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Jean-Jacques Rousseau

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Sur les pas d’un promeneur : rue des amandiers


Jean-Jacques Rousseau herborisant - cliché Bulloz.En dépit de ce nom champêtre, la rue des Amandiers n’éveille pas la moindre émotion agreste chez le passant d’aujourd’hui, même lorsqu’elle s’élance du bas de l’avenue Gambetta vers les hauteurs de Ménilmontant et décrit, à flanc de colline, un large arc de cercle, au milieu d’un désordre d’immeubles récents et anonymes.

Elle eut un caractère bucolique marqué, au temps où les limites de la grand’ville s’arrêtaient à ce qui est de nos jours la place de la République : les plans de Jouvin de Rochefort (1672) et le plan des paroisses de Paris dressé par Junié en 1786, conservés aux Archives de France, nous donnent quelque idée de ce qu’étaient le faubourg et le commencement de la campagne où s’activaient laboureurs et bergers. Deux plans, de 1968 et 1996, nous renseignent sur l’urbanisation du quartier qui, dans une certaine mesure, s’inscrit pour les grandes lignes dans le schéma des siècles passés.

Dès 1672, un texte atteste l’existence du chemin des Amandiers, alors que Ménilmontant n’est qu’un hameau au haut d’une pente abrupte sur laquelle s’étagent les vignes, ainsi que le rappelle la rue des Panoyaux (terme déformé qui signifie raisins sans noyaux, c’est-à-dire sans pépins).

À la fin du XVIIIe siècle, Paris s’enferme dans l’enceinte des Fermiers Généraux (la ligne de métro Nation-Barbés-Étoile en épouse l’exact tracé ; n’en subsistent que les colonnes du Trône, cours de Vincennes, la rotonde de la Villette, entre Jaurès et Stalingrad, et le pavillon du parc Monceau, station Monceau). Toutefois la limite entre ville et villages demeure assez floue, le chemin des Amandiers, qui serpente sur les hauteurs de Ménilmontant, pénètre dans Paris par ce qui est de nos jours le haut de la rue du Chemin-Vert.

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Les Rêveries du promeneur solitaire

Il est plus que probable que, sur ce chemin, déambule, à l’automne 1776, un promeneur singulier qui a éprouvé le besoin de prendre l’air et de s’arracher à son étroit logis de la rue Plâtrière, l’actuelle rue Jean-Jacques Rousseau, entre le Louvre et les Halles. Excellente occasion pour herboriser le long du chemin. Ce promeneur, âgé de soixante cinq ans passés, n’est autre que Jean-Jacques Rousseau (1712-1778).

Si l’homme de lettres arrivé à Paris en 1742 est un inconnu, le vieillard de 1776 est un auteur célèbre, mais l’homme est demeuré pauvre, en proie à de fréquents problèmes de santé et à des crises de délire de persécution qu’ont alimentées ses innombrables polémiques avec ses contemporains et ses confrères : "qu’ai-je fait ici-bas ?… [1] J’étais fait pour vivre, et je meurs sans avoir vécu. ( … ) je récapitulais les mouvements de mon âme dès ma jeunesse, et pendant mon âge mûr ( … ) mon après-midi se passa dans ces méditations". ( … ) "J’étais sur les six heures à la descente de Ménilmontant presque vis-à-vis du Galant Jardinier, quand ( … ) je vis fondre sur moi un gros chien danois qui, s’élançant à toutes jambes devant un carrosse, n’eut pas le temps de retenir sa course" (peut-être le carrosse de Lepelletier de Saint-Fargeau dont les terres et le château se situaient dans le périmètre actuel de la rue du Télégraphe, rue de Ménilmontant et Saint-Fargeau). Il n’aspire plus qu’à l’apaisement, ne songeant qu’à entreprendre un colloque sans fin de son âme avec lui-même. Ses promenades participent d’une sorte d’hygiène intellectuelle, propre à la maturation de la réflexion, et, partant, de l’œuvre. Exercice que pratiqueront assidûment, au XXe siècle un Georges Simenon ou un André Gide. De cette pratique va naître l’ultime chef-d’œuvre de son auteur :Les Rêveries du promeneur solitaire.


La "seconde promenade" nous livre les clés de cette alchimie mentale : " Le jeudi 24 octobre 1776, je suivis après dîner les boulevards jusqu’à la rue du Chemin-Vert par laquelle je gagnai les hauteurs de Ménilmontant ; et de là prenant les sentiers à travers les vignes et les prairies, je traversai jusqu’à Charonne le riant paysage qui sépare ces deux villages ( … ) quelquefois m’arrêtant à fixer des plantes dans la verdure ( … ) depuis quelques jours on avait achevé la vendange ; les promeneurs de la ville s’étaient déjà retirés ; les paysans aussi quittaient les champs jusqu’aux travaux d’hiver. La campagne encore verte et riante ( … ) et déjà presque déserte, offrait partout l’image de la solitude".

Ce spectacle l’incite à s’interroger, voir à s’identifier avec le paysage : "Il était presque nuit quand je repris connaissance ( … ) L’état auquel je me trouvai dans cet instant est trop singulier pour n’en pas faire la description. La nuit s’avançait. j’aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. ( … ) Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais. Tout entier au moment présent, je ne me souvenais de rien ( … ) On me demanda où je demeurais ; il me fut impossible de le dire. Je demandai où j’étais ; on me dit, à la Haute Borne, c’était comme si l’on m’eût dit au mont Atlas."

Jean-Jacques a trouvé dans cet accident à Ménilmontant ample matière à réflexion, dans l’obsession qu’il avait, "de tenir un registre fidèle de mes promenades solitaires et des rêveries qui les remplissent quand je laisse ma tête entièrement libre, et mes idées suivre leur pente sans résistance et sans
gêne
".

« Je ne fais rien qu’à la promenade, la campagne est mon cabinet. »

La rue des Amandiers, une sente au temps de Jean-Jacques, n’a perdu son caractère campagnard que vers le milieu du XIXe siècle, ce qui lui vaut d’offrir matière à peindre à des peintres tels que Camille Fleis (1802-1868) et Louis Cabat (1812-1893) dont le musée Carnavalet conserve des dessins.

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Au hasard du temps, d’autres silhouettes surgissent, tragiques pour les unes, en ce mois de mai 1871 qui vit la rue se couvrir de barricades, proches et amicales comme celles de Guy Rétoré et Arlette Tephany qui créèrent et animèrent dans ce quartier La Guilde de Ménilmontant, forme première de ce qui allait devenir le T.E.P. - Théâtre de l’est parisien- où fut conçu le spectacle La Vie et la Mort du roi Jean, de Shakespeare, dont la représentation fit sensation et décida de l’avenir de la compagnie. Un grand écrivain, des peintres, des révolutionnaires, un homme de théâtre, la provende est belle … pour un sentier de campagne.


Michel Brunet



Article mis en ligne en 2010 par Mr Antoine Seck, collaborateur à La Ville des Gens. Actualisé en janvier 2014.

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[1A l’interrogation de f.-f. Rousseau" qu’ai je fait ici-bas ?" il suffit de citer quelques titres : Discours sur les sciences et les arts, Le devin du village (opéra comique, texte et musique), Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, La Nouvelle Héloïse, Du contrat social, Émile ou de l’éducation, Lettres écrites de la Montagne, Les Confessions, et les Rêveries du promeneur solitaire. Les mânes de Rousseau peuvent reposer en paix.

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