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De la butte Bergeyre à la Grange-aux-Belles

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Sur les pas de Moulou de Belleville


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Moulou ? C’est le diminutif affectueux donné à notre regretté Mouloudji. Marcel, si vous préférez, le chanteur « rive gauche » des années 1940-1960 à la voix de crooner chaloupée. « Comme un p’tit coquelicot, mon âme », « Un jour, tu verras, on se rencontrera, quelque part, n’importe où, guidés par le hasard… » : on fredonne encore ses chansons. Moulou, donc, a passé son enfance dans le quartier des Buttes-Chaumont. Il a raconté cela dans deux livres. A travers ses récits, des lieux aujourd’hui oubliés remontent à la surface de nos rues, qui ont marqué la vie de beaucoup de Parisiens d’hier.



Mouloudji était déjà un Beur quand on ne disait pas encore la chose comme ça. Fils d’un ouvrier maçon kabyle et d’une Bretonne, il naquit en 1922. Quand il eut sept ans, ses parents vinrent habiter impasse Puebla, une cité à taudis maintenant disparue entre l’avenue Mathurin-Moreau et la rue des Fours-à-Chaux. Sa maman était pleine d’affection mais avait un fonctionnement mental, disons, imprévisible. Moulou a gardé de ses jours de gosse auprès d’elle des souvenirs hallucinés qu’il a transcrits dans son premier livre, Enrico : « Nous arrivâmes ainsi au bout de la ruelle, puis mon père se mit à marcher plus vite, alors m’man me prit par la main et m’entraîna en courant vers les Folles Buttes. La lune éclairait les rues et des ombres majestueuses tachaient les pavés. "Nous allons nous cacher dans la maison grise", me dit ma mère. Nous grimpâmes le grand escalier et nous arrivâmes devant la maison grise : c’était une vieille baraque inachevée, bâtie en forme de château, juste au pied de la colline des Folles Buttes. […] Dehors, des ombres fantastiques s’allongeaient. C’était la saison des pluies et les bêtes, passantes vipéreuses, allaient et venaient avec des yeux luisants et le corps en rut. » Ne dirait-on pas ces lignes échappées d’un livre de Stephen King ?



La jungle des Folles Buttes

En ce temps-là, Folles Buttes était encore le nom que les habitants du quartier attribuaient à cette partie détachée de l’antique butte de Chaumont entre l’avenue Simon-Bolivar et la rue Manin. Ils conservaient ainsi l’appellation d’un parc d’attractions qui avait donné une grande animation à ce coin de Belleville de 1910 à 1922 et qui s’ouvrait un peu en retrait de l’avenue Mathurin-Moreau, au pied de notre escalier Michel-Tagrine. La « maison grise » qu’évoque Moulou en constituait probablement un vestige.

En septembre 1918, une pelouse de sports, le stade Bergeyre, fut en outre aménagée sur le plateau sommital de la colline. [1] Mais, lorsque le petit Marcel découvrit celle-ci, elle vivait une époque intermédiaire : en 1929, le parc et le stade, tous deux démontés, avaient cessé leurs activités trépidantes et, comme la construction des agréables résidences que l’on admire aujourd’hui avait tout juste commencé, la butte recouvrait momentanément son aspect à demi sauvage d’autrefois. Dans son roman L’Auberge du Grand Balcon, notre amie de Quartiers libres Denise François fait de cette hauteur : la « colline aux hannetons », le domaine privé de son héroïne, la petite Haine. Cent ans plus tard, Moulou et les gamins de sa saison la choisirent aussi comme terrain d’aventures : « Pour moi, l’endroit du quartier le plus fascinant se trouvait derrière l’hôpital Rothschild, écrit Marcel dans Le Petit Invité. Sur une hauteur, un grand terrain vague gonflé çà et là de protubérances que les gens avaient baptisées les Folles Buttes. La jungle au cœur de Paris ? Quelques villas servaient de repaire aux clochards et de château fort pour les guerres de gosses. Et des déserts, des forêts, des précipices… Par un escalier qui me paraissait vertigineux, je redescendais dans l’avenue Simon-Bolivar, vers l’école communale, l’église Saint-Georges […]. Chaque samedi soir éclataient des batailles intéressantes. »


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L’entrée du parc d’attractions des Folles Buttes vers 1914.


Quand le siège du Parti communiste n’était pas là

Un certain esprit à la Don Camillo régnait chez les Mouloudji. Le petit Marcel, au temps même où sa mère lui fit suivre des classes de catéchisme à l’église Saint-Georges, fut inscrit par son père aux Pionniers rouges, l’organisation de jeunesse du Parti communiste pour les benjamins, relate Moulou dans Le Petit Invité. Ces « scouts bolcheviks » se réunissaient pour le quartier au 8 de l’avenue Mathurin-Moreau, qui n’était pas alors l’une des entrées du siège du PCF bâti par Oscar Niemeyer mais l’adresse d’un local syndical (de la CGTU) fort connu car c’était en même temps une « maison du peuple » : on l’avait appelée Fernand-Pelloutier. Le romancier célèbre Paul Nizan l’évoque à son tour dans La Conspiration : « Comme il y a presque toujours des réunions syndicales avenue Mathurin-Moreau en haut des escaliers du n° 8 […] et qu’on est aux confins des quartiers les plus ardents de Paris depuis les coups de feu et les cris de la Commune, on y trouve des paquets bleus d’agents à la sortie du métro Combat [Colonel-Fabien], devant les grilles d’un magasin [de la coopérative ouvrière] La Bellevilloise. [2] : c’est un territoire triste mais exaltant pour tout homme qui peut monter librement les marches de ciment de l’avenue Mathurin-Moreau. »

C’est là que Jacques Prévert, le script de son sketch Vive la presse sous le bras, rejoignit au début du mois de mai 1932 le groupe théâtral d’agitation ouvrière Octobre. Parmi ses créateurs, Raymond Bussières, ce bon vieux Bubu des films populaires des années 1940-1950, la tête toujours coiffée d’une casquette et le mégot de cigarette vissée aux lèvres. Octobre, donc, répétait alors à la salle Fernand-Pelloutier avant de donner des représentations dans les usines. Mouloudji rencontrera en 1935 la troupe de Prévert, mais pas avenue Mathurin Moreau:on y viendra tout à l’heure.



Les débouchés de l’impasse Chausson

Moulou, en 1931, se fit vendeur de journaux à la criée. Son poste habituel d’activité se tenait devant la bouche de métro de la place du Combat mais on le rencontrait aussi avec son lot de canards rue du Faubourg-du-Temple. Il excellait dans l’exercice et, chez les Pionniers rouges, c’était le champion de la diffusion du petit imprimé de l’organisation. Marcel avait par ailleurs le don de trousser gentiment la chansonnette. C’est ainsi que les camarades de son père le poussèrent sur l’estrade de la salle des fêtes de la maison de l’Union des syndicats, au fond de cette impasse Chausson qui s’ouvre au 33, rue de la Grange-aux-Belles, en face de l’hôpital Saint-Louis.

On aurait bien du mal à imaginer aujourd’hui que cette venelle effacée, sans histoire apparente, fut naguère remplie des mille tumultes des luttes sociales parisiennes. Là se trouvait le premier siège confédéral de la CGT, ouvert en 1907, et, jusqu’à 1936, c’était une adresse classique des grands meetings ouvriers, syndicaux ou politiques. Mouloudji, toujours dans Le Petit Invité, se souvient : « Les gars se rendaient à des meetings et participaient au service d’ordre, le plus souvent à la Grange-aux-Belles […]. On y accédait par une impasse coincée entre deux gigantesques murs d’immeuble. A la sortie, les ouvriers passaient devant une haie sombre d’agents de police et de gardes mobiles. Ne s’entendait que le martèlement des chaussures. A la moindre provocation, les braves salauds les chargeaient à coups de pèlerine et de bâton blanc. »

Il s’y donnait aussi des représentations théâtrales et des projections de films ; des galas de variétés également : « Que j’aimais ces artistes merveille du caf’-conc’, cyclistes, fildeféristes, dresseurs de chiens, magiciens, danseurs, athlètes, chanteurs », se rappelle encore le Mouloudji de la maturité, qui a donné le nom de La Grange-aux-Belles à l’une de ses dernières chansons parce que cette salle représenta le point de départ de sa bonne fortune. Il y fut en effet remarqué à l’automne 1935 par un ami de Jean-Louis Barrault, qui présenta le gamin au grand comédien. Celui-ci, qui répétait alors avec le groupe Octobre Le Tableau des merveilles, un intermède de Cervantès passé à la moulinette de Prévert, lui offrit une petite place dans le casting. Le jeune Marcel, 13 ans, devint aussitôt la mascotte de la bande à Jacques. Il fut notamment le protégé de Marcel Duhamel, futur créateur de l’illustre collection "Série noire", chez Gallimard.

Dans cet environnement, Moulou entra en amitié avec Robert Desnos puis, vers 1938, adolescent, côtoiera Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et leurs amis… Autant de sources de la partie littéraire de sa carrière multiforme.

C’est certainement par Prévert qu’il fut introduit au début de 1936 sur le plateau de tournage du film de Marcel Carné Jenny. Modeste figuration (il incarne un chanteur de rue) qui inaugure plusieurs apparitions marquantes à l’écran (films de Christian Jaque et d’André Cayatte) ou sur les scènes de théâtre alors que Moulou était par ailleurs devenu une vedette de la chanson française poétique et un auteur poète tout court. Ainsi qu’un peintre au surplus.

N’est-elle pas un brin magique, l’histoire de ce poulbot de Belleville descendu de sa butte Bergeyre presque natale pour rencontrer un destin que l’extrême humilité de ses origines sociales ne lui promettait pas ?

Maxime Braquet



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Article mis en ligne en 2010 par Mr Antoine Seck, collaborateur à La Ville des Gens. Actualisé en janvier 2015.

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[1Voir Quartiers libres n° 84-85, article « Belleville en Olympie ».

[2C’était l’établissement situé le plus au nord dans le réseau de boutiques de cette grande coopérative ouvrière de Ménilmontant

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