face, l’armoire aux étagères recouvertes de tissu plastifié ; deux couvertures supplémentaires aux senteurs de naphtaline… un traversin, raplapla. A gauche, la porte beige, avec sa poignée ovoïde, blanche, branlante. À droite, dans le recoin, un lavabo à l’émail zébré des marbrures du temps, surmonté d’un miroir piqué par l’humidité et un bidet qui fait vrombir la tuyauterie dès qu’on le remplit, et qui blatère comme un vieux chameau en se vidant.

Jusqu’à aujourd’hui, il n’a jamais douté qu’elle viendrait à ses rendez- vous. Ce soir, les circonstances ont changé. Radicalement. Lui-même a dû ruser pour venir. Longer les murs des ruelles adjacentes. Coller à son ombre. Pourvu qu’elle n’ait pas d’ennui. C’est leur dernière chance de se revoir.

Il dînait au restaurant avec des compagnons. Elle, deux tables plus loin, avec sa mère. Elle lui faisait face. Ils se dévorèrent des yeux durant tout le repas, risquant des regards faméliques. Les circonstances les empêchèrent de quitter leurs tables respectives. Il attendit qu’elle se rende au vestiaire en sous-sol. Il griffonna demain 21 heures sur une carte de l’Hôtel de Dunkerque et la glissa dans sa main en la croisant dans le colimaçon. Sans oser rien dire. Juste un dernier regard, profond, lourd, qui fixa, le temps d’une seconde, l’image de l’autre à tout jamais.

Vingt et une heures 20 … Que fait-elle ? Que lui dira-t-il quand elle sera là ? Il expliquera tout. Que c’est mieux comme ça. Qu’il n’y a pas d’autre solution. Elle comprendra la situation d’elle-même. Elle pensera forcément comme lui.

La nuit a envahi la chambre. Il faudrait qu’il se lève pour allumer. Il fixe l’armoire. Ses doigts s’agitent mollement sur le couvre-lit. Ils suivent les creux des vagues. Rouille. Un écoulement d’eau provenant d’une chambre au-dessus lui fait lever les yeux. Des yeux bleus aux pupilles dilatées par l’obscurité.

Sa main se promène le long de ses bas de soie brune. Un doigt glisse sous l’ourlet en haut des cuisses. Elle couche sa joue sur l’oreiller, s’offre à ses caresses. Il se penche sur sa peau. Sa bouche se pose au creux de son ventre, il voudrait l’aspirer tout entière. Il réveille ses seins qui frémissent, les couvre de baisers…

Il se fraye un passage entre ses cuisses, soulève l’étoffe de coton blanche, rencontre la forêt, puis la clairière, un îlot de chair brûlante prêt à l’engloutir…

Des pas dans l’escalier… Il se redresse. Vingt et une heures 35. Les pas s’éloignent. Il tripote l’arme qu’il a extirpée de l’étui de cuir noir. Il n’y a pas d’autre solution.

Deux ans à se terrer dans cette chambre. À répandre l’odeur de leur amour défendu sur le papier fleuri, les parquets depuis longtemps privés de cire, ce couvre-lit, toujours le même. Deux ans sans jamais oser sortir ensemble, s’embrasser en public, à déguiser leur relation, à dissimuler leurs sentiments, à s’aimer fiévreusement à l’ombre sordide de ces quatre murs.

Deux ans d’ébats désespérés, rythmés par le signe complice du réceptionniste et le tourbillon bruyant du bidet qui se vide. Parenthèse dérisoire, vertigineuse, annonçant le retour à la réalité. Une sirène mobile hurle dans la rue. Elle s’approche, ralentit. La clameur s’élève, des gens courent, une femme crie. Des coups de feu. Des gens parlent fort. Lancent des ordres. Il ne comprend pas tout. La sirène s’éloigne. Il se lève, écarte le rideau avec prudence. Une voiture noire file, feux éteints. Quelques silhouettes se diluent rapidement dans la nuit. Une autre, près d’une flaque sombre, dort sur le trottoir d’en face.

Il sort de sa poche une boîte en carton. Il en extrait des balles, les insère dans les orifices du barillet. Une, deux, trois, non : deux suffiront ! Bientôt dix heures. Elle ne viendra plus. Elle n’aura pas pu.

Alors une seule suffira…

De nouveau des bruits de pas dans l’escalier. Puis le silence. Peut-être elle. Il lui expliquera. Si c’est elle. Elle comprendra. Et puis non, il n’expliquera rien. Ils se diront bonsoir comme chaque fois. Il lira dans ses yeux la détresse qui traduira son approbation. Elle aussi attend ce geste de sa part. Il fera ce qu’il a à faire.

Les pas se sont arrêtés sur le palier. Avalés par le silence angoissant. Et s’il la prenait une dernière fois sur la houle du couvre-lit. Humer encore l’odeur de son plaisir. Lui dire qu’il l’aimera toujours, quoiqu’il arrive. Lui faire l’amour avec violence, passion, leur haine pour le reste du monde. La baiser si longuement, si bien, jusqu’à ce que leurs corps ruissellent d’une même eau, peau contre peau. Dans leur chambre. Plus rien alors ne compterait… Mais non ! Impossible ce soir. Il n’en aura pas la force. Il voudrait vomir le dégoût qui l’habite. Ces vagues immobiles lui donnent la nausée. Mais pourquoi ce silence derrière cette porte…

L’œuf en bakélite pivote lentement. Il se lève, tout aussi lentement. Son uniforme d’officier est à peine froissé. Il ajuste une casquette sur sa brosse blonde. Dire bonsoir seulement. Et tirer. Sans explication. Après ce serait trop dur.

Un dernier coup d’œil à sa montre. Vingt-deux heures !

La porte s’entrouvre. Il reste droit, impavide. Sa main est crispée sur l’arme, dissimulée derrière son dos.

C’est elle ! Les yeux chargés d’une douleur exacerbée.

Elle est seule.

Elle se jette à son cou. Sait déjà.

Sa bouche se contracte, ses lèvres se tordent. Elle retient son émotion dans cette terrible grimace, essaye d’être digne jusqu’au bout. Entre deux sanglots bridés elle parvient à articuler :

- Bonsoir… Friedrich !
- Guten abend Françoise !

Dehors, l’ivresse de la Libération se déverse dans les rues.


Michel LEYDIER


Bibliographie :

Sacrifice, La Loupiote, 97
Noires américaines, La Loupiote, 97
La Sposata, Baleine, 98
Le grand plongeon, Hachette Jeunesse, 98
J’ai pas triché, Hachette Jeunesse, 98



Article mis en ligne en avril 2015.

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