La ville des gens : 23/février

De-ci, de-là… cahin caha… *


Je cheminai, ce jour-là, sur la toile d’araignée des lignes du métro, sans idée aucune quant au contenu de l’article que je m’étais promis d’écrire pour "Quartiers libres" sinon qu’il évoquerait, noblesse oblige, Belleville !…

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Le Regard de la Lanterne, Place des Fêtes.


Mais de quelle façon, par où commencerai-je, par quel biais aborderai-je le sujet passablement flou dans ma cervelle ?
 
Belleville, me disais-je, a plus d’un tour dans son sac et recèle assez de coins inexplorés pour me fournir du matériau !

Alors, autant vaguer à l’aventure, l’œil aux aguets, le pied sûr sous un soleil de feu plaquant sur les pavés des ombres dures. Faute d’imagination dans l’immédiat, je jetai mon dévolu sur le sommet de la colline… et de la capitale : cap sur la station "Télégraphe" ! Naguère, de là-haut, monsieur Chappe avait loisir d’embrasser le panorama parisien en son entier. Pour ce qui est du point de vue, il n’y fallait plus compter, le béton a dévoré le ciel et les perspectives, à peine les flèches de Saint-Jean-Baptiste s’aperçoivent-elles en contre-bas de la rue de Belleville !…

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Entr’aperçue, villa du Bois d’Orme.

J’empruntai la grise rue de Romainville, allais-je pousser jusqu’à l’école communale, lieu de quelques-uns de mes exploits pédagogiques ?… Le manque de charme du lieu m’en dissuada et j’allais rebrousser chemin lorsqu’une plaque de rue attira mon attention : "villa du Bois d’Orme" agreste suggestion d’un temps où nombre de courées, derrière de neutres façades abritaient jardinets, vestiges de fermes, bosquets et fontaines : ici des fleurs écarlates et des arbustes dans de grandes jarres de terre cuite, un bout de mur mangé de lierre, un portail de jardin, un arbre, des maisons sans prétention, un atelier d’artiste, plantaient le décor de ce qui pouvait figurer une survivance d’un Belleville campagnard.

J’ai préféré la paix du cimetière de Belleville auquel sa dimension restreinte et la modestie des sépultures ont gardé son cachet villageois. Au hasard des allées, j’y rencontrai ma parenté et, ça et là, des tombes d’artistes et de créateurs qui firent quelque bruit dans ce monde : un certain Léon Gaumont (1864-1946), un des pionniers du Cinéma, dont les studios dominèrent longtemps les Buttes-Chaumont, et la marguerite - fétiche continue de fleurir sur nos écrans, des comédiens, Michel Etcheverry, venu de la troupe de Jouvet et fleuron de la Comédie Française des années durant, Suzy Prim, étoile de scène et de l’écran que son étrange visage et son non moins étrange regard, vouèrent aux rôles ambigus et inquiétants… sur la pierre, trois lignes : "du cœur, du talent, la Dame aux Camélias", des musiciens dont le célèbre organiste de Notre Dame de Paris Pierre Cochereau (1924-1984), en vis-à-vis de Monseigneur Maillet (1896-1963), directeur des Petits chanteurs à la croix de bois… Retrouvailles in æternam entre toutes émouvantes.

JPEG - 32.1 koMais la plus singulière des sépultures est celle de Gaston Couny (1891-1983) ornée d’un masque comique "à l’antique", avec ce commentaire versifié :

Les guignols sont des philosophes.
Les plus terribles catastrophes
N’ont jamais éteint leur gaîté
Ils restent dans cette atmosphère
Lorsque nous quittons pour faire
Le grand saut dans l’éternité.

Si Gaston Couny m’est inconnu, j’en conclus néanmoins, par la suscription qu’il devait présider aux destinées d’un théâtre de Guignol. Grâces lui soient rendues !… Ainsi, musique, orgue, chant choral, drame, comédie, marionnettes, fiction filmée se sont donné rendez-vous dans cet enclos Bellevillois, en toute discrétion, loin des falbalas funèbres du Père Lachaise.

Seul note tragique mais invisible aujourd’hui, les fosses communes du Siège et de la Commune où l’on entassa des victimes en si grand nombre que l’on renonça à en dresser la liste. Anonymes elles furent, anonymes elles demeurent. Aucune épitaphe n’en évoque l’existence, seuls des registres indéchiffrables en garderaient, paraît-il, le souvenir. Mais il faut entreprendre la descente vers la ville, emprunter la rue de Belleville, bétonnée à mort, d’autres voies s’y greffent, dénuées de caractère si ce n’est, par le nom, telle la très brève impasse des Rigaunes, au joli nom campagnard, évocateur des rigoles qui conduisaient lès eaux vers l’aqueduc de Belleville et du Pré-Saint-Gervais.

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Décoration de la Boulangerie Nouvelle.

Au passage, petite surprise à l’angle de la rue des Bois, si souvent empruntée voici des décennies, méconnaissable, et de la symbolique Rue de Cambo, réduite à deux maisons, au vu de la devanture "1925" de la Boulangerie Nouvelle, blasonnée de deux grands médaillons peints sur verre, enrichis de fleurs, entrelacs et rinceaux, et de paysages en camaïeu roux qui se donnent des airs de Corot…

Le tracé souterrain des Rigaunes vient faire halte au Regard de la Lanterne (1613) survivance dans un décor de béton. Autre souvenir d’antan, le kiosque à musique dans le square de la place des Fêtes, sous les centaines d’yeux d’immeubles démesurés, serrés comme des caques.

La césure entre passé et présent s’y manifeste avec une telle évidence qu’il est difficile de croire que l’endroit soit passé, il n’y a pas si longtemps, pour la grande place d’une bourgade avec ses vieilles maisons basses, son marchand de tabac et son bistroquet.

JPEG - 49.8 koAutant passer son chemin et filer par la rue des Solitaires qui mérite bien son nom, vers un Belleville familier : à l’heure où il est commun d’habiller de fresques des pignons aveugles, voire de fausses fenêtres, le peintre qui a œuvré au 49 de la dite rue n’a pas lésiné sur les allusions suggestives : au premier étage, un homme nu escalade la barre d’appui et reluque une dame nue postée au second étage tandis qu’au troisième, une autre dame apparemment peu vêtue observe la scène avec peu d’aménité… Jeu de rôle, ou solitaires en quête d’aventures ?

Il est quelquefois fructueux d’errer le nez en l’air, les détails insolites ne sont pas toujours à hauteur d’œil, la preuve !

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"Le Trait" - villa Rue Artur Rozier.

Fantaisie ou hasard, c’est selon, je me porte vers la rue Arthur Rozier, voie tranquille et discrète où s’égrènent quelques pavillons, à l’abri de bouquets d’arbres touffus, à croire que la grande ville étend ses tentacules très loin d’ici… l’un d’eux abrite une société d’aquafortistes, burinistes, taille-douciers, rassemblés sous le titre explicite "Le Trait", renouant la tradition d’un temps lointain où les artistes venaient chercher à Belleville une paix campagnarde propice à leurs travaux et à leur bourse légère. Le musicien Favart, le tragédien-sculpteur Mélingue, mes ancêtres ornemanistes trouvèrent asile sur ses pentes.

La capitale se rappelle à mon bon souvenir, du pont de la rue Arthur Rozier, en surplomb sur la passante (euphémisme) rue de Crimée : côté Est, la muraille de Chine des immeubles de la Place des Fêtes dresse contre le ciel son rempart, côté ouest, elle dévale vers les Buttes, les perspectives se font vertigineuses, les blocs d’immeubles moins opaques. Surgit, épargnée, une villa habillée d’un drapé de vignes vierges, du sol aux lucarnes. Insolite apparition, pour combien de temps encore ?

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La rue de Crimée vue du pont de la rue Arthur Rozier.


Le périple trouve là sa conclusion, provisoire, la rue de Palestine me rend à la rue de Belleville, axe nerveux de la contrée et au métro Jourdain.

Et c’est là, sur les marches de l’escalator (que ma grand-mère un peu distraite s’obstinait à monter sur la travée descendante… d’où… ) que je réalise au débotté, le sens de ma course.

J’ai traversé sans m’en apercevoir, les temps, glissant insensiblement du présent au passé, du passé au présent et le hasard évoqué au début de cet article n’était qu’un masque puisque j’ai remis mes pas dans mes pas, aboli les années, emprunté des itinéraires connus et qu’il m’a été loisible d’accrocher presque à chaque coin de rue un pan de mémoire, de planter là une silhouette connue, de rêver à tel jardin et son cerisier, de rendre apparence à parents, amis et de ressusciter des impressions enfouies dans le maquis du souvenir. Si le trajet ne m’a pas mené loin dans l’espace, il m’a projeté dans le déroulement du temps, du fait que Belleville la multiple, est le théâtre d’une perpétuelle gestation et qu’en elle, coexistent, l’hier, l’aujourd’hui et l’esquisse de demain.

Quelques dessins au trait tentent d’en préciser les apparences.

La recette se révèle bonne, le paysage bellevillois n’a pas fini d’être surprenant.

(La suite aux prochains numéros…)


Récit et dessins : Michel BRUNET

* "De-ci, de-là… cahin caha…" Premiers mots d’un air de la ravissante opérette d’André Messager (1853-1929) "Véronique", dont un acte se déroule dans les bois de Romainville, où Parisiens et Bellevillois, dont ma grand-mère, allaient prendre "le bon air".



Article mis en ligne en février 2015.

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