Maurice JUNCKER - Récit de la libération de Paris (6)

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VIVE LE SON DU CANON ! Paris 19ème, le 3/09/1944


Exp : JUNCKER, 105 rue Manin, Paris XIX
 
À Madame Garret
5 boulevard de la République
RIOM - Puy de Dôme -
 
À Madame et au Commandant Georges Collignon, en toute affection.
Lire le récit de la journée du 27 août : Vive le son du canon - Partie 5

Paris, le dimanche 3 septembre 1944

Durant cette semaine, j’ai quitté les abords des Buttes Chaumont. J’ai repris contact avec tous les quartiers que je fréquente habituellement.

Enfin, j’ai vu des amis que je n’avais pu acclamer. J’ai pu le faire tout à mon aise.

J’étais au croisement du boulevard Sébastopol et de a rue de Rivoli quand je fus arrêté par un convoi. De petites voitures américaines défilaient. Elles allaient lentement, à peine l’allure d’un homme au pas. Brusquement, nerveuses, elles démarrent. Nulle transition. Elles font un véritable bond. C’est qu’elles viennent d’être rejointes par un train d’artillerie bientôt suivi par des régiments d’infanterie précédés de leurs drapeaux. Chacun en possède deux, portés côte à côte. L’un est la bannière étoilée des U.S.A., l’autre, je le suppose, celui de l’État d’origine du régiment.

J’ai pu gagner la rue du Pont Neuf où j’étais attendu. Là, d’un balcon, une heure durant j’ai vu s’écouler le flot pressé non seulement par la rue de Rivoli mais encore par les deux quais de la Seine.

Le ronflement des moteurs, le martellement des souliers sur le pavé ont eu un effet instantané. A toutes les fenêtres, entre les oriflammes toujours déployés, des têtes curieuses se montrent. Les « dactychiffres » et les vendeurs oublient qu’ils ont un comptoir. Des mains s’agitent, des mouchoirs se secouent, des hourras sont proférés sur tous les tons. Des trottoirs noirs de monde comme des fenêtres où les gens se pressent, monte vers le ciel une immense acclamation : « Vive l’Amérique, Vive les alliés ; » Le cri se répercute, s’éteint et renaît plus nourri.

Les Américains, ceux du moins qui n’ont ni fusil à porter, ni volant à tenir répondent : « Vive la France » tandis que la main levée, ils forment de l’index et du médium , le V, symbole d’une victoire désormais acquise.

Visage soigneusement rasé, frais et rose, ils sembleraient de gros enfants joufflus si ce n’étaient leur encolure puissante et leur large poitrine. Comme des enfants, en effet, ils rient d’un large rire découvrant des mâchoires saines et blanches.

Parmi les troupes motorisées, beaucoup de nègres athlétiques. Plus que les autres, s’il se peut, ils se montrent sensibles aux acclamations. Ils prennent volontiers l’initiative des gestes amicaux. Ils doivent dans leur naïveté penser qu’ici, ils sont d’usage constant.

J’ai vu le même délire toutes les fois qu’il m’a été donné de rencontrer des colonnes quelle que soit leur importance. On salue un camion de troupes avec l’ardeur qu’on mettrait à applaudir une division sentant encore la poudre.

Avez-vous vu nos amis américains ? Ils sont vêtus en « kaki » du casque rond aux souliers fauves. Leur veste de toile forme blouson et leur pantalon également de toile est serré au bas du mollet par une guêtre haute de même étoffe. Souples, ils vont à grands pas en chaloupant un tantinet. Ils sont sans morgue, débonnaires. Les gosses à Poulbot courent derrière eux et quémandent des friandises. Parfois de tout jeunes dont la marche est mal assurée, s’essaient à ce jeu. Sam alors ralentit, se penche beaucoup pour que l’enfant puisse mettre sa main dans la sienne. Ensemble, ils font quelques pas et l’enfant repart de son côté avec un bonbon ou un morceau de chocolat. Les Américains sont fort ravitaillés en chatteries… Ils sont très populaires auprès des jeunes filles. Elles flirtent volontiers avec eux. Ils sont même beaucoup plus populaires que les canadiens ou les anglais. Ceux ci sont plus élégants et moins familiers.

Sam et Tom, de temps à autres, s’abreuvent copieusement. « Chaud, chaud, dit Sam, trop cognac ». Tom est plus résistant. Tom et Sam, même lorsqu’ils sont chauds restent sympathiques aux parisiens. Ils le savent et parlent de l’accueil qui leur a été fait ici, ils ne manquent pas de dire : « Oh Paris, plus haut que tout ».

On les admire Ce n’est pas sans raison. Jamais vit-on armée comparable. Arrêtons-nous un instant sur les ponts de la Seine où elles ont installé leur défense aérienne. En un clin d’œil, elles ont montés de véritables fortins. Il y a là projecteurs, mitrailleuses et canons. Chaque poste possède son horloge. Il est relié aux autres par le téléphone et la T.S.F. Il ne risque point d’être pris au dépourvu. En tous le cas, il sait que le secours ne tardera pas à lui venir.

Il en est ainsi pour toutes les armes et dans toutes les éventualités, qu’il s’agisse de l’infanterie, de l’artillerie et du génie. J’ai rencontré sur des camions à multiples roues, de véritables usines ambulantes. Il y a des forges, des tours, des grues, des matériaux de toute forme et de toute nature, en bois, en fonte, en acier. L’esprit est confondu qu’il ait été possible de débarquer tant de choses en si peu de temps. La somme de travail que suppose ce résultat est prodigieuse. Il suffit à Paris d’avoir vu pour être désormais assuré de l’avenir. En s’entêtant, l’Allemagne va à sa ruine totale.

De ce que j’ai vu, le Luxembourg est ce qui paraît le plus éprouvé. Les façades sont profondément marquées par les éclats d’obus. La gaine d’une cheminée et les combles prochains sont démolis. Les grilles du parc sont arrachées. Dans les jardins, partout de grosses levées de terre, des arbres jetés bas, des tanks légers et des canons endommagés. Près de la rue de Médicis, un « Tigre » » est en panne. Il est déjeté. Il porte un écriteau menaçant : « Ne pas toucher. Danger de mort ». L’avertissement est vain. Les gosses intrépides montent à l’assaut. Des gens que l’écriteau devrait rendre plus prudents, inspectent curieusement le monstre. Ils l’auscultent avec conscience.

Même spectacle Quai d’Orsay, devant la gare. Là c’est un tank français qui a été mis hors de combat. Un obus a frappé la tourelle de plein fouet et l’a emportée. Une inscription à la craie précise que trois français ont trouvé la mort dans cette aventure.

L’œil, franchissant la Seine, cherche les traces de l’incendie du Grand Palais. Je ne découvre rien. Le bâtiment paraît intact. L’intérieur seul a du souffrir. Je le suppose du moins car je ne me suis pas approché pour examiner.

A la Concorde, sur les hôtels, la croix gammée a disparu. Par contre, l’ambassade des U.S.A. arbore un grand drapeau étoilé, battant neuf. A l’hôtel Crillon, un des fûts de la colonnade a été mis à mal. Il gît sur la chaussée où des hommes le débitent pour l’emporter ou le remonter, je ne sais. Ça et là, rue de Rivoli, les piliers des arcades sont noircis comme s’ils avaient été incendiés. L’Hôtel de Ville a reçu de nombreux projectiles. Ses blessures sont superficielles. Dans quelques mois, quand l’humidité et la poussière auront patiné les égratignures, le passant non averti ne se doutera pas du drame.

En bref, les pierres de Paris s’en tirent bien. Je les aurais regrettées. La plus belle, évidemment, ne vaut pas notre liberté. Si elles avaient disparu, cette dernière seule nous aurait permis de retrouver leur équivalence. Hors d’elle, il n’est pas de possibilité d’art. Mais la Ville, si éprise de nouveautés, si révolutionnaire, aime son passé. Elle sait que chacune de ses pierres a marqué un progrès. Leur persistance est la justification de sa fière devise « Fluctuat nec mergitur. »

Durant quatre années, elle a connu l’outrage de l’occupation. Elle s’est crispée, elle s’est guindée pour ne pas désespérer. Elle n’a voulu conserver de vie que l’indispensable car elle s’est refusée de se donner à l’ennemie. Elle va maintenant se retrouver entière, se ressaisir, redevenir elle même.

Une semaine seulement s’est écoulée depuis que son vainqueur éphémère, son vaincu d’hier est parti. Le renouveau déjà se marque Les boutiques sont toujours vides et les estomacs ne sont pas mieux remplis ; On souffre mille incommodités Mais on a cessé de craindre. On peut parler. Les visages ont retrouvé le sourire. Paris sera prochainement accueillante comme jadis. Voilà ce que je voulais dire.

J’aurais pu, rassemblant tout ce que j’ai appris de la semaine glorieuse, classant et recoupant, vous en faire un récit schématique. Ce récit vous l’avez lu ou vous le lirez quelques jours. L’historien disposera habilement les faits ; il leur donnera une noble apparence, plus noble que la réalité. Celle ci est assez belle pour qu’il soit inutile de la déformer. J’ai voulu être seulement un témoin direct et sincère. Je n’ai rien écrit que je n’ai connu par moi même. Cet ensemble de petits faits, notés au jour le jour, dans le désordre même où ils se sont produits, mieux que la plus belle légende, vous fera comprendre l’âme de Paris avec ses lumières et ses ombres. Et c’est cela qui compte.


Maurice JUNCKER

Lire le récit depuis la journée du 22 août : Vive le son du canon - Partie 1
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