La ville des gens : 1er/avril

Au temps où Montéhus chantait


JPEG - 66.3 koII est un nom complètement oublié des Bellevillois qui évoquent volontiers les cafés-théâtres et les salles de concert qui faisaient la renommée du quartier : c’est celui de Gaston Brunswick, dit Montéhus, auteur et interprète de chansons engagées républicaines ou révolutionnaires.

Belleville, qui avait été une terre privilégiée pour le développement des goguettes, ces sociétés chantantes ouvrières qui se réunissaient dans les cafés autour d’un répertoire volontiers frondeur et contestataire, a fait un succès, à la fin du siècle dernier, aux nouveaux chansonniers, compositeurs interprètes de sensibilité anarchiste, issus pour la plupart du café-concert, qui vont peu à peu se substituer à la figure du goguettier traditionnel. Cette professionnalisation de la chanson politique comportait cependant des risques : introduire la loi du profit dans un domaine qui y avait jusque-là échappé. Montéhus avait fait ses armes Aux folies Rambuteau, mais il se produisait souvent au théâtre de Belleville avant de disposer de sa propre salle, rue de Belleville, à la hauteur du métro Télégraphe. Ecrite en 1907, sa chanson Gloire au dix-septième, dédiée aux soldats du 17e régiment qui, chargés de la répression lors de la révolte des viticulteurs du Midi, refusèrent de tirer sur la foule, lui apportera la consécration dans les milieux d’avant-garde :

Salut, salut à vous,
Braves soldats du dix-septième.
Salut braves pioupious,
Chacun vous admire et vous aime.
Salut, salut à vous,
A votre geste magnifique i
Vous auriez en tirant sur nous
Assassiné la République.
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Les troubles du Midi. Les mutins du 17e installés devant le théâtre de Béziers.


JPEG - 26.4 koA partir de cette date, il devint un habitué des représentations organisées par les syndicats et les partis. Montéhus, qui se présentait lui-même comme un gamin poussé entre les pavés de Paris, tel Gavroche, a contribué à répandre les thèmes révolutionnaires auprès d’un large public qui n’était pas, loin de là, exclusivement composé de militants, et c’est l’un des premiers à avoir osé faire du café-concert, où fleurissaient, après la défaite de 1870 et l’écrasement de la commune, les chansons grivoises ou revanchardes, une tribune où était dénoncée l’injustice sociale. Entre 1910 et 1914, il organisa de très nombreuses tournées en France et fit toujours salle comble malgré les inévitables perturbations de ses représentations par les nationalistes qui lui reprochaient son antimilitarisme.

Les autorités ne restèrent pas indifférentes devant les succès de Montéhus. Le 23 janvier 1911, le président du Conseil en personne, par une circulaire envoyée à tous les préfets, demande de faire surveiller par la police les spectacles donnés par le chanteur et de relever par procès-verbal tout ce qui pourrait constituer une provocation aux crimes et délits ou une incitation des militaires à la désobéissance. Dans cette même circulaire, il était demandé aux maires de refuser à Montéhus l’usage des salles communales et de mettre en garde les propriétaires de salles privées sur les risques qu’ils encouraient en favorisant des spectacles qui s’apparentaient à de la pure propagande révolutionnaire et antimilitariste.

JPEG - 84.7 koCes mesures d’intimidation ne furent d’aucune efficacité et n’empêchèrent pas Montéhus de chanter dans les semaines qui suivirent devant plus de deux mille personnes à Lille, puis à Marseille. Des mesures plus radicales furent alors prises contre le chanteur qui entreprenait une nouvelle tournée en septembre 1912 : ses spectacles furent interdits par arrêté préfectoral dans la Loire, les Bouches-du-Rhône, l’Hérault et le Gard. La même censure se manifeste hors des frontières et Montéhus est expulsé de Belgique cette même année.

Montéhus écrit alors dans la Guerre sociale, hebdomadaire socialiste révolutionnaire auquel il collaborait, pour protester contre la répression qui le frappe. Il accuse les autorités de le traquer comme un bandit, de le surveiller, de l’espionner et de l’avoir ruiné en brisant sa carrière. Mais toutes ces persécutions ne font que rehausser son prestige aux yeux des militants révolutionnaires qui prêtent à Montéhus un caractère de radicalité qu’il ne tient certainement pas de son répertoire. Gloire au dix-septième, par exemple, n’attaque pas l’armée mais la montre, au moins en ce qui concerne sa base, comme l’héritière de l’armée révolutionnaire. Montéhus dénonce le capitalisme mais reste profondément républicain. Certains militants anarchistes n’étaient d’ailleurs pas dupes, et Benoît Broutchou s’agaçait dans le Libertaire du 2 novembre 1912 de la réputation usurpée de chansonnier révolutionnaire faite à Montéhus.


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Le malentendu devint apparent lorsque Montéhus se rallia, comme bien d’autres militants socialistes et anarchistes d’ailleurs, à la cause de l’Union sacrée au seuil de la Première Guerre mondiale. Devant des parterres de bourgeois, ce n’est plus l’internationalisme et le pacifisme qu’il exaltait dans ses chansons mais la guerre finale contre l’ennemi prussien. Il affirmait la nécessité de chanter la Marseillaise dans ces terribles jours et de laisser l’Internationale pour la victoire finale : on la chanterait au retour comme disait l’une de ses chansons. Il se mit à collaborer régulièrement à la Guerre Sociale devenue la Victoire, dont le fondateur Gustave Hervé, socialiste révolutionnaire et antimilitariste, avait aussi tourné sa veste. Montéhus, pourtant, se défendait d’être un opportuniste et prétendait demeurer ce qu’il avait toujours été ou s’était toujours senti être : "un patriotard internationaliste". L’examen attentif de son répertoire ne dément en effet pas ses propos et la mise entre parenthèses de son internationalisme pendant les années de guerre n’a rien de surprenant. Même si la chanson qui eut la plus longue postérité et que les militants trotskystes honorent encore lors de certaines manifestations, la Jeune Garde appartient sans conteste au registre révolutionnaire :

Prenez garde ! prenez garde !
Vous les sabreurs, les bourgeois, les gavés,
Vlà la jeune garde
Qui descend sur le pavé,
C’est la lutte finale qui commence,
C’est la revanche de tous les meurt-de-faim,
C’est la révolution qui s’avance,
C’est la bataille contre les requins,
Prenez garde ! Prenez garde !

JPEG - 46.3 koMais Montéhus ne se contentait pas de chanter, il écrivait et jouait également des pièces de théâtre, en général des mélodrames simplistes à l’intrigue violente et passionnée opposant le riche au pauvre, le paysan au garde champêtre et l’ouvrier au bagnard. Montéhus s’inspirait assez souvent de faits divers pour ses pièces très morales où il plaidait la cause des victimes et des réprouvés, anciens combattants, filles-mères, bagnards, prostituées. La salle participait et, comme à Guignol, apostrophait les personnages et bien souvent, à la fin du spectacle, entonnait l’Internationale. Montéhus apparaissait toujours au milieu de la pièce pour chanter, vêtu en costume de chantier : gros pantalon de velours, large ceinture rouge, foulard rouge et casquette. Montéhus, mort en 1952, a chanté pendant plus de quarante ans et il s’est régulièrement produit à Belleville dans les années 20, mais il ne regagna jamais auprès du public ouvrier les faveurs d’avant-guerre : d’une part, le caractère populiste de ses chansons et de ses pièces passait moins bien, et, d’autre part, les plus militants de ses admirateurs ne purent jamais lui pardonner son attitude pendant la guerre. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Robert Garric [1], catholique fervent venu à Belleville pour œuvrer à son grand projet de réconciliation des classes, le tenait en haute estime.


Anne STEINER



Article mis en ligne en mars 2015.

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