La ville des gens : 23/juin

Hocine Touabti, un écrivain dans notre arrondissement


JPEG - 56.9 koNé en Algérie, Hocine Touabti travaille en usine en France après des études techniques, il fait une école de cinéma où il obtient un diplôme d’assistant-réalisateur, il se forme ensuite aux métiers de la presse dans différents journaux dont un (noblesse oblige) traite du Cinéma. Dès 1981, un roman paraît aux éditions Belfond ; pendant une longue période, il écrit d’autres romans tout en travaillant comme journaliste free-lance. En juillet 1994, Dans la ville aux volets verts sort aux éditions Challenges d’Aujourd’hui. Vous lirez ces quelques pages extraites de ce livre. L’auteur semble y prendre plaisir à déjouer les attentes du lecteur. Ses thèmes : le chat, la photo (une de ses passions), le double, le fétichisme, la nostalgie, l’antifascisme, les femmes…

Le suspense vous entraînera loin…



Extrait :

Dès l’instant où Paula m’est apparue, elle n’est pas restée longtemps une inconnue pour moi. Si plusieurs mois ont été nécessaires pour qu’en fraude je puisse m’introduire dans son existence, dans l’intervalle je les ai multipliés les tentatives d’approche et les signes de reconnaissance. En final, il lui était impossible d’ignorer quelles vues j’avais sur elle. Il aurait fallu qu’elle soit aveugle. Ou indifférente. C’était loin d’être le cas. Par des moyens détournés - pas n’importe lesquels ! - je disposais de preuves. Des preuves écrites.

J’avais eu dans l’idée de me présenter à visage découvert. L’intention bien arrêtée aussi de sauter le pas plus tôt. Une suite incontrôlable d’événements m’en a empêché. En effet, pour raisons de travail, par deux fois je me suis retrouvé à l’autre bout du monde.

Au fond, je ne devais pas être vraiment pressé de rencontrer Paula. Dirais-je les plaisirs insoupçonnés que je tirais à vivre la situation d’être en quasi adoration ? A la vivre platoniquement, du moins durant les premières semaines. Profitant de mon anonymat et de l’ombre… complice. Il n’aurait rien pu se produire de transcendant ce matin de printemps dans le parc des Buttes-Chaumont où, les dimanches, guidait mes pas une habitude contractée du temps où j’avais élu domicile dans le XIXème arrondissement.

Quels motifs si importants m’avaient poussé à délaisser ce plaisant quartier où, aimanté par le cœur, j’allais revenir par la bande, pour m’établir dans le désert du XVIème ? La question me turlupinait ce jour-là. Mais, comme à présent, la mauvaise foi aidant, j’avais sans doute refusé d’y répondre. Ou oublié.

A cette époque, je possédais toute une panoplie d’appareils à photo. De prix. Ayant acquis au fil des années un talent notable pour cadrer avec efficacité mes sujets, je m’étais mis en tête d’illustrer, en le consignant image par image, un journal de bord. Avec une insistance de monomaniaque, sur un calepin qui ne me quittait plus, je notais mes prises de vue dans l’ordre chronologique. Chacune étant escortée d’un texte bref. Evocateur.

Parmi les nombreux albums produits à la longue, j’en sélectionnais un au hasard. L’ouvrais. Je m’arrêtais sur un cliché. Je n’essayais pas de m’interroger pour savoir s’il était bon au sens où l’entendent les spécialistes de l’art, qui , eux, ne refusent pas les effets. Mon souci premier, combiné au plaisir, était d’arriver à me persuader qu’au travers de cette quête sur pellicule des preuves tangibles décomposaient mon passé provisoire. Que des images-relais palliaient les défections de ma mémoire.

J’avais l’impression que mon regard emprisonnait à son seul usage un et plusieurs sentiments visuels, provoquant chez le voyeur qui m’habitait davantage que des frissons fugaces. A force de poser un œil contemplatif sur ces instantanés, je débusquais des indices précis. Je parvenais à toucher du doigt des fantasmes assoupis.

Si inattendu fût-il, tout m’était sujet. Une branche d’arbre figée en un angle bizarre. Des bourgeons ou des fleurs se désaltérant d’un rayon de soleil. Des pouces (pour la raison que l’on sait) ou, quelque part, la teinte d’un ciel. J’ai été un grand amoureux de la couleur bleue. Je la traquais. La faisais se bousculer avec des blancs. Se répondre. Avant que le déclic de l’obturateur ne la guillotine par bouts. Ne l’avale. Pour me la restituer dupliquée dans un format, hélas. réduit à une petite échelle.

Je photographiais aussi des chats. Solitaires, ou allant par groupes. D’autres en train de patienter derrière une barrière de bois, guettant le passage d’amis humains qui viendraient les nourrir. Comme s’ils n’ignoraient pas être épiés par mon objectif, du plus loin, ils le fixaient de leurs yeux ronds, impassibles.

Quand je ne les surprenais pas plongés dans une toilette (loin d’être un brin !), je les découvrais dormeurs (d’un oeil) : peluches étales sur l’herbe qu’ils imprimaient de leur sommeil de gisant. Et puis, il y avait ces clichés d’inconnus… Des riches. Des pauvres. Je ne m’attachais à capter chez eux que certains détails de leur attitude. Que certaines expressions du visage. Je m’attardais sur le regard. Lequel, à mon sens, reflétait la véritable nature de mon sujet : son intériorité. Mieux même. Le décalque de son âme. Ce regard (fuyant, fixe, franc, vous soupesant ou vous jugeant), je le décryptais. J’en faisais, entre ombres et lumières domestiquées, des lectures subtiles. Toujours riches d’enseignements.

Hors le pouce, de thème de prédilection, je n’en avais pas vraiment. Peut-être
si… La femme. Je collectionnais ses portraits. De face, de profil, en pied. Ainsi que des parties du corps plus intimes. Dans mes archives, ces surfaces d’épiderme non voilés, à peine entrevus, entraperçus, cadrés subrepticement, figuraient en bonne place.

Qu’ils fussent habillés ou non, j’adorais les culs. Le cul. Je me souviens avec une précision quasi clinique à qui j’avais décerné le prix du plus beau.

Encore une fois, il se vérifiait que le fondement de cette personne (dame ou demoiselle - restée ?) ne collait pas avec la tête. Tête qui suggérait un croquis dans la mesure où les traits étaient soit trop courts, soit trop longs. Dans le visage dépourvu d’une quelconque grâce, ce que l’on retenait c’étaient les mouvements latéraux de la mâchoire. Ajouté à ça, un autre mouvement : giratoire celui-là, des lèvres, aspirées par deux incisives de taille.

Cette illustre inconnue qui portait un pantalon blanc moulant, à cause de ses expressions prononcées de ruminant satisfait, je l’ai, sans hésiter, affublée du titre de Goûteuse de bonbons.

Mon regard, après avoir glissé de son visage (si déconcertant) au bassin dont le modelé frisait la perfection d’une statue de marbre, s’est centré sur son bas-ventre. Il ne m’a pas échappé, grâce à la transparence du tissu, que Goûteuse de bonbons se baladait sans culotte. Et que le haut de ses cuisses était plus que prometteur.

A peine était-elle parvenue à ma hauteur, et m’avait-elle dépassé, qu’avec une hâte suspecte, je m’étais retourné. Un spectacle souverain s’offrait à mes yeux. La fesse, merveille de rondeurs et de proportions, dessinait un bombé parfait qui ne relevait d’aucune loi physique. C’était un défi à la gravité. Une vision vraie, laissant dans son sillage bien des désirs troublants.

Emballé, j’avais déjà armé mon appareil photo en emboîtant le pas à cet appât nourri, on eût dit, au grain. Le cul de Goûteuse de bonbons, je l’ai mitraillé sous toutes les coutures. Comme une star de cinéma. C’était bien le moindre des hommages.

A quelques temps de là, l’idée m’effleura de me lancer dans un grand œuvre. Je me proposais d’épingler dans un album les femmes à éviter en les classant par genres. Et de faire figurer dans un second, les autres : celles représentant, avec élégance, l’idéal simplifié.

Ce beau projet, je ne l’ai pas concrétisé. Logique. Avec le second album, je me doutais bien qu’ayant la minceur de l’utopie, j’en serais encore à mon point de départ ; tandis qu’aujourd’hui, je tenterais de ranger et classer les exemples dans le premier. Bref que, dans les deux cas, l’entreprise était vouée à l’échec. Comme le fait de vouloir enlacer les vagues d’une mer démontée.

Portraits, albums, j’en possède une belle collection, là-bas, dans l’appartement parisien. Je sais dans quel meuble, fermé à double tour, je les ai relégués. Ils y resteront de mon vivant. Je ne crois pas qu’un jour, je céderai à cette curiosité malsaine de tourner une quelconque clé qui ouvrirait la porte aux souvenirs. Souvenirs qui vous entraînent à méditer sur votre propre aventure, pour vous laisser, après coup, comme ridiculisé au seuil du grand désordre de la métaphysique. Près de disjoncter. Complètement éparpillé. Bon à être ramassé à la petite cuillère.

Mon chemin et celui de Paula auraient pu ne jamais se croiser. C’est si vrai que ce dimanche-là, dans le parc des Buttes-Chaumont, Paula est passée devant le banc sur lequel j’étais assis sans que je lui prête la moindre des attentions. Plus tard, en y réfléchissant, j’ai mis cette absence sur le compte de la pure distraction.


H.T.



Article mis en ligne en juin 2015.

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