La ville des gens : 4/mars

Visite gourmande au musée de Montmartre


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La tradition gourmande de Montmartre n’est plus à démontrer. Des vignes séculaires couvrent les pentes ensoleillées du mont des Martyrs, les guinguettes de la barrière de Clichy à la barrière des Vertus dispensaient une boisson entêtante et détaxée jusqu’au milieu du XIXe siècle et les restaurants et auberges contemporaines perpétuent l’art culinaire qui constitue une partie de l’exception culinaire française.

L’épicurien, ennemi des idées reçues, a bien de la peine pour sortir des sentiers battus du folklore montmartrois des rapins, artistes décavés et grisettes encanaillées dansant tous ensemble un French Cancan endiablé sur les planches d’estaminets borgnes et de guinguettes aux charmilles couvertes de pampres. Léon Daudet donne une vision moins ludique de l’endroit au promeneur contemporain. "Cette rue Cortot, c’est ou c’était- car on démolit par là, je crois une des plus étranges de l’étrange dédale, une des plus vieilles, une des plus sinistres, avec un haut mur de flanquement, derrière lequel il y avait des jardins abandonnés. Au printemps 1912, passant par cette ruelle solitaire et silencieuse avec ma femme, nous eûmes l’impression que les bandits en automobile [1] étaient là. C’était une maison ouverte à tous les vents, avec un vieux portail défoncé. Or, on le sut plus tard, ce jour-là, ILS Y ÉTAIENT". Affirmation gratuite d’un polémiste péremptoire et excessif quant aux arguments nécessaires à la défense de sa thèse d’une population locale interlope et encline, selon lui, à la délinquance.

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La visite de l’ancienne demeure de Claude de La Roze de Rosimont, comédien de l’Illustre Théâtre et disciple de Molière allant jusqu’à mourir en scène en jouant le Malade imaginaire, entretient cette image du Montmartre des peintres et poètes. Le gourmand découvre aussi d’autres aspects, plus entreprenants du village, devenu un quartier dynamique intégré à Paris en 1860. La vocation laborieuse des vignerons du mont des Martyrs accompagne, par la fourniture de vin de messe, l’action religieuse des abbesses propriétaires des terrains englobant une partie des actuels 9e et 18e arrondissements. Le sommelier visitant les salles situées à l’étage suit le parcours consacré à l’histoire des abbayes d’En-haut et d’En-bas. Le franc-buveur regrette la piètre qualité du jus fermenté pressé dans les clos alentour. Un vieux proverbe parisien rappelle que le vin de Montmartre était connu à cause de ses vertus diurétiques : "C’est du vin de Montmartre, qui boit une pinte en pisse quatre". Les techniques de vinification ayant évolué, qu’en est-il aujourd’hui ?

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Le "pilier de bar" s’accroche au comptoir du rez-de-chaussée, survivant de l’Occupation, lorsque les barbares germains récupéraient les métaux non ferreux en fondant dans leurs usines d’armement le bronze de nos statues, le zinc de nos comptoirs et l’étain de nos pompes à bière. Il rend hommage, avec les animateurs du musée, à monsieur et à madame Baillot qui, pratiquant la Résistance passive, sauvent le rade [2] de leur estaminet des griffes de la soldatesque ennemie pour en faire don au musée en 1961, avant une retraite bien méritée.

JPEG - 29.8 koL’amateur d’art figuratif admire l’enseigne du cabaret du Lapin Agile qui représente un capucin hilare proposant du vin rouge au chaland. "Contrairement à certaines interprétations l’animal ne se jette pas (à reculons ?) dans la casserole, il tire sa révérence pendant qu’il en est encore temps (la casserole est vide et personne ne tient le manche). Le litre de gros rouge en équilibre sur une patte, la casquette d’ouvrier, l’écharpe rouge nouée à la ceinture, le col cravaté rouge de même, image symbolique de l’ouvrier qui s’affranchit de la tutelle du patron ? Ou, pourquoi pas, autoportrait ? L’initiale G, en guise de signature est un clin d’oeil". Jean Frapat. L’ancien Cabaret des assassins devient À ma campagne, lorsqu’Adèle Du cerf, ancienne danseuse de cancan, achète l’auberge. André Gill, "pauvre diable, grand dessinateur, bohème communard et sans cœur, qui mourut fou d’absinthe et d’alcool" Léon Daudet in Paris vécu, dessine l’enseigne et devient client assidu de l’établissement que ses amis, puis tout Paris, n’appellent plus que Lapin à Gill et écrivent Lapin Agile.

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Les lieux changent de mains et échappent de peu à la spéculation immobilière grâce à la générosité d’Aristide Bruant, propriétaire du Chat Noir qui en confie l’animation et la direction à Frédéric Gérard, dit Frédé, montmartrois hâbleur et haut en couleurs. Le taquin peut admirer sur les cimaises du musée le résultat d’une mystification du facétieux qui transforme chaque nuit en liesse vespérale réunissant le bon peuple de Paris et ses artistes peintres, sculpteurs, musiciens, littérateurs et romanciers dont les vitrines des étages rassemblent les souvenirs. Le visiteur reste en arrêt devant la facture particulière du tableau Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique présenté au premier Salon des Indépendants du 18 mars au 1er mai 1910. Il est acquis pour 500 francs par un admirateur enthousiaste de Joachim-Raphaël Boronali, apôtre de l’école "excessiviste", dont le manifeste publié par la presse parisienne déclare : "L’excès en tout est une force. Le soleil n’est jamais trop ardent, le ciel trop vert, la mer lointaine trop rouge, l’obscurité trop épaissement noire". Les snobs s’entichent du peintre sans savoir que Lolo, l’âne de Frédé a réalisé l’œuvre d’art, sous le contrôle d’un huissier amusé, un pinceau humecté de couleurs attaché à la queue, s’agitant à la joie d’avaler une carotte brandie sous son museau. Les linguistes, littérateurs et journalistes, laudateurs du pseudo artiste, déchantent en découvrant que Boronali est l’anagramme d’aliboron. La Belle Époque à Montmartre n’a pas, à elle seule, l’apanage du canular. En octobre 1779, des carriers trouvent une pierre gravée qu’ils envoient à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Les savants restent longtemps perplexes devant le texte énigmatique, le croyant écrit en langue latine :

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Après de larges supputations et de sombres hypothèses, après consultation des plus éminents spécialistes en langues orientales, en hiéroglyphes et en idiomes disparus, le monde scientifique se perd en conjectures. Le bedeau de Montmartre entend parler de l’embarras des académiciens. Il demande qu’on lui montre la pierre. Reconnaissant les marques des plâtriers, il en donne immédiatement la signification en français : "Ici le chemin des ânes". Les mineurs chargeant leurs ânes indiquaient sur les parois le chemin à suivre pour une nouvelle rotation ; peut-être Lolo eut-il un ancêtre plaisantin ?

Découvrant Suzanne Valadon dans la splendeur de sa nudité comme modèle d’atelier, l’amoureux de Phryné comprend pourquoi Erik Satie en fit ses délices dans son "placard" situé sur le même trottoir, à quelques maisons de là. La mère d’Utrillo étouffa son fils d’un amour abusif. Se réfugiant, comme son père, dans les bras de la "fée verte’’ [3], il produit une quantité innombrable de gouaches et de tableaux ayant la Butte comme sujet de prédilection qu’il dessinait en s’inspirant de cartes postales. Le collectionneur peut en admirer quelques originaux sur les murs du premier étage avant de s’étonner de la reconstitution du bureau du compositeur Gustave Charpentier déplacé du 66, boulevard Rochechouart. Des vitrines sont consacrées aux musiciens Erik Satie, Casadesus, Arthur Honegger et Hector Berlioz, aux écrivains Roland Dorgelès, Pierre Mac Orlan, Francis Carco, Marcel Aymé qui se passeraient bien de la compagnie de Louis-Ferdinand Destouches alias Céline, médecin raté, parfait collaborateur de l’Allemagne nazie et hagiographe zélé du régime de Vichy.

Pressé par le temps, l’historien survole l’évocation du passé patriotique de Montmartre, le siège de Paris par les Prussiens, lorsque le ministre de l’Intérieur du Gouvernement provisoire, Léon Gambetta, s’envole de la place du Tertre dans la nacelle du ballon Armand Barbès pour organiser en province la Défense Nationale. Le révolutionnaire se réjouit du remplacement à la mairie du 18e arrondissement de Clémenceau, favorable à l’ordre établi, par jean-Baptiste Clément, communard sincère. Après la Semaine Sanglante qui voit tant de gens du peuple exécutés sommairement ou emprisonnés sans jugement, l’auteur du Temps des Cerises s’exile à Londres, jusqu’à l’amnistie de 1880. Le libre penseur regrette la disparition de la statue du Chevalier de la Barre condamné à mort par le fanatisme religieux pour ne s’être pas découvert au passage d’une procession ; il avait 19 ans. Le modèle du buste érigé en 1906 et fondu en 1942 est précieusement préservé de l’intolérance dans l’escalier principal du musée, sous le regard protecteur de Marianne.

JPEG - 54.7 koLe gourmet peut pousser la curiosité jusqu’à s’installer à la bibliothèque pour une recherche plus approfondie ; il doit prendre rendez-vous auprès de la charmante documentaliste, pour déguster les mets les plus riches et les plus variés, dont les collections de menus des cabarets et sociétés gastronomiques ne sont pas les moindres trésors. La Société artistique et conviviale dite "du cornet" est co-présidée par Georges Courteline, homme de lettres, et Albert Michaut, commissaire de police. Elle se réunit dans les estaminets de Montmartre pour banqueter et jouir du plaisir des jeux de table et d’esprit, en l’absence de la gent féminine, sans doute pour lui épargner les débordements de libations et de joutes oratoires peu compatibles avec le respect et la distance courtoise dus aux dames. Le témoignage de la profusion de nourriture est donné par une série de menus s’étalant de ·1899 à 1930. Il reste au curieux à éplucher ceux des cabarets "Le Bon Bock, Le Tabarin, Le Moulin Rouge, Le Chat Noir, Le Lapin Agile " et de bien d’autres encore.

Le chercheur a tant de trésors à découvrir qu’il se repose un moment en se berçant à la musique des poètes qui se produisent au Chat Noir. Le gourmand s’endort au rythme du poème de Ponvoisin donné au spectacle du 19 avril1890 :

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Bibliographie sommaire :

Jean Cathelin, Gabrielle Gray, Guide de Montmartre, touristique, historique et pratique, Pierre Horay, 1975.
Jean-Paul Crespelle, La vie quotidienne à Montmartre au temps de Picasso, 1900-1910 Hachette, 1978.
André Velter, Les poètes du Chat Noir, Poésies Gallimard, 1996.
Louis Chevalier, Montmartre du plaisir et du crime, Payot, 1995.
Les cabarets de Montmartre, Musée de Montmartre, catalogue de l’exposition, 1993.
Annie Candoré, Guide des Moulins en France, Pierre Horay, 1992.
Guy Fran quet, Pierre Étaix, Le Cochon rose, Mille et une nuits, 1997.
Marianne, Michèle et Élisabeth Scotto, La cuisine des sœurs Scotto, Denoël, 1987.
Monique Hubert Richard, La Cuisine facile pour tous, de Vecchi, 1993.
Gilbert Wenzler, 100 recettes de lapin, SAEP, 1989.



Galettes des moulins de Montmartre

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La tradition meunière de la Butte tient autant à sa situation d’éminence éventée qu’aux franchises octroyées par les abbesses de Montmartre aux meuniers installés sur le territoire soumis à leur juridiction.

Treize moulins s’activaient, depuis 1529, à moudre le blé, à presser le raisin ou à broyer de l’alizari et de l’indigo pour les fabricants de couleurs du village de Javel. Il n’en reste que deux, Le moulin Radet et le moulin de la Galette, fermés et silencieux de toute activité. Ils appartiennent à la famille Debray dont la sépulture abritant Pierre Debray au cimetière du Calvaire porte la mention : "Tué par l’ennemi sur la butte de son moulin le 30 mars 1814 ". Il meurt en défendant ses biens contre les pillards russes vainqueurs du général Moncey. Le meunier repose en voisin tranquille près de son confrère et concurrent Lecuyer, dans ce cimetière en voie de désaffectation, ouvert une fois l’an, le deuxième jour de novembre consacré aux trépassés.

Pour faire patienter les boulangers menant le grain à moudre, les minotiers et meuniers organisent des collations de pâtisseries sèches composées de galettes, brioches, croissants ou palmiers arrosées de cidre, de clairet et de piquettes issus des vignes alentour. La corporation des boulangers les autorise à fabriquer ces viennoiseries ne comportant que de la farine et du sel, ou du sucre. Les gâteaux incorporant un appareil à base de crème ou de fruits sont réservés à la corporation des pâtissiers.

Pour 6 personnes
- 250 gr de farine type US
- 200 gr de beurre - 10 gr de sel
- 150 gr de crème fraîche à 45% de mat. g.
- 1 jaune d’œuf- 5 gr de poudre de safran

Séparer le jaune du blanc. Monter le blanc en neige ; réserver. Mélanger le jaune avec la poudre de safran J. réserver.

Dans une terrine, pétrir ensemble, la farine, le beurre ramolli, la crème fraîche et l’œuf battu en neige. Saler. Saupoudrer de farine un plan de travail et abaisser la pâte au rouleau sur une épaisseur de 1 centimètre environ.

Découper les galettes à l’emporte-pièce fabriqué avec un couvercle de boîte métallique de 5 centimètres environ.

Fariner légèrement la plaque pâtissière du four. Disposer les galettes sur la plaque. Strier la surface à la fourchette et glacer chaque pièce au pinceau avec le jaune battu et parfumé au safran.

Cuire à four doux, therrn. 6, pendant 30 mn.

Déguster avec un vin de Montmartre bien frais ou en accompagnement du redoutable apéritif, la combine inventée par Frédé, cocktail explosif composé d’une tomate (1 /10 sirop de grenadine+ 9/10 Pernod 45°) mélangée pour moitié avec du guignolet kirsch (1/2 guignolet+ 1/2 véritable eau de vie de kirsch de Fougerolles à 48/50°), le tout est agrémenté d’une cerise confite. Attention, à consommer avec parcimonie et modération, l’abus d’alcool est dangereux pour la santé. À votre santé et bon appétit !


Jean-François DECRAENE


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Le musée de Montmartre
12, rue Cortot - 75018 Paris

Article mis en ligne en mars 2015.

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