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« La citoyenne de Belleville » : Céleste Mogador, comtesse de Chabrillan


Quel rapport peut bien avoir avec notre colline cette femme célèbre du XIXe siècle qui, après avoir mené une existence de prostituée mondaine, embrassa la carrière littéraire et se fit comédienne ? Elle n’était pas native de Belleville et n’y habita jamais.

C’est pourtant à ce village et à son public populaire qu’elle dut ses premiers succès d’auteur de théâtre. Mieux : c’est en l’honneur de Céleste que, en 1870, dans le Paris encerclé par les Prussiens, celui qui deviendrait l’éminent communard Gabriel Ranvier baptisa un canon de la garde nationale locale « La citoyenne de Belleville ». Comment ça ?


JPEG - 69.4 koÉtonnant destin que celui de Céleste Mogador (1824-1909). Enfant de miséreux, elle portait - la vie a de ces ironies cruelles - le nom familial d’Elisabeth Veinard. Obsédée par la volonté de sortir de la boue des caniveaux, elle ne trouva d’abord pas d’autre voie que celle du commerce de ses charmes : fille de bordel à l’âge de 15 ans [1], lorette à 20, courtisane à 25, bref, les grades de la prostitution. Sous le nom de Céleste Mogador, elle connut à la fin des années 1840 une gloire aussi brillante qu’équivoque comme danseuse-animatrice au Bal Mabille et au cirque équestre Franconi, L’Hippodrome, deux des plus prestigieux établissements de plaisir sur les Champs- Elysées de l’époque. Elle s’y faisait choisir par les riches amants qui lui payeraient le train des femmes entretenues.

L’un d’eux, le comte Lionel Moreton de Chabrillan, petit-fils du duc de Choiseul, haute personnalité du temps, eut le courage de sa passion et l’épousa en 1854 au grand dam de sa famille (il décédera en 1858). Céleste crut alors que sa vraie vie commençait. C’est désormais comme artiste, comédienne et écrivaine qu’elle entendait gagner la dignité et la reconnaissance sociales auxquelles elle aspirait avidement depuis toujours. Las, le monde nanti et hypocrite qui l’avait applaudie en tant que servante rémunérée de ses frasques lui fit payer son abandon. Les Mémoires que la comtesse avaient rédigées en guise d’adieu à la Mogador furent censurées ; son premier roman, Les Voleurs d’or, ignoré délibérément ; les Chabrillan, caste influente et qui refusait tout subside à la veuve de Lionel, firent pression sur les directeurs de théâtres pour qu’ils ne montent pas ses pièces. Céleste tenta alors d’ouvrir sa propre salle mais le succès ne vint pas davantage. Nous sommes en 1864, c’est alors qu’elle rencontra Belleville.



« Bonjour, madame Lionel ! »

La « montagne » bellevilloise, Céleste l’avait grimpée plus d’une fois afin de s’y promener quand, toute petite fille, elle habitait au pied de celle-ci, dans son quartier natal du Temple. Rendant maintenant visite à sa mère qui avait pris un logement dans les parages des carrières de la butte Chaumont, la comtesse apercevait certes les transformations qu’avait subies l’ancien paysage rural mais la nouvelle population industrieuse amassée sur les pentes de la butte lui rappelait somme toute l’univers artisanal besogneux dans lequel avait évolué son enfance. Ce peuple, elle s’en était détourné dans son désir d’ascension sociale et voilà que, meurtrie par le mépris que lui témoignait le Paris des classes supérieures, elle éprouvait à présent le besoin de lui revenir ainsi que de se ressourcer à ses humbles mais authentiques valeurs. Elle le retrouva au « paradis » du Théâtre de Belleville, temple du vaudeville et du mélodrame qui s’élevait alors dans la cour Lesage, au 46 de la grand-rue.

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Couverture de la pièce de Céleste jouée au Théâtre de Belleville en 1864. Madame Lionel est distribuée dans le rôle masculin d’Albert.

Un jour, des comédiens qui y jouaient et avec laquelle la comtesse avait travaillé naguère lui suggérèrent de lire une de ses pièces au directeur de la salle, Joseph Édouard Holacher. Il s’agissait de l’adaptation de son roman Les Voleurs d’or… A la surprise de madame de Chabrillan, Holacher exprima spontanément son enthousiasme et décida de monter l’œuvre sur-le-champ. Mieux, il demanda à Céleste d’incarner l’un des rôles principaux et dota la pièce d’une mise en scène somptueuse. Le soir de la première, le 28 mai 1864, la comtesse tremblait de peur au moment de recevoir le verdict populaire mais ce fut un triomphe. L’auteur et comédienne fut rappelée plusieurs fois devant le rideau par les spectateurs qui acclamèrent le nom de Céleste Mogador que, par crainte de paraître déplacée, l’ancienne courtisane avait caché sur l’affiche d’annonce du spectacle. Les petites gens de Belleville l’avaient reconnue et lui pardonnaient son existence passée dans la turpitude. Après tout, se dirent-ils, c’est une pauvre fille de notre monde. Durant les trois semaines pendant lesquelles la pièce fut représentée, chose tout à fait exceptionnelle au théâtre de la cour Lesage, les Bellevillois qui croisaient l’actrice dans la rue la saluaient familièrement : « Bonjour, madame Lionel ! » Très émue de ces hommages, la comtesse revendiqua auprès de ses proches l’appellation de « montagnarde de Belleville ». C’est à partir de ce succès que la femme de lettres et de théâtre commença à être considérée. Des comédiens de renom tels Mélingue - un Bellevillois, du reste - et Coquelin aidèrent beaucoup à cette reconnaissance. C’est de nouveau au théâtre du 46, rue de Belleville que madame Lionel songea pour créer une autre pièce, Les Crimes de la mer, en 1869. Ce mélodrame rencontra à son tour la ferveur du public local.

Dans l’assemblée de ses admirateurs, Céleste fit la connaissance de deux personnalités bien connues sur la côte bellevilloise - où elles résidaient - pour leurs idéaux révolutionnaires socialistes : l’ouvrier Gabriel Ranvier et le professeur au Collège de France Gustave Flourens. La Mogador, qui ne faisait pas de politique, défendait plutôt des convictions hostiles aux professions de foi très « lutte de classe » de ses nouveaux amis. Leur radicalisme effrayait la bonne chrétienne que la Comtesse de Chabrillan se sentait être, au fond d’elle, mais madame Lionel était sensible en même temps à la sincérité qui sous-tendait les discours enflammés des deux révolutionnaires. Forte de l’expérience de loyales discussions avec eux, elle se croyait capable de les tempérer et de les raisonner.



Dans la marée rouge

Après avoir perdu leur contact pendant quelques années, elle les revit dans les circonstances qui, après la chute de l’empereur Napoléon III, préparèrent la Commune. Dans la salle du fameux Bal Favié (13, rue de Belleville), de chaudes séances de club révolutionnaire se tenaient à l’automne 1870, alors que les troupes allemandes de Bismarck assiégeaient la capitale. Ranvier n’y était pas le dernier à appeler à l’insurrection populaire contre un gouvernement jugé capitulard face aux assiégeants. Alarmée, la comtesse se rendit plusieurs fois à la Salle Favié afin d’interpeller l’ouvrier et de tenter d’écarter avec ses moyens le spectre de la guerre entre Français sous les yeux de la puissance étrangère. Mais dans la fièvre « rouge » qui embrasait la salle, le petit bout de femme de Céleste se trouvait perdu, anonyme, au milieu d’une foule considérable et presque entièrement masculine. Comment prendrait- elle la parole ?

Si vous ne la défendez pas avec le sabre, elle périra dans vos bras…

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La comtesse de Chabrillan, figurée en vestale patriotique.

Le 6 octobre, ignorée, bousculée, découragée, elle se disposait à partir quand Flourens l’aperçut et lui fit donner une chaise près de la tribune des orateurs. Ainsi mise en lumière, un murmure se répandit autour d’elle : « C’est l’auteur des Voleurs d’or », qui, bientôt, devint une acclamation. Elle proposa alors de réciter des vers patriotiques. Ces poésies écrites de sa main, elles les avaient quelques jours plus tôt adressées par lettre à Ranvier en lui précisant qu’« elle n’admirait ni Jeanne d’Arc ni Charlotte Corday » et qu’il s’agissait seulement de sauver la République. « Ce sont vos divisions, protestait-elle avec énergie, qui la perdront. Si vous ne la défendez pas avec le sabre, elle périra dans vos bras pour la troisième fois, et c’est vous qui l’aurez tuée. » Ranvier, qui avait d’autres chats à fouetter, ne lui répondit pas. Mais à cette heure, les clubistes, tout heureux de s’offrir une petite attraction impromptue, voulurent entendre la Mogador. Des applaudissements saluèrent la fin de la déclamation. Impressionné par ce succès, Ranvier, profitant opportunément de l’enthousiasme, déclara alors que le canon qu’on devait offrir aux gardes nationaux bellevillois serait appelé en l’honneur de madame Lionel « La citoyenne de Belleville ».

Cela n’empêcha pas le révolutionnaire de décevoir la comtesse en prenant la direction le 31 octobre 1870 d’une insurrection certes manquée mais connue comme l’anticipation de la Commune. Dans la répression qui suivit, Ranvier fut arrêté et emprisonné à la Conciergerie. Très fatigué, une affection pulmonaire menaçait sa vie quand Céleste, peu rancunière, alla le visiter. Elle sollicita ensuite le gouvernemental Jules Favre, qui avait de la considération pour la comtesse, de faire transférer le pauvre Gabriel à la maison municipale de santé Dubois (hôpital Fernand-Widal de nos jours) et sa requête fut écoutée.

Oui, ce fut une sacrée femme que Céleste Mogador, fidèle à ses amitiés même dans l’opposition des convictions. Toujours soucieuse de reconnaissance sociale, généreuse de ses efforts, dans la littérature comme dans les œuvres de charité [2], elle ne fut pourtant guère payée en retour. Vers la fin de sa vie, à court de ressources, elle retomba dans l’ornière de sa jeunesse en dirigeant un ambigu salon de massage à la suédoise.


Maxime Braquet


Image (2) : La couverture du texte imprimé de sa pièce « Les Voleurs d’or » créée au Théâtre de Belleville le 28 mai 1864.

Image (3) : La comtesse de Chabrillan, figurée en vestale patriotique, telle qu’on la voyait sur une feuille que madame Lionel avait fait imprimer à ses frais pendant la guerre franco-prussienne de 1870. Elle accompagnait un hymne nationaliste écrite de sa propre main. Un tirage original du document se trouve à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, où l’on peut lire aussi l’étude biographique la plus intéressante consacrée à madame de Chabrillan : Françoise Moser, Vie et aventures de Céleste Mogador, éd. Albin Michel, 1935.


Notes de juin 2009, par l’auteur

- Pour rédiger cet article, Maxime Braquet s’est servi du livre Vie et aventures de Céleste Mogador, de Françoise Moser, éd. Albin Michel, 1935. Mme Moser a exploité elle-même des manuscrits demeurés inédits de Céleste Mogador. L’ouvrage est accessible à la Bibliothèque nationale.

- C’est en fait Alexandre Dumas qui a réalisé pour la scène l’adaptation du roman de madame de Chabrillan, laquelle était alors trop peu expérimentée pour un tel travail. On peut dire que Dumas fut l’un des seuls anciens admirateurs de la Mogador à l’aider dans le lancement de sa carrière littéraire nouvelle. Par la suite, Céleste rédigera seule une quinzaine de pièces de théâtre, romans et récits.


- Selon une étude de l’historien Marcel Dessal menée en 1952, Gabriel Ranvier se serait évadé de la maison de santé Dubois quelques jours après son admission. On peut alors se demander si, dans l’affaire, la comtesse ne fut pas la complice des plans du futur communard.


Article mis en ligne en 2009. Actualisé en septembre 2014.

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[1Elle eut alors parmi ses pratiques Alfred de Musset… un client pas très poétique.

[2Pendant le siège de Paris, Céleste organisa une légion d’infirmières militaires, les Sœurs de France. En 1875, elle créa un orphelinat pour les enfants alsaciens et lorrains.

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