La ville des gens : 15/avril

Antonin Gasq, dernier mouleur statuaire de Paris


JPEG - 41.3 koA l’heure d’être contraint de quitter son atelier du 118, rue des Couronnes, Antonin Gasq, né Jean-Paul, fait non seulement le bilan de ces onze années passées à Belleville mais de sa vie qui reste très liée à celles de ses aïeux. Ce qui l’anime : le devoir de perpétuer l’art du modelage.

D’abord, on ne quitte pas notre quartier comme ça, et si le destin l’y oblige, la nostalgie reste. Antonin n’y échappe pas, lui qui, à l’époque où il avait installé son premier atelier parisien au 21, rue du Tunnel devenu trop exigu, voulait se rapprocher de Belleville-Ménilmontant, tant prisé par les artistes. Mais ce qui le séduisait le plus, c’était la tradition de passage et de brassage de populations hétéroclites, toujours source d’inspiration et de poésie. Il avait, en effet, repéré un local où l’on fabriquait des moules en métal pour injonction de plastique. Le hasard a accompli son rêve car ce dernier s’est libéré vite. Là, il vivra sa plus belle expérience créative comme en témoigne son atelier qui s’est transformé au fil du temps et n’a jamais été aussi vivant qu’au moment du départ. De même qu’il est chargé du passé de ses aïeux à travers les sculptures, les outils et même leurs malles qui remontent à la fin du XIXe siècle pour les plus anciens. Certains de sa belle collection d’outils constituent aujourd’hui des pièces uniques car ils ne sont bien sûr plus fabriqués.

Mais que faisait Antonin avant ? Une mission professionnelle l’avait conduit au Maroc où il a participé à l’agrandissement du palais royal, en qualité de sculpteur.

Des voyages, il en a fait, toujours attiré par l’ailleurs, tel un nomade, il a cheminé au Moyen Orient, en Afrique du Nord, souvent le pouce en l’air selon les tendances hippies de sa génération. Lui, était en quête de curiosité : sortir de son cadre familial et géographique pour connaître le monde, sans limite, mais surtout, il recherchait la pureté. Il se cherchait tout simplement.

Entre deux aventures, son père, modeleur quitte la terre, Antonin n’a que 24 ans. Sa disparition lui déclenche une profonde remise en question qui le fait décider d’être sculpteur comme son grand-père car il a toujours baigné dans les copeaux de bois ou de métal. Sans compter que ce dernier lui a offert son premier atelier comme cadeau d’anniversaire pour ses six ans. C’était le début de sa vocation.

Alors que son père, lui ne voulait pas qu’il le devienne. Désobéissance ? Pas du tout ! Plutôt obéissance à une tradition familiale dont il est la troisième génération.

Ainsi, par pur instinct de protection, Marcel Gasq préfère que son fils soit ingénieur- céramiste, métier nettement plus sécurisant. Il faut comprendre, son père naît en 1908 dans une famille de sculpteurs : Charles son grand-père doit, au moment de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, abandonner son art au profit de la céramique, occasionnant la vente de la quasi totalité des biens familiaux.

En revanche, ses deux frères, eux aussi de la génération de Rodin, connaissent une meilleure chance, Jules le cadet s’établit à Lyon pour développer son activité de sculpteur-ornemaniste puis de marbrerie.

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L’aîné, Paul devient sculpteur d’État et l’on peut encore admirer ses œuvres dans pas moins de cinq arrondissements parisiens, parmi lesquelles : Médée en 1895 dans le jardin des Tuileries, l’Électricité en 1899 sur la gare de Lyon, l’Art et la nature en 1900, deux groupes de pierre d’une envolée lyrique à la base des avant-corps du Grand-Palais. Citons encore la statue de Manon, co-réalisée avec Raoul Verlet, au Jardin du Luxembourg ainsi que les trois dieux marins dans une des vasques de la fontaine monumentale du jardin de Montmartre.

Pour en revenir à son père, sa vie professionnelle a été cassée plusieurs fois et Antonin se souvient notamment du récit de son départ pour la Chine où il devait travailler la technique de la céramique dans l’usine d’un ami de la famille. Très vite, il parvient à posséder aussi son usine à Pu tong dans le Sud de la Chine puis à devenir le conseiller technique du gouvernement chinois pour toute l’industrie de la céramique. Il n’est âgé que de 29 ans et tout évolue bien jusqu’au début de la guerre sino-japonaise au cours de laquelle l’usine est bombardée et entièrement détruite. Il rentrera en Belgique où son père lui a trouvé une situation, avec seulement deux valises. On comprend mieux pourquoi Marcel Gasq voulait qu’Antonin ne connaisse pas les mêmes rebondissements de carrière que lui-même et son père avaient déjà subis.

Toutefois, dès l’enfance il lui avait appris le métier de modeleur céramiste qu’il avait lui-même appris de son aïeul. C’est comme ça chez les Gasq, quoi qu’il leur arrive par la suite. Tenez, Antonin a déjà transmis son savoir faire à sa fille Maroussia, âgée de 26 ans. Il ne présume pas aujourd’hui, car il est trop tôt, que ses jeunes fils, Paul, cinq ans et Victor un an, reprennent aussi le flambeau.



La détermination d’Antonin

A 24 ans donc, une voix lui insuffle qu’il sculptera contre vents et marées. Esprit rebelle pour aller contre la volonté paternelle ? Jugement un peu rapide même s’il y a un peu de cela. C’est bien connu, il suffit d’interdire une chose à quelqu’un pour qu’il ait envie de la faire. Antonin fait plutôt preuve de déterminisme emprunt de prise de risque car la vie d’artiste n’est jamais facile. Avec sagesse, quand même, il suivra les cours de l’école de Sèvres et une formation dans l’atelier d’Alès pendant huit années. Il connaîtra un bref moment d’hésitation car il est aussi très attiré par l’écriture pour laquelle il a un réel talent, mais l’influence familiale l’emporte et il se fixe le but de perpétuer le modelage. Aujourd’hui son travail concerne trois activités : la restauration, la reproduction et la création, c’est-à-dire la sculpture et la statuaire. Mais les thèmes, pour la plupart artistiques, concernent également l’industrie. Les matériaux eux-mêmes proviennent de l’industrie comme le plâtre ou la résine. Antonin a notamment restauré quelques sculptures de Camille Claudel ou des Canova dont Les trois grâces. Il a reproduit d’après les originaux des sculptures du Parc de Sceaux, de l’Orangerie, du Louvre et des galeries telles qu’Art Curial ou encore des groupes d’animaux sur sites.

Il crée pour le secteur cosmétique : flacons ou présentoirs pour Dior, Nina Ricci, Guerlain, Hermès, ou encore objets de décoration : luminaires pour l’hôtel Lutétia, bustes de bijoutiers, vases. Il lui arrive d’avoir des commandes pour l’industrie agro-alimentaire, la maroquinerie, le prêt à porter, mais aussi pour des décors de théâtre du Châtelet et de cinéma.

Enfin, il reconnaît que la réalisation des moulages pour César, Arman, Etienne Martin ou Lalanne est, somme toute, gratifiante. Pour cette activité, il utilise le moule à bon creux, constitué de plusieurs éléments montés comme un puzzle qui permet de fabriquer des pièces de toutes tailles pour l’ornement ou la statuaire de plâtre. Le terme de statuaire est réservé aux œuvres de taille humaine et se différencie de la sculpture, terme généralement employé dans la création d’animaux par exemple. Ensuite, deux techniques s’offrent à l’artiste : l’élastomère pour les pièces en plâtre pour compenser les creux - et éviter de casser le modèle -, et enfin démouler. L’ensemble est pris dans une dépouille quand la forme se démoule toute seule ou dans une contre-dépouille quand elle est constituée de contours accidentés, ne permettant pas le démoulage en un seul élément. Le moule devient l’outil de base pour fabriquer des objets dans des matériaux divers, en fonction desquels sa conception change. Nul doute que le moule à pièces, qui demande un travail complexe et entièrement manuel, ne pourra jamais être remplacé par aucune mécanisation ou industrialisation.

La dernière activité, et non des moindres, est la sculpture, l’art de ses aïeux, l’art du plâtre et de la pierre qu’il compte aborder plus concrètement dans les années à venir, afin de mettre à profit son expérience de cinq ans dans les carrières.

Sa détermination lui a toujours permis de réaliser ses rêves, c’est aussi le cas pour son nouvel atelier de Montreuil, déniché par un heureux hasard. L’environnement de Montreuil ne sera jamais Belleville, mais rien ne l’empêchera de recréer l’atmosphère qui règne dans l’atelier de la rue des Couronnes, ressemblant aujourd’hui, à un grenier intemporel, si insolite, si authentique avec ses outils patinés et sa poussière blanche de craie !

Pour lui, modeler un lieu revient à lui donner une âme. C’est la première mission d’un artiste, c’est son nouveau défi. Son passage à Belleville lui aura permis de réaliser cela, tandis que notre quartier, pour ne pas dire Paris, perd son dernier mouleur statuaire. Et, il serait ingrat de ne pas graver dans notre mémoire sa vitrine de sculptures blanches qui immortalisent un art en voie de disparition.


Sylviane MARTIN



Article mis en ligne en avril 2015.

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