La ville des gens : 3/février

Savoir d’où nous vient ce que nous sommes


Notre promenade par les rues de Belleville revêtira dans le présent article une tout autre tournure que sa devancière (voir numéro 86187-2001) où se révélèrent à l’imprévu, curiosités, vestiges ou singularités du quartier.

Elle obéira aux impulsions d’une machine à rebrousser le temps d’un genre particulier, en clair elle plongera dans le passé d’une famille, la mienne en un mot, dont tous les membres furent entre 1840 et 1980 des Bellevillois pur jus. Baptêmes, communions, mariages, obsèques eurent pour cadre l’église Saint Jean-Baptiste de Belleville (l’ancienne et, à dater de 1857, l’actuelle) à une seule exception près (un baptême, à Saint-Jean de la Croix à Ménilmontant).

Il a fallu le déclic d’une recherche passionnée qu’a menée un mien cousin, Alain Bourdier, acharné à mettre au jour les arcanes de la famille tant aux Archives de Paris, boulevard Serrurier, qu’en d’autres lieux de mémoire, multipliant les photocopies d’actes, reconstituant le puzzle d’arbres généalogiques, pour que surgissent noms, dates et lieux, dressant ainsi la physionomie de notre parenté. S’y rencontrèrent inévitablement des lacunes qu’il m’a demandé de combler dans la limite de mes connaissances et de mes souvenirs, liés au fait que je suis un des aînés de la tribu et détenteur, en principe, d’informations de première main voire de secrets… quand ce ne sont pas des légendes ! Et Dieu sait si le légendaire a fait son nid dans le cercle de famille ! Ainsi, grâce au travail patient et méthodique d’Alain parti sur les traces familiales, se sont complétées ou confirmées des confidences que m’avaient léguées ma mère, mon aïeule et quelques parents.

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Cette quête conduite avec passion a partiellement déboulonné l’idée reçue que les pauvres n’ont pas d"’Histoire" ! Les archives d’Etat -Civil, les paperasses administratives rendent une existence à des fantômes, à ces oubliés, prolétaires du faubourg Bellevillois, devenus Parisiens en 1860.
 
Outre les dates de naissance et de décès indispensables pour les situer dans le déroulement du temps, je découvre quels métiers modestes ils ont exercés, du coup ces ombres acquièrent corps et visages… de leur labeur quotidien, de leurs logis successifs et de leur descendance, je ne connaissais que des bribes et des on-dits, voire des éclats de souvenirs.

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Délivrée en vrac, l’énumération de leurs métiers donnera quelque idée de la diversité des activités d’une population ouvrière de ce temps-là : ouvrière en chaises, cordonnier, fabricante d’allumettes (au phosphore), riveur, plâtrier, teinturière, ciseleur, brodeuse, coupeuse de chaussures, boutonnier, conducteur d’omnibus, fleuriste, maroquinier, machina au théâtre de Belleville, graisseur à la compagnie du gaz de Paris, blanchisseuse, apprêteur sur étoffes, corsetière, lunetier, plumassier (plumes d’autruches), boucher, couturière en chambre ou en atelier, demoiselle de magasin, tapissier au gaz de Paris, ornemaniste, "goûteuse" de café, lingère, peintre en bâtiment, caissière, employée à la Bellevilloise - coopérative ouvrière de la rue Boyeri, institutrice.

Nombre de ces métiers se sont transformés, ont évolué quand ils n’ont pas tout bonnement disparu : l’apprêteur sur étoffes leur faisait subir un traitement, par gaufrage entre autres, avant de les travailler, mon ornemaniste de trisaïeul pratiquerait aujourd’hui le "design", le riveur pose-t-il encore des rivets après avoir buriné les tôles et monté l’assemblage ? la fabricante d’allumettes, elle, habillait un bout de bois ou de carton d’une matière susceptible de "s’imprégner par friction ", les brûleries de café qui embaumaient nos rues ont depuis longtemps vidé la place et la cousine "goûteuse de café" n’aurait plus de rôle à jouer. Ce que je sais de source sûre, c’est qu’aucun d’eux n’était à son compte, c’est dire si leurs modestes ressources étaient tributaires des vicissitudes en des temps où la protection sociale était illusoire, le chômage menaçant, la maladie trop présente, l’hygiène relative (absence de l’eau dans bien des logements, le robinet et les commodités se situant au fond de la cour des immeubles) et chaque famille nantie d’une ribambelle d’enfants… d’où une constante de la mortalité infantile.

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Ma mère me confiait, qu’avant 1914, il ne se passait pas une seule année sans que la famille se retrouvât derrière le corbillard d’un enfant, voire d’un oncle, d’une tante, d’une cousine jeunes, fauchés par la tuberculose, le cortège s’échenillait de Saint Jean Baptiste de Belleville au cimetière des Lilas, pour cause de concessions moins onéreuses, "hors barrières" qu’à Paris.

Un autre fait que dévoile cette plongée dans les archives est la légitimation tardive des premiers enfants, la cérémonie du mariage entraînant des frais qu’un jeune ménage ne pouvait assumer. Cet espace-temps entre naissance et reconnaissance relevait de ces choses inavouables que l’on s’empressait de celer, l’honneur ouvrier étant des plus pointilleux sur le sujet. Au meilleur des cas, lorsqu’il se trouvait un peu de "blé" dans le porte-monnaie, on louait à l’occasion d’un mariage, un char à bancs et la parenté de monter banqueter au bistroquet du lac Saint-Fargeau sur les hauts de Belleville, et chacun d’y aller de son écot.

Fort des renseignements que m’a fournis Alain Bourdier, j’ai entrepris la reconnaissance des lieux… multiples, les maisons pauvres d’antan ont fait place à des immeubles plus ou moins bourgeois, et je ne risque guère de ressusciter le passé des miens par le "portrait" de leur demeure, aussi remplacerai-je les croquis par un pêle-mêle de photos de famille échelonné de 1860 à 1905, qui donneront aux lecteurs un aperçu de ce qu’étaient les Bellevillois de ce temps-là.

Révélatrices, les adresses des uns et des autres : le haut Belleville, un pan de Ménilmontant, une percée vers les ButtesChaumont, faute de traces, je n’ai pu que m’imaginer en train de pousser la porte des 146,163,180,228,241,253,275,283,293, 339 rue de Belleville [1], montant jusqu’au passage de Monténégro, parcourant la rue de Vincennes (aujourd’hui rue Haxo), lorgnant le 1 et le 57 de la rue de Calais, devenue Piréxécourt, m’égarant jusqu’au 30 rue des Panoyaux, 31 rue des Couronnes, 20 et 23 rue Julien Lacroix et rue des Rigoles… Cette multiplicité des lieux d’asile et les déménagements fréquents n’avaient d’autre raison que l’impécuniosité chronique des intéressés. Le dieu "terme" était redoutable.

Ce porte-à-porte quasi villageois que pratiquaient ma mère et ma grand-mère en louvoyant d’un cousin à l’autre, les portait immanquablement au seuil d’un jardin-ami, rue du télégraphe N°13 à l’ombre d’un cerisier.
 
A défaut de leur image, peu d’entre eux ont eu les moyens de se faire portraiturer, leurs prénoms racontent un peu chaque époque et ses modes ; sur ce point rien de changé de nos jours.

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Dans ma quête, je rêvais qu’en franchissant l’huis apparaîtraient Joséphine, Victor, Henriette, Flore, Léa, Léonie, Léontine, Eugénie, Félix, Charlotte, Urbain, Mathilde, Honoré, Lucie, Berthe, Jules, Juliette, Aline, Emile, Virginie, Adolphe, Gabrielle, Marthe, Jeanne, Mariette, sans oublier Suzanne, l’affranchie, et son ineffable grand-mère, la tante Augustine qui, au vu des falaises d’Etretat, clamait sa préférence pour les rochers de carton du théâtre de Belleville ! Avec les années, les disparitions inévitables, les bouleversements sociaux, les liens se sont distendus, Belleville a été progressivement délaissé au profit de la grande ville, de la banlieue ou de la province. Seuls jusqu’aux années 80, les cousins du 163, rue de Belleville ont résisté… Et l’autre jour, lors de ma traque aux souvenirs, je n’ai pu m’empêcher de lorgner les fenêtres du sixième à gauche, mais aucune figure connue ne s’est penchée pour me faire signe.

Il se manifeste de nos jours une tendance marquée de remonter à ses sources et d’interroger le passé de sa famille… , est-ce crainte ou réflexe devant un présent peu amène et un lendemain moins prometteur encore, façon comme une autre de se donner du cœur au ventre ?

Derrière la sécheresse des renseignements administratifs glanés par Alain, bouillonne tout un monde qui a aimé, lutté, s’est passionné, disputé, a travaillé dur, a souffert et construit son petit bonheur sou à sou.

A nos contemporains de dresser à leur tour le portrait des Bellevillois d’aujourd’hui à l’attention de leurs arrières petits-enfants ! A relire ces lignes, je ne crois pas qu’elles engendrent ni mélancolie, ni regret d’une époque que le passage du temps aurait embellie, elle fut très dure aux pauvres, et pourtant, vivante, batailleuse autant que laborieuse… et si la mythomanie a visité certains d’entre eux, c’était là, à n’en pas douter, le moyen de travestir une existence difficile où primaient l’immédiat et son poids intolérable.

Mais croyez-moi, je ne suis pas peu fier de savoir, aujourd’hui, d’où je viens.

Michel BRUNET

Notes :

« Savoir d’où nous vient ce que nous sommes ». Ce titre est emprunté à Marcel Proust, cité dans le livre de Céleste Albaret "Monsieur Proust".



Article mis en ligne en février 2015.

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