La ville des gens : 15/janvier
Récit historique

Napoléon se succède à Lui-Même


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Belleville, le 17 décembre 1852,

Mon cher cousin,

Et bien ça y est ! Le trublion est de retour ! Après une bonne volée de bois vert et un fameux désastre suivi d’une éclipse et d’une fin sans gloire, un silence lourd de conséquences a entouré ce personnage aux allures de matamore. Certes, il n’a pas eu que des défauts. Dans l’esprit de l’homme le plus obtus, le plus médiocre, brille de temps à autre, une lueur de bon sens. On croyait bien en avoir terminé avec cette engeance. Ses quelques successeurs, sans être des génies, n’étaient pas dépourvus d’idées généreuses mais difficilement applicables. Des réformes s’imposaient, il y eut des initiatives heureuses, d’autres moins bien perçues au sein de la nation, d’ailleurs, elles n’ont eu que le temps de naître, à peine de germer, que déjà tout était balayé par la tornade qui s’abattait sur nous. Bonaparte, le retour !

Comme vous le savez mon cousin, le neveu du premier, autant dire le même, tant il lui ressemble dans les manières de procéder, s’est emparé du n°3 après avoir fait l’impasse sur le n°2, jeté dans les oubliettes de l’Histoire pour cause de phtisie. Dans cette succession de chiffres, l’homme du peuple, aussi subtil soit-il, ne s’y retrouve plus et finit pas y perdre son latin. En effet, ce n’est plus le premier, ce pourrait être son ombre, ce n’est pas le deuxième, nous savons qu’il a disparu au cours de son exil, et dans cette charade où l’Histoire nous précipite avec le no 3, je donne ma langue au chat !

Pour l’heure, n’ayant plus grand chose à faire à l’ouvroir où tous les ouvrages en vue des Fêtes de la Nativité sont prêts à être distribués aux plus nécessiteux, dans cette période où le Père Duplantin nous a demandé de prendre quelque repos avant les fêtes de fin d’année et où Mère Saint-Michel fait retraite, je me complais à disséquer l’hôte des Tuileries qui se succède à lui-même.

Tout d’abord, il s’approche, fait patte de velours, se pare d’une toute fraîche respectabilité, s’attire des sympathies en jouant le brave homme, simple et franc du collier, et par son langage à double sens suscite un certain intérêt. Mais il reste prudent, il sait que tout faux pas coupera son élan et ses aspirations. Avec des mines de matou qui hume un bol de crème, il convoite la plus haute distinction mais se tient en retrait, il agit sournoisement et cherche la manière de s’y prendre pour ne pas affoler son entourage qui, tout comme lui-même, brigue les honneurs suprêmes. Il rêve d’un nouveau pont d’Arcole qui le propulserait au sommet de la gloire et de l’Europe. A ce propos, les commérages vont bon train. On raconte que l’oncle a posé juste un pied sur ce pont. C’est tout, et il ne tenait pas de drapeau !

Pour se couvrir de gloire, notre no 3 ne peut présenter que son évasion du fort du Ham, revêtu de la défroque d’un maçon nommé Badinguet. N’est-ce pas minable ? De même que pour l’oncle, il a fallu au neveu un beau coup d’état pour s’emparer du pouvoir. Ici, on se gausse, les députés, en chemise, arrêtés dans leur lit au beau milieu de la nuit ! Quelle bouffonnerie !

Pourquoi avoir choisi la date du 2 décembre 1851 pour ce coup d’état ? Tout simplement en souvenir de l’anniversaire du sacre de l’oncle le 2 décembre 1804 et de la victoire d’Austerlitz le 2 décembre 1805. A Paris et en province quelques mouvements de résistance sporadiques ont été vite détruits. Le coup d’état s’est révélé un triomphe. Du fin fond des campagnes d’Auvergne et autres lieux, la France l’a approuvé à une écrasante majorité dont il est encore aise. Quel renversement de situation pour ce nouveau Tartuffe qui auparavant se bouchait les oreilles pour ne plus entre les propos injurieux lancés à son adresse ! De prince-président, avec une constitution taillée à sa mesure, il s’est fait proclamer Empereur le 2 décembre dernier, il y a quinze jours aujourd’hui. On dit de lui que son "intelligence est certaine mais confuse, remplie de grandes pensées mal appareillées" [1].

Pour paraphraser Monsieur de Metternich qui admirait le cadeau adressé par le n° 1 à sa fiancée Marie-Louise en disant : "Le présent vaut mieux que le futur" ne pourrait-on dire à propos de notre n° 3, "le futur ne vaudra pas mieux que le passé" ?

JPEG - 27.5 koDans son ombre veille une éminence grise, une sorte de père Joseph, à la figure austère et aux manières affables, un vrai visage chafouin de porte-coton. Il est si discret que j’ignore même comment il se nomme.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Où est passé notre rêve de grandeur de réconciliation générale au sein de la République pour laquelle les soldats de l’An II se firent trouer la peau ? Allons, assez bavardé et foin de la politique mon cousin, parlons plutôt de vous.

Je n’ai pas encore reçu votre dernier ouvrage, il était à l’imprimerie, me disiez-vous dans votre dernière lettre. Votre excellent livre sur la cuisine en pays breton fait la joie de mes amies. Chacune souhaite recevoir un exemplaire avec quelques mots écrits de votre main. Monsieur le chanoine Lepertuis a goûté les recettes et s’est léché les doigts, il achètera quatre volumes pour l’abbaye. Vous savez combien les moines sont gourmands, après le carême. L’abbé leur permettra d’en feuilleter les pages et de se régaler les yeux avec vos superbes illustrations.

Comme à l’accoutumée, je vous quitte à regret et je cours de ce pas poster ma lettre afin que vous la receviez au plus tôt. Je vous assure de toute ma tendresse.

Mille baisers à cousine Marie-Odyle.

Votre affectionnée cousine.


P.c.c. Denise FRANÇOIS



Quimper le 21 Décembre 1852

Ma bien aimée cousine

Ainsi donc on les croit Présidents, et hop, dès que l’on a le dos tourné, on les retrouve Empereurs ! Dieu que la destinée de ceux qui nous gouvernent nous réserve de l’imprévu ! Je conçois bien ma bonne votre désappointement, toutes ces années ne nous ont pas gâté. On commence avec un roi qui joue au bourgeois : c’était la porte ouverte à la Gueuse. Le ver était déjà dans le fruit et ce n’était pas une quelconque machine infernale qui allait nous en débarrasser. L’Histoire ne fait que nous donner raison. Ce qu’il y a de plaisant en l’affaire, c’est que le pouvoir a toujours besoin de légitimité, ce qui à manqué à notre bourgeois. Comment alors s’étonner que notre Prince-Président entende ainsi renouer avec une pseudo tradition dynastique née à nul autre endroit qu’au sein de son imagination. L’ennui avec tout cela c’est cette numérotation bancale, pourquoi pas Napoléon deux bis, cela vous aurait un petit air de plaque de noe ! On le dit même volage, épris des personnes du sexe, voilà qui pourrait nous faire renouer avec la grande tradition des bâtards.

Mais ce qui m’inquiète le plus dans cette comédie, c’est cette répétition de l’Histoire, devra-t-on dans les années à venir continuer à repasser éternellement les plats. Les carrières répondront-elles toujours aux mêmes lois ? Aurons-nous toujours des Badinguets pour tirer nos princes de leurs mauvais pas ? Malgré tout ces destins restent incomparables : voir un homme passer de l’inconfort d’une geôle - fut-ce le fort du Ham - aux splendeurs du pouvoir n’est pas banal, qui sait si l’avenir nous réservera la surprise de la démarche inverse : des ors de l’Etat vers la paille humide des cachots… ce serait assez farce !

JPEG - 50.7 koMais parlons un peu de vous ma cousine, depuis que j’ai quitté le midi pour nos terres bretonnes, j’ai l’impression que vous me délaissez ; votre prose me manque. Certes l’écriture est pour moi une seconde nature mais l’essentiel du plaisir d’écrire est et restera toujours la réponse à vos lettres. Qui nous dit si un jour quelque curieux archiviste tombé par hasard au sein de notre famille n’ira pas exhumer votre prose délicate, ne se régalera pas des reliefs de notre correspondance. Certainement jugera-t-il bien mesquines nos réflexions sur l’air du temps, sur les princes ou pseudo-princes qui nous gouvernent (peut-être d’ailleurs en auront-ils d’autres à ce moment là qui ne le céderont en rien aux nôtres sur le plan du ridicule !). Nos écrivains, nos poètes seront oubliés, comme ce Monsieur Hugo qui, dit-on vient de s’exiler dans une île de la Manche ! Comme si notre superbe et tout nouvel Empereur méritait un tel honneur ! Vous conviendrez toutefois que cette litanie de deux décembres pour jalonner la quasi totalité de nos évènements politiques ou guerriers devient lassante. Je propose que dorénavant plus aucun événement ne se passe en hiver. Oui ma chère, tout pour le printemps ! Tenez, en mai, par exemple. Changer de prince, changer de gouvernement à cette époque cela vous aurait une toute autre allure, même si comme de juste il n’y aurait quasiment rien de changé, sinon un peu d’air ! Autre avantage la période estivale et la léthargie qui généralement l’accompagne repousseront les problèmes à plus tard… une fois qu’on se sera habitué à ces nouvelles têtes… quel gage aurons nous là de bonne et saine stabilité, il n’y a pas de meilleur moyen pour s’installer dans la durée. C’est ce que notre bourgeois aurait dû comprendre, au lieu de cela il a gardé cet imbécile de Guizot dont il aurait du se défaire le printemps précédent. fe ne sais donc quel sera le sort réservé à notre nouveau Napoléon bis ou ter, mais j’espère qu’il méditera ces considérations saisonnières même s’il n’a pu s’affranchir d’une imaginaire tradition familiale et d’un dangereux attachement à la date du deux Décembre (qui en plus est celle de l’anniversaire de cette bonne Marie-Odyle !).

Quoiqu’il en soit ma bonne cousine, continuez à me réserver la primeur de vos fines analyses, qui sait si vous n’êtes pas à l’aube d’inventer une nouvelle science ! Mais je me moque, le provincial que je suis goûte fort votre correspondance et comme je vous l’ai dit toute irrégularité dans vos envois me jette dans les transes de l’attente.

Je vous embrasse ma cousine et j’espère continuer à vous ravir de mes publications, toutefois lorsqu’il s’agit d’art culinaire, laissez donc les dames de votre ouvroir ainsi que les chanoines s’empiffrer. Consommez plutôt avec les yeux, je tiens à garder l’image d’une cousine jeune et svelte… Et ce dont je suis sûr et certain, c’est que vous n’avez jamais cessé de l’être…

Votre attentionné cousin


R. de G.



Lettre de l’aïeule…

Hélas, un, deux, trois fois hélas, ce vieux bouquin pour lequel mon aïeule montrait tant d’enthousiasme n’était pas en ma possession. Sans doute avait-il, à l’époque, fait le bonheur d’un gourmand.

Nos grand-parents avaient la chance de pouvoir manger sans complexes et sans culpabilité. Pas de régime, les calories étaient inconnues au bataillon. Une petite crêpe suzette devait couronner plus d’un repas ou mieux encore on dégustait une crêpe Eugénie et on savourait un far Napoléonien. Quel dommage que je n’ai pu retrouver ce livre, j’aurais été curieuse de découvrir les recettes de l’époque, la terrine de sardines impériale, le chou-fleur à la Wagram, la pyramide d’artichauts à la sauce grognard.

JPEG - 21.5 koAujourd’hui la cuisine n’a plus de secret pour nous, les manuels en tous genres se multiplient comme des petits pains et se succèdent dans un ordre bien logique. Vous commencez par la cuisine à l’ancienne, la cuisine du terroir et des régions de France pour finir par la cuisine diététique, à la vapeur, légère en passant par la cuisine bio, végétarienne et pour parfaire le tout les livres pour maigrir avec la méthode trucmuche ou le régime machin chose. Il y a aussi les ouvrages pour celles qui ne cuisinent pas ou très peu, tout en ayant l’illusion de le faire. Vous avez donc l’art de préparer les surgelés avec des titres ravageurs dans le style "faites des miracles avec votre micro-onde". Savoir accommoder les restes ne convient donc pas à ces derniers cordons-bleus vu que si l’on n’a rien cuisiné il n’y a pas de restes et donc pas matière à… Je vous épargnerai la cuisine exotique, orientale à l’huile au beurre ou sans rien, tous les hors-d’œuvre, viandes, légumes, salades, les 50 menus, les 100 recettes du Nord au Sud en passant par l’Est et l’Ouest, le Sud-Ouest…, les trucs et astuces pour tout réussir, les encyclopédies de 2, 6 ou 12 volumes, de quoi cuisiner toute une vie et même après… Je vous ferai grâce des ABC ou des A à Z pour le jour J afin d’être prête en trois coups de cuillères à pot ou en 15 jours, suivant la dextérité et le degré de compétence.

Mais finalement je suis sûre que nous sommes un mélange de tout cela, cordon-bleu à certaines heures, au régime· à d’autres minutes et adepte du micro-onde en quelques secondes.

En conclusion, ne vous privez surtout pas d’un petit dessert breton ou autre. Pour ma part, je ne céderai pas le mien pour un empire. De plus, ce n’est pas une crêpe qui nous fera grossir, surtout si elle est en dentelle… Alors amis lecteurs en cette rentrée automnale, sortez vos farines de blé ou de sarrasin. Faites sauter, farcissez ou flambez et pour ceux qui préfèrent la galette, n’hésitez pas à en prendre une bonne part…


P.c.c. Christine DAHMANI
Octobre 2002



Article mis en ligne en janvier 2015.

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