La ville des gens : 29/janvier

Les fortifs et la zone…


Les enceintes de Paris sont démolies et reconstruites depuis l’époque gallo-romaine. Les envahisseurs romains découvrent qu’un premier rempart fait de troncs d’arbres empilés protège l’Îlot de Lutèce au 1er siècle avant Jésus-Christ. Les fortifications de Philippe Auguste, de Charles V ou de Louis XlII, puis le mur des Fermiers Généraux se succèdent jusqu’aux dernières, celles de Thiers en 1840. Elles englobent bien sûr chaque fois davantage de périphérie et de population et, en avançant dans le temps, visent toujours la défense d’une attaque provenant du nord et de l’est.

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Gamins sur les fortifs.


L’enceinte la plus audacieuse est celle de Philippe Auguste. En 1220, elle inclut non seulement les habitations mais tous les terrains agricoles, potagers et pâturages. Louis XIV ordonne la démolition des enceintes de Charles IX et leur remplacement par un large espace arboré et libre, les nouveaux cours. Mais la ville ne peut se passer de la taxe sur les marchandises qui entrent. Les bornes mobiles remplacent les portes. à l’extérieur de la ceinture des anciennes fortifications devenu le mur des Fermiers Généraux, les habitants profitent d’être en-dehors de l’enceinte fiscale pour créer des guinguettes et faire commerce du vin. En 1841 démarre la construction des fortifications d’Adolphe Thiers, les dernières. C’est une enceinte avec bastions et glacis, longée par une route militaire à l’intérieur. En 1860, Paris annexe sa périphérie comprise entre le mur des Fermiers Généraux et la rue militaire, ce sont les actuels boulevards extérieurs. La surface de la capitale double et abrite quelque deux millions d’habitants sur huit mille hectares. La population des nouveaux Parisiens est composée d’anciens habitants des communes avoisinantes, de cultivateurs, de meuniers, de carriers et d’employés qui avaient justement choisi de vivre en dehors de la ville. En 1870, Paris est assiégée par les Allemands et les canons de Krupp. On déblaie une zone de servitude, on creuse des tranchées. Les Allemands ne rentreront pas dans Paris.

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Porte de Pantin 19e, bd Sérurier dévié.


Le 19 avril 1919, une loi prononce l’arasement de l’enceinte de Thiers, qui ne sert plus qu’à prélever les taux d’octroi et qui ne se justifie plus par ses activités militaires. La zone non-aedificandi, deux cent cinquante mètres de largeur, trente quatre kilomètres de circonférence, huit cents hectares de collines, de fossés, de rivières, de ponts, cet espace appartient désormais à l’Etat. L’autre côté du mur devient le domaine de gens simples, trop pauvres pour avoir un toit en ville. Ce petit peuple, composé de nombreux migrants, celui des dix mille "zoniers" (appelés plus tard zonards) de l’est parisien. Rampailleurs, carriers, manouches, récupérateurs vivent dans des abris de fortune, sales, sans eau, sans éclairage public, dans une zone qui échappe à toute administration. Crainte ou ignorée, la zone, marginalisée, sans moyens d’instruction, hostile à toute forme d’intrusion, est un monde en soi, avec ses propres expressions, sa violence et son refus d’intégration avec le reste de la ville. La zone, c’est d’abord ses habitants, les "zonards", les bandes de voyous qui vivent dans les "lafs", les bidonvilles, qui se battent entre eux, les petits truands. Mais c’est aussi la poésie des fortifications, les chansons qu’elle inspire, les histoires racontées [1]. Dans le 19e, les "fortifs" démarquaient la zone, les terrains vagues et les jardins potagers de la porte des Lilas. Le-Pré-Saint-Gervais faisait partie de l’arrondissement aux portes de Pantin, de la Villette et d’Aubervilliers. La démolition des fortifications de Thiers s’effectue de 1920 à 1925. Après la Seconde guerre mondiale, tout s’accélère, réquisition des terrains construits situés sur la surface de la zone ; celle-ci disparaît définitivement en 1957, avec le début de la construction du boulevard périphérique.

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Au droit du 20e, point n° 41, bastion 11 - 1919.


De nos jours, la ceinture de la Ville de Paris comporte toujours les traces de l’ancienne enceinte. La "rue militaire" est au même endroit. Les portes ont été transformées en places. Les glacis en pente douce accueillent désormais des habitations collectives, des jardins, des terrains de sport, des marchés, des dépôts et des friches. Souvent, on peut remarquer, près de certaines portes, que les rues desservant certains groupes d’immeubles ont des sinuosités particulières. C’est tout simplement la mémoire des bastions, leur chemin d’escarpe qui reste marqué au sol. La ceinture de goudron de Paris remplace désormais l’enceinte fortifiée. Si les fortifs et la zone n’existent plus, elles ont profondément marqué la mémoire collective des Parisiens, et plus spécialement des habitants du nord-est.

FARID SE SOUVIENT :

"Ça a pris cent ans pour chasser les ouvriers de Paris… Moi je suis du 19e, près des abattoirs, même si je suis venu en France à quatre ans. Avant, autour de la porte de La Villette et de Pantin, à part les Français d’origine, beaucoup d’Italiens et d’Algériens sont venus vivre. Le quartier était très actif Il y avait l’imprimerie Georges Lang, la Sucrerie, et surtout les abattoirs de La Villette et, autour, tous les commerces et ateliers que ça supposait. Jusqu’au milieu des années soixante-dix, la plupart des gens d’ici vivaient de la viande. Les odeurs de triperie puaient partout, sans parler des relents des caniveaux où coulaient les eaux et les abats à l’air libre. A l’époque, le métro s’arrêtait à la porte de La Villette. Après, c’était la zone et nous, nous y étions toujours fourrés. Il y avait l’espace pour s’amuser et on fuyait ainsi les odeurs de Paris. La zone était livrée à elle-même, habitée par des familles misérables expulsées du centre de la capitale, des immigrants, dans des abris de fortune puisqu’il y était interdit de construire en dur. Il n’y avait pas de drogue mais beaucoup de piquette. Les gens y ont inventé le "verlan", leur propre langage. Chaque corps de métier du quartier avait son propre argot. Comme ça, les "matons", les policiers, ne comprenaient pas ce que les gens d’ici se disaient.

D’ailleurs, ils avaient peur et dès qu’ils arrivaient, ils allaient d’abord se changer au bar de la Consigne, qui existe encore en face de la caserne, porte de La Villette. Là, ils enlevaient leurs uniformes et se mettaient en civil, pour éviter les agressions. De toutes façons, d’un côté comme de l’autre, intra ou extra-muros, nous étions tous taxés de "voyous", même si nous ne l’étions pas, mais le seul fait de vivre ici et dans la zone était synonyme de misère sordide.

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Pré-Saint-Gervais, 19e - Août 1941.


La partie rasée de la zone, presque sauvage, c’était pour certains les piques-niques en fa mille le dimanche. Pour nous, c’était notre terrain de vie, de bonheur. C’est là qu’on allait avec les copains jouer aux cow-boys et aux indiens, au foot. Les filles ne venaient pas. C’était la campagne. On grimpait dans les lilas cueillir des branches. Il y avait un entrepôt de l’armée américaine, quasiment abandonné, qui n’était plus en fonction depuis mille neuf cent soixante-cinq. On entrait, on fouillait, on mettait les ceintures et on se déguisait en "G.I.’s". Nous, enfants, nous y avons passé tout notre temps jusqu’à l’adolescence, jusqu’au milieu des années soixante dix et le début de la construction du boulevard périphérique. L’été, avec le centre aéré, nous allions plus loin. Nous partions en car au parc de la Courneuve. On pêchait l’écrevisse dans le canal de l’Ourcq. Aubervillers ressemblait à un petit bourg de province. C’était la campagne, les fermes et les petits jardins… "


Laure POUGET

Photos : collection Pavillon de l’Arsenal. 21, bd Morland 75004 Paris - clichés DAUCVP



Article mis en ligne en janvier 2015.

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