La ville des gens : 20/octobre
Coup de cœur

Lettre timbrée de Belleville


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Chère Dorine,

Oh les vacances… comme ça me semble déjà loin. Rentrée à Paris, après être accueillie par la foule et les bruits et les bousculades d’une gare, je me suis plongée dans les caves voutées du métro. Après l’odeur des eucalyptus, de la mer salée, des melons sucrés, des crèmes de soleil, tu le reconnais tout de suite : l’odeur du métro, un peu avariée, douceâtre, comme s’il y habitait un espèce d’animal qu’on ne reconnaîtrait pas sur la terre.

Je regardais les gens, presque désireuse d’y reconnaître quelqu’un, de pouvoir dire… oui, je viens de rentrer… c’était superbe… et toi ?… racontes moi ! Mais non, n’attends rien des parisiens dans le métro avec tous les symptômes de cette maladie de la grande ville : palpitations, étouffements, bourdonnements, angoisse invincible, troubles nerveux, vertiges, sensation de perte (d’identité ?)… Comme c’est douloureux de voir ça après les sourires des villageois qui te regardaient, qui te saluaient.

Je pense que c’est héroïque de vivre à Paris, vraiment. Tu te rends compte, les petits enfants, les chiens et les mémés penchées, juste à hauteur des pots d’échappement ? Ça fait une autre race, j’en suis sûre, ça laisse des traces.

Beaucoup d’amis hollandais sont passés, leur dernière halte avant de rentrer pour encore un peu de romantisme parisien.

Pour ne pas les décourager, je leur montre souvent d’abord les Buttes-Chaumont. J’adore ce parc, le plus beau parc de Paris (tous les maîtres du Surréalisme, André Breton et Aragon en tête l’ont proclamé ). C’est un parc comme un gâteau de mariage, chargé de fanfreluches, très kitch, « un lieu féerique d’un rêve bon marché pour citoyens d’un quartier populaire ». Là, il y a le romantisme, mais un peu de carton, déjà mis en scène : des rochers artificiels, des grottes, une cascade (pour longtemps hors service, il semble qu’il coulait dans le métro, mais depuis peu de temps rouvert, une chute géante entre de faux stalactites), un lac (sans cygnes), une île, un pont suspendu et le pont décrit par Aragon dans « Le paysan de Paris » comme une Mecque pour les suicidés.

C’est marrant comme on reconnaît toute sorte de petit monde sur la pelouse. Il y a le terrain des femmes arabes, assises sur leurs foulards colorés, il y a une colline pour les familles nombreuses, il y a une petite colline surnommée « La plage » où on bronzait presque nu quand il faisait beau, il y a des endroits des jeunes nanas et des
jeunes mecs et les bancs pour les gens âgés et des joueurs d’échecs.

On a apparemment toujours besoin de se sentir chez soi. Mais là, tout est ouvert, on se regarde ; une fois rentrés dans les maisons, on ne se voit plus, même pas ses voisins.

Je viens de lire « Les dimanches à Belleville », écrit par Lépidis, un vrai bellevillois qui raconte ses mémoires. Ce livre suinte de nostalgie, une nostalgie pareille à celle qui te fait frémir en entendant un accordéon. On a tout pris de Belleville, son parfum, sa couleur, son âme écrit-il ; mais je ne suis pas d’accord, étrangère et nouvelle venue, je suis très contente d’habiter là et pas dans le XVIIème par exemple.

C’est vrai, quand je cherche des livres dans la bibliothèque et quand je les rends trois semaines après, quelque chose est démoli à nouveau sur la route, ou tout d’un coup il y a un immeuble neuf sans histoire, sans caractère, souvent laid. Quand même, il existe encore la petite épicerie-bar de Fanfan, Françoise, Rue de Tourtille, avec à droite, son zinc et tous ses verres de différentes tailles, certains un peu cassés, les saucissons, le fromage, les caisses de fruits et tout à gauche et au fond, et les chats dormants dans la vitrine.

Fanfan, une femme sans âge, des yeux malicieux, vigilants, tendres ou fulgurants selon les ambiances, dirige son manège avec l’élan (et parfois le langage) d’un capitaine. Chez elle, il y a encore cette atmosphère d’une grande famille bellevilloise, comme je l’imagine après ce livre ; tout le monde se connaît et elle est le pivot.

J’ai eu la chance d’aller boire un verre juste le jour de sa fête. On chantait pour elle et elle-même, remplissant les verres sans oublier le sien, chantait aussi (une chanson de mon père, je vous préviens, très triste. Il y avait sur le zinc un bouquet de quatre fleurs pour cette occasion et elle racontait en riant qu’elles s’appelaient gueules de loup.

A part remplir des verres, elle remplit le sac plastique pour la mémé qui est à l’hôpital, choisit la meilleure pêche, et fait les courses à sa propre initiative pour un homme qui entra déjà paralysé par l’alcool. Après avoir mis des choses utiles dans son sac, elle lui ouvre la main et compte les pièces et ajoute au dernier moment une bière.

Cette femme fait le travail de toute une équipe de travailleurs sociaux. Elle connaît tout le monde, sait trouver le ton juste pour parler avec tous ces gens de différente nationalité, âge et sexe. Elle se laisse « pas niquer », comme elle dit elle-même, mais après avoir lancé des mots d’un certain genre dans la figure d’un mauvais payeur, elle continue de rigoler comme si rien n’était. Une lucidité énorme.

Il faut dire que beaucoup m’échappe. Ces demi-mots qui volent dans l’air enfumé de gauche à droite… J’ai commis une grossière erreur. Il y a pas longtemps, je brossais, Sientje pour la libérer des puces d’été et quelqu’un m’appelle et demande : « est-ce que je te dérange ? ». Je réponds : « mais non, j’étais juste en train de dépuceler ma chatte. » Il tombait un grand silence à l’autre côté du ligne. « Cherches dans ton dictionnaire et tu comprendras. Allez, je t’embrasse très fort, à la prochaine. »


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Article mis en ligne en octobre 2015.

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