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Récit historique

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La vertu a ses degrés



Paris, le 7 décembre 1864.

Mon cher cousin,

Quel mauvais temps ! Il bruine, les parapluies se sont ouverts et, à Paris, on ne voit que multiples corolles qui s’acheminent dans les rues. Les échotiers nous entretiennent de nouvelles affligeantes, les campagnes sont prises par le gel, le froid bleuit le visage des enfants pauvres et les anciens, transis et silencieux, se réfugient sous le manteau des cheminées pour se réchauffer. Enfin eux, au moins, sont protégés et vous laissent en paix.

Il n’en est pas de même à Paris où nous rencontrons bien du remue-ménage. Depuis que Monsieur Haussmann a entrepris ses grands travaux, les miséreux pullulent dans notre capitale. Nous avions déjà les mendiants, les vagabonds, les paresseux et voilà que s’ajoutent à cette pègre des ouvriers sous-qualifiés venus de la province pour effectuer les démolitions et les travaux de terrassement. Leur contrat terminé, ils n’ont plus de travail mais demeurent sur place et entendent y rester dans l’espoir d’ une nouvelle embauche. Et comme ils se retrouvent au chômage, ils vont encore grossir le flot des va-nu-pieds. Il n’est pas jusqu’à la gueuserie des carrières des Buttes-Chaumont, apôtre de la fainéantise, qui, pourchassée par la police, sort de ses trous à rats, hébétée de se retrouver dans la rue alors que la chaleur des fours à plâtre lui assurait comme le dit si bien le chef de la sûreté Monsieur Claude : "une douce et lente agonie préférable aux soucis du travail". [1]

Imaginez-vous ces cohortes de traîne-misère lâchées dans la cité. Une telle pauvreté fait injure au luxe et à l’élégance de notre Paris moderne. Pourtant, la loi de 1863 bannit la pauvreté. Tous les miséreux dont les poches sont dépourvues d’argent sont conduits en prison. La peine purgée, l’autorité constate qu’ils n’ont pas plus d’argent qu’avant et les envoie dans un "dépôt de mendicité" à Saint-Denis. Imaginez-vous une horreur délabrée, pourrie, fétide et malsaine !

Pour ceux qui possèdent quelques sous, il existe un moyen de se nourrir, les "Fourneaux économiques" régentés par quelques créatures aux allures de volailles engraissées, des femmes dites charitables, et qui, selon moi, sont tout au plus des gargotières qui fricotent des plats tièdes, divers brouets, panades et arlequins et les servent à tous ces quémandeurs. Alors je vous le demande, où ce gaspillage nous mènera-t-il ?

À Saint-Ambroise, Saint-Julien, Saint-Charles et Saint-Ignace nous nous sommes élevées contre les "Fourneaux économiques", une institution qui favorise les paresseux. Que devient une femme qui ne cuisine plus pour sa petite famille ? Ainsi nous arrivons aux plats tout préparés, aux mets savoureux fabriqués pour des saute-au-rab qui ne prennent la peine que de se mettre à table. Ventre affamé n’a pas d’oreilles, dit-on, alors croyez bien que les gueux n’ont pas si faim qu’ils le prétendent puisqu’ils oient parfaitement que des repas leur sont servis gratis.

JPEG - 22.7 koEt nous alors, et nos charités ? Nous, nos charités vont à ceux qui mendient. Main tendue, œil larmoyant, ils prennent du plaisir à obtenir un sou qui leur permettra d’assouvir leur faim ou d’étancher leur soif. Ceux-là sont méritants, on peut dire qu’ils mettent de la joie dans leur humble besogne. Leurs yeux brillent quand ils obtiennent un petit quelque chose mais ils gardent la tête basse, remercient timidement. Ils sont soumis, obscurs, ce sont de bons pauvres. Rien de commun avec les charognards qui s’abattent sur les "Fourneaux économiques". Ceux-là, ce sont des profiteurs, ils portent la tête haute et dans leurs mines avides, on décèle de la goinfrerie. Savez-vous que parfois, on leur donne un dessert !

Pour ma part, j’estime que j’en fais plus qu’à ma suffisance, car là, comme partout, la vertu a ses degrés ! Il faut de l’héroïsme pour côtoyer et nourrir les indigents.

Mon bon cousin, pardonnez-moi de vous exposer des faits indignes de vous et de votre naissance. Où sont nos goûters savoureux dans les clairières de vos forêts ? Tâchez de vous bien nourrir, moi, je ne rate pas une occasion de me régaler. Où irions-nous s’il fallait perdre du temps à s’attendrir sur tous les marmiteux !

À vous toute mon affection.


P.c.c. Denise François




Toulon le 20 décembre 1864

Très estimée cousine

Vous auriez pu penser à m’entretenir d’autres sujets que celui de la gueusaille, cela m’eût diverti quelque peu en cette triste fin d’année. Toutefois je comprends vos soucis, je partage vos révoltes et finalement ne suis pas mécontent que vous me donniez l’occasion de m’épancher à mon tour sur le sujet.

Heureux êtes-vous encore à Paris où la petite Roquette puis cette noble
institution qu’est le dépôt de mendicité de St Denis, vous soulagent en partie de l’omniprésence des gueux de tous ordres. Bien qu’ici nous disposions d’un bagne, il ne m’a pas encore été donné de voir un seul des parasites qui hantent nos mes et nos places y être conduit pour y expier son oisiveté. Et pourtant quel soulagement ce serait ! Nous sommes en effet depuis des années ici envahis par des cohortes de miséreux venus qui des campagnes voisines qui du Piémont et même parfois d’horizons plus lointains. Vous verrez d’ailleurs ma cousine que si nous n’y prenons garde, un beau jour nous serons colonisés par les descendants d’Abd el Khader ! Ne dit-on pas déjà - mais je ne suis pas allé constater - que des négresses et autres exotiques almées pratiquent leurs coupables activités dans certaines maisons de plaisirs de la ville. Que n’ai-je autorité pour faire fermer ces lieux de débauche !

Oui, l’autorité, voilà qui aujourd’hui est battue en brèche. Comment en effet concevoir que l’on ne fasse rien pour débarrasser nos provinces de ces hardes de miséreux qui se répandent à travers les campagnes avant de venir s’avachir dans nos villes. Vous avez bien raison ma cousine, si en plus on les y nourrit comment dès cet instant pouvoir songer à nous en délivrer. Sous le fallacieux prétexte de demander un travail (sans compter que si d’aventure on le leur proposait, ils se dépêcheraient de l’abandonner) ces gens ne sont venus ici que pour vivre aux dépens de la société. Heureusement que nous sommes encore vigilants ! Nous avons d’ailleurs mis en garde les dames de nos œuvres afin qu’elles excluent cette gueusaille de leur pratique.

Pour notre part, et bien entendu je parle aussi pour Mère (votre estimable tante ne l’oubliez pas !), depuis des décennies pour ne pas dire des siècles, notre famille a ses pauvres nous n’allons quand même pas en changer ! Espérons qu’un jour quelque édile aura suffisamment de poigne pour interdire toute mendicité en nos lieux publics et à reconduire ces gens là d’où ils viennent. Il y a longtemps- oh quelque cent cinquante ans- dans cette ville les autorités avaient institué un emploi de chasse-mendiants, l’histoire dit même que l’on dota ce digne homme d’un uniforme de "quarante livres"*. Quarante livres ma bonne cousine, voilà donc le prix de la tranquillité, quarante livres et notre chasse-mendiant courait les mes, les églises et les asiles dans le seul et fort louable but de faire déguerpir tous ces indésirables. Aujourd’hui, tout est dévoyé, je vous fiche mon billet que si l’on continue comme cela certains iront jusqu’à appeler "restaurants" vos fameux "fourneaux économiques". Il n’y a qu’à laisser le vice et l’oisiveté s’installer. Il en va de même pour notre chasse-mendiant, combien de temps nous faudra-t-il encore attendre pour qu’on nous le rende, mieux même, pour que l’on se décide à créer une escouade chargée de débarrasser nos villes de cette gueusaille. Un simple arrêté municipal et nous n’aurions plus toute cette canaille dans nos rues !

Ma cousine sachons garder nos pauvres pour que le temps venu nous puissions à notre tour apprendre à notre descendance cet acte de charité tel qu’il nous a été transmis par nos parents ! Oui gardons nos pauvres mais surtout gardons-nous bien de ces gueux qui prétendent à vouloir les remplacer et gardons-nous encore plus de ceux qui les encouragent !

Votre très attentionné Cousin


Roland de G.

* NDLA : Ceci est rigoureusement exact, un emploi de "Chasse-mendiant" fut effectivement créé à Toulon au XVIIe siècle. Dans un article que j’avais en son temps (1996) consacré à cette histoire, je concluais de la façon suivante : "Sans porter de jugement sur le coût de la future police municipale renforcée que l’on nous promet, force nous est de constater que l’on vient de faire un bond en arrière de plus de trois siècles… C’est non seulement sinistre mais c’est aussi inquiétant car ces fameux policiers municipaux seront armés. Si d’aventure ils ne pouvaient l’être il a été évoqué la possibilité de les équiper de matraques électriques, ce qui est tout à fait normal de la part d’incorrigibles nostalgiques de la "gégène"… Mais au fait, les Pitt-Bull, c’est pour quand ?… "


Lettre de l’aïeule …

JPEG - 31.3 koAu moment où le train s’approchait, la pluie tombait sur Paris. J’avais abandonné la Bretagne, jusqu’au prochain week-end, emportant avec moi le précieux cadeau que m’avait fait mon père. La seconde lettre de mon aïeule, dont j’avais pris connaissance, m’avait quelque peu surprise. La vie est dit-on un éternel recommencement et les nouvelles adressées au cher cousin le confirmaient. Belle découverte me direz-vous ! Seulement voilà, les époques changent mais les problèmes restent les mêmes. Chômage et pauvreté font régulièrement la une de l’actualité, le modernisme n’a pas eu gain de cause de la misère et les cités dans lesquelles nous vivons n’ont pas vraiment été conçues par les descendants du baron Haussmann. Les mentalités ont évolué à la vitesse d’un escargot au galop. Certaines âmes bien pensantes considèrent toujours les chômeurs comme des fainéants, d’autres s’imaginent des envahisseurs venus manger les surgelés des Français, d’autres encore s’accommodent parfaitement d’une pensée d’Alphonse Allais : "Faire la charité, c’est bien. La faire faire par les autres, c’est mieux. On oblige ainsi son prochain, sans se gêner soi-même." Les patrons gardent jalousement le travail pour quelques ouvriers qui doivent bien entendu se considérer comme privilégiés. Beaucoup préfèrent, et de loin, les bénéfices au partage du travail. En un mot la solidarité va bon train.

Mais qu’est-ce qui me dérangeait le plus dans cette lettre ? Les similitudes avec ce monde actuel dans lequel je vivais ou le fait que " je n’ai pas mauvaise conscience et que ça ne m’empêche pas de dormir…", comme le disait si bien la chanson des Restos du Cœur. La pensée de Coluche me rassura, les Restos du Cœur venaient justement de fêter leur 15ème anniversaire. Il existait, fort heureusement, des personnes capables de générosité et des bénévoles que l’on aurait pu appeler comme les restos : les gens du cœur.


P.c.c. Christine DAHMANI
Avril 2000



Article mis en ligne en février 2014.

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[1La vie quotidienne sous le Second Empire.

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