La ville des gens : 1er/avril

Une femme… une vie


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Un prénom, Aydes. Aydes, Sarcelles 1981… Paris, rue de Romainville 1998. Aydes, mon amie chilienne. Premiers souvenirs, première rencontre, une femme jeune, un visage paisible habité d’yeux flamboyants, un sourire, mais un sourire triste. Le temps a passé, je la retrouve, A ydes la chaleureuse, Aydes la fidèle. Aydes la chilienne de tous les combats, de toutes les luttes.

19 septembre 1973, TEMUSCO, village indien du sud chilien à 700 kilomètres de la capitale. Comme chaque jour, Etienne Pesle, travailleur social se rend à son bureau. Il est particulièrement chargé de faire appliquer la réforme agraire, d’assurer une meilleure répartition des richesses au profit des plus pauvres, les Indiens, les moins que rien, au Chili. Depuis le coup d’état militaire qui a renversé le Président ALLENDE, une semaine auparavant, il se sait menacé comme le sont les sympathisants de l’Unité populaire, militants du parti socialiste fondé par le Président ALLENDE. Dans son bureau, comme le rapportera un témoin, quatre militaires de l’armée de l’air l’attendent, l’embarquent dans une camionnette blanche.

Etienne Pesle est arrivé 20 ans plus tôt au Chili, missionnaire français, membre de la Fraternité des Petits Frères de Jésus. En 1966 il a quitté la soutane pour épouser Aydes.

19 septembre 1973, ni Aydes, ni ses trois enfants ne le reverront.

Farouche, tenace, pendant huit ans, seule devant les autorités fascistes, Aydes recherchera Etienne. Elle visite des prisons, pleure dans les morgues devant des dizaines et des dizaines de dépouilles, fait le siège des administrations. Face à la répression, elle brave tous les dangers, elle est de toutes les manifestations, de toutes les grèves de la faim aux cotés d’autres, plongées elle aussi dans sa situation. Deux pôles dans sa vie, les enfants et sa recherche éperdue. Durant 8 années elle s’est heurtée au mutisme du pouvoir et à ses mensonges :

"ton mari, il s’est enfui, il a eu peur"
"ton mari il est parti avec une autre femme"
"nous, on ne le connaît pas,
on ne l’a jamais vu"

Ses proches la désapprouvaient, elle les mettait en danger, ses voisins l’évitaient, la traitaient de folle, ses amis lui tournaient délibérément le dos.

Elle ne pouvait accepter de faire comme si… Exiger la vérité, c’était obliger le pouvoir à reconnaître ses exactions. Dénoncer le pouvoir PINOCHET, c’était garder sa dignité, ne pas plier. Elle ne s’est résignée à fuir pour protéger ses enfants qu’après avoir été passée à tabac et laissée pour morte sur le pas de sa porte. Elle en garde encore les traces à une main et à une oreille.

JPEG - 61.5 ko30 octobre 1981, Aydes arrive en France, centre d’hébergement en banlieue parisienne… Paris. Pour élever ses enfants, elle acceptera tous travaux, de ces travaux qui s’offrent aux exilés, aux étrangers à ceux qui ne peuvent rien exiger. Alors elle confectionnera des diadèmes en perles pour de riches orientaux, le matériel lui est livré la nuit dans la rue, elle remet les objets finis, toujours dans la rue, toujours à une personne différente. Le prix payé varie… au gré du bon vouloir de…

Elle réalise des déguisements pour bal masqué, carnaval, elle confectionne des "empanadas" petits pains succulents, spécialités de la gastronomie chilienne. Nuit et jour elle travaille. Elle a peu, mais son appartement est ouvert à l’étranger, au démuni, à tous ceux qui épousent son combat.

Très sollicitée, elle n’est d’aucun parti, n’accepte aucune reconnaissance officielle, aucune présidence. Elle est issue du peuple et se veut du peuple, elle une simple citoyenne qui se bat pour les droits de l’homme.

En 1990, pour la première fois, elle retourne au Chili, pleine de rancœur contre ceux qui ont oublié les atrocités du putsch, mais aussi avec un peu d’espoir. Pinochet venait de perdre l’élection présidentielle.

Avec sa fille Anne-Marie, elle est allée témoigner devant la commission "Vérité et Réconciliation". La disparition d’Etienne Pesle a été enfin reconnue.

Depuis 1990, Aydes est retournée plusieurs fois dans son pays. Son grand projet, est d’élever à TEMUSCO un monument à la mémoire de toutes les victimes de la répression. Au Chili comme en France elle récolte des fonds, organisant fêtes, repas.

Ainsi, les années ont passé, mais Aydes n’a jamais vraiment défait ses valises, ne s’est jamais vraiment intégrée, n’a jamais pu apprendre le français. Dans sa pensée, derrière toutes ses actions il y a toujours eu Etienne et TEMUSCO.

Lorsque le 16 octobre 1998, le dictateur PINOCHET a été placé aux arrêts, Aydes et ses enfants ont immédiatement constitué un dossier, sont allés devant la justice avec leurs avocats. Le 30 octobre, sur la base de leur plainte et de celles de deux autres familles, le Parquet de Paris ouvrait une information judiciaire contre X pour séquestrations suivies de tortures commises au Chili contre trois français disparus de ce pays entre 1973 et 1977.

La quête de la vérité a laissé peu de place à la vie, elle a totalement annihilé la femme. Deux questions hantent son esprit : comment est mort Etienne ? Où est son cœur ? Grâce à Internet, elle rencontrera un prêtre chilien, arrêté lui aussi le 19 septembre 1973. Avant de retrouver sa liberté grâce à l’intervention du clergé, il aurait côtoyé un homme qui comme lui avait les yeux bandés. Se présentant l’un à l’autre, il aurait appris que son compagnon, comme lui avait été prêtre mais avait maintenant épouse et enfants.

Aydes m’a dit : "si enfin j’apprends où est mort Etienne et comment ils l’ont exécuté, alors je pourrais vivre mon deuil, pleurer et apprendre le français."


Jacqueline RUIZ


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Article mis en ligne en mars 2015.

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