Qui n’a pas déjà vu dix fois « Les Enfants du paradis », ce joyau du cinéma français de tous les temps ? Pour composer le personnage central de l’intrigue, le mime Baptiste Deburau, le scénariste du film, Jacques Prévert, s’est inspiré d’un homme réel qui compte certainement pour l’une des plus grandes figures de son art.
Une image du film « Les Enfants du paradis » : Baptiste Deburau (J.-L. Barrault) et Garance (Arletty) (Crédit : DR.)
Sans rien retirer au génie de Prévert mais au contraire pour magnifier son travail de transposition poétique, il faut cependant admettre que le Deburau de l’écran ne correspond pas tout à fait à l’être de chair…
Dans l’œuvre de Marcel Carné, vous vous le rappelez, Baptiste joue sur la scène du théâtre des Funambules la pantomime « Marchand d’habits ». Il y incarne un pitoyable Pierrot désargenté qui, pour rejoindre dans un bal chic la belle après laquelle il soupire, se voit obligé de tuer un fripier afin de s’emparer de la vêture décente qui lui ouvrira les portes. Eh bien, cette pièce, si elle se trouva effectivement inscrite à l’affiche des Funambules en 1841, Baptiste Deburau ne l’a jamais interprétée. Pour une raison bien simple :
Il se disait incapable de jouer les assassins
Ou, plutôt, cela lui rappelait un trop douloureux souvenir car, un jour, il avait tué un homme pour de bon. L’affaire s’était passée à Belleville, le lundi 18 avril 1836. Quel beau matin de printemps que celui de ce 18 avril à Paris ! Cela s’annonçait vraiment un jour à chômer car, en ces temps-là, beaucoup de gens, souvent, ne travaillaient pas le lundi. Les ouvriers mais aussi, entre autres corporations, les comédiens et, justement, Jean-Gaspard Deburau, dit Baptiste à la scène, avait un relâche ce jour-là.
Gravure : paysage aux confins de Belleville et de Romainville (partie Les Lilas) vers 1820.
Des fenêtres de son appartement du 109, quai de Valmy (28, rue du Faubourg-du-Temple), dans la tiédeur des rais du soleil, le mime rêve face au riant paysage des bords du canal Saint-Martin. Sur la placette qui marque le pied de la côte du faubourg du Temple, de l’autre côté de la passerelle enjambant les eaux [1], les arbres ont déjà leurs branches bien feuillues. Se soustrayant au bout d’un temps à sa douce contemplation, il se retourne vers sa jeune compagne, Marie Trioullier, et ses deux enfants, Rosine-Agathe et Jean-Charles : « Et si nous allions nous promener du côté des bois de Romainville », leur propose-t-il, « il paraît que, dans la haute Courtille de Belleville, les vergers sont en rose et blanc. »
Portrait de Gaspard Deburau en costume de mime : il est alors Baptiste.
Voilà la famille bientôt en route. A la hauteur de la barrière d’octroi qui séparait alors Paris de la commune de Belleville [2], il lui faut se faufiler au travers d’une foule mêlée de bourgeois, d’ouvriers, de militaires, bras passés dans celui de femmes en bonnet ou chapeau, déambulant sans souci parmi les stands forains de vendeurs de petits pains, de fruits ou de harengs grillés.
Dans les jardins des fameuses guinguettes Denoyez et Favié, on a déjà sorti des tables et des serveuses au corsage orné d’une rose y prennent les commandes. Devant l’exubérant encombrement de la grand-rue, les Deburau empruntent des chemins détournés pour hâter leur grimpée de la colline. Parvenus, tout en haut, du côté de notre porte des Lilas, le souffle vient à leur manquer. Avant de poursuivre sur Romainville [3], les parents se reposent sous un arbre tandis que les enfants jouent sur l’herbe : en 1836, le secteur nichait encore en pleine campagne et même dans la sylve. On a déjà entamé l’après-midi. Qu’il fait bon vivre ! C’est alors que surgit au milieu de cette paisible scène familiale un trio de fâcheux personnages. Un patron artisan, sa femme et un apprenti ouvrier de quinze ans du nom de Nicolas-Florent Vielin.
Ils ont visiblement forcé sur la chopine chez les marchands de vin mais ont reconnu le célèbre mime. Ils l’interpellent de manière grossière, de plus en plus énervés par le silence que Baptiste oppose à leurs provocations. Afin d’éviter l’empoignade qui se dessine, Deburau et les siens reprennent leur marche mais en l’infléchissant vers Bagnolet. Ils ont oublié le regrettable incident quand l’heure de retourner au faubourg du Temple sonne. Sur le chemin de descente, leurs pas, par malheur, les mettent de nouveau en présence des trois chercheurs de querelle, qui, dans l’entre-temps, ont accentué leur ivresse. Cette fois, ils passent carrément aux insultes. Entendant le jeune apprenti traiter son épouse de panier à ordures et même de putain, Deburau, à bout de patience, pose l’habit et agrippe l’odieux adolescent. Une furieuse mêlée s’ensuit, à trois car le patron vole au secours de son ouvrier. A un moment de la bagarre, Jean-Gaspard abat violemment sa canne à épine sur la tempe de l’apprenti. Celui-ci s’effondre, ensanglanté. Evacué peu après vers un hôpital, il y décèdera le surlendemain.
Deburau, inculpé de coups ayant entraîné la mort, séjourne à la prison de Sainte Pélagie
Les fidèles du poulailler du théâtre des Funambules s’en trouvent bouleversés et s’amassent dans la salle du tribunal d’assises où leur idole passe en jugement le 21 mai 1836. Le jury, reconnaissant la légitime défense, déclare l’artiste non coupable à l’exultation de tous. Libéré, celui-ci reprend ses représentations aux Funambules mais demeure moralement affecté par son meurtre. Singulière coïncidence, c’est également un coup au crâne qui provoque son décès à la suite d’une mauvaise chute dans une trappe mal refermée du théâtre alors qu’il jouait Les Jolis Soldats. Du moins est-ce ce que la chronique du temps a raconté.
En réalité, Deburau, qui souffrait depuis longtemps d’un asthme mal soigné, a succombé à l’aggravation soudaine de son mal. Il expire chez lui, quai de Valmy, le 17 juin 1846, à peine âgé de 50 ans. Le jour des obsèques, il y a beaucoup de monde au faubourg du Temple pour saluer le dernier voyage de l’homme blanc. Son corps repose depuis lors au Père-Lachaise (caveau Deburau-Cuif, 61e division).
« Il est la douceur même » , confie Arletty-Garance dans le film de Carné
« Ne dit-on pas d’ailleurs : tranquille comme Baptiste ? » , renchérit Frédérick Lemaître-Pierre Brasseur. Pas tant que ça, comme on vient de le voir. Des témoignages de compagnons de scène du Deburau réel établissent du reste qu’il avait de fréquents accès de colère et qu’il pouvait alors se montrer brutal. Sacré Prévert !
Portrait de Gaspard Deburau à la ville
Confessons que nous-mêmes, à l’exemple du scénariste, avons un petit peu donné dans la licence poétique en peignant la scène du début de cet article. Nous n’avons aucune assurance que les fenêtres de l’appartement des Deburau donnaient bien sur la placette. C’est simplement très plausible. Nous aurions tout aussi bien pu faire commencer la promenade à partir du café du traiteur Charlier, Aux Vendanges de Bourgogne, établissement alors couru du faubourg du Temple, près du canal, où Deburau avait ses habitudes : George Sand en personne a rapporté qu’elle y dîna un jour de 1831 en sa compagnie [4].
Pas du tout légendaire se révèle au contraire le fait que Jean-Gaspard Deburau (1796-1846) eut plusieurs points d’attache à Belleville. Fils d’une famille de saltimbanques, comme le montrent très bien Les Enfants du paradis, il habita avec ses parents au 127, rue du Faubourg-du-Temple de 1814 à 1825. En élisant un an plus tard domicile sur la rive droite du canal Saint-Martin, il s’écartait donc très peu du foyer paternel. Son propre fils, Jean-Charles, qui deviendra à son tour un mime renommé, travailla comme apprenti chez un peintre décorateur sur porcelaine, un certain Weill, 22, rue Corbeau (Jacques-Louvel-Teisssier depuis 1945).
Maxime Braquet
Notes :