La ville des gens : 19/janvier
Une page marquante d’histoire ouvrière

Les journées insurrectionnelles de juin 1848 à Belleville et Ménilmontant

Une proposition de Maxime BRAQUET

Le texte ici présenté reprend en l’enrichissant un peu une rédaction de 2008 entreprise dans le prolongement d’une causerie tenue pour l’Association d’histoire et d’Archéologie du 20e arrondissement (AHAV). Les astérisques qui suivent certains titres d’œuvres renvoient à la bibliographie figurant au final du présent article.

« Nous voulons, par la plus grande association possible des travailleurs, assurer à chacun le bien-être dû à ses efforts. Nous voulons le droit et la garantie au travail pour tous. »
[Extrait d’une adresse aux Bellevillois par le Club démocratique et social de Belleville, avril 1848]

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Séance de club révolutionnaire en 1848. Dessin anonyme, BNF Estampes.


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La barricade qui ferme la rue mais ouvre l’avenir, disait Victor Hugo. Dessin de Ferdinand Rosineau. BNF, Gallica


VINGT-TROIS ANS AVANT…


C’est entendu, il n’y a en soi rien de bien étonnant à ce qu’une terre par excellence ouvrière comme notre butte soit devenue par deux fois le théâtre de la révolte contre l’injustice sociale. Il n’empêche que le parallèle a rarement été tracé — du moins à notre connaissance — avec le fait que vingt-trois ans avant la Semaine sanglante de mai 1871, les pentes de Belleville et de Ménilmontant avaient déjà connu, le 26 juin 1848, les ultimes soubresauts de l’agonie d’une insurrection ouvrière majeure, commencée quatre jours auparavant. Au-delà de ce soulèvement populaire, c’est du reste toute l’empreinte de la révolution de 1848 jusqu’à son issue tragique de juin qui se voit peu marquée au sein des livres et des articles consacrés au nôtre pays à cheval sur les 20e et 19e arrondissements. Pour expliquer cela, il faut avoir en tête que, si les historiens n’ont pas manqué de rendre compte de l’implication des travailleurs en blouse au sein des évènements de 1848 — ce qui aurait été impossible de toute façon —, ils n’y ont pas, en règle générale, porté leur attention principale, préférant à l’évidence traiter la question de « 1848 » au plan de sa signification nationale : la résurrection de la République et sa décomposition. La documentation directe : journaux de l’époque, chroniques, témoignages et mémoires presque contemporains, ne fait pas non plus défaut sur l’action ouvrière mais, d’une part, elle ne foisonne pas et, de l’autre, concerne davantage la période d’avant le 23 juin que l’insurrection elle-même. Tout ce qui précède est naturellement plus vrai encore quand, du théâtre global de la France et de Paris, on descend sur la scène géographique par définition restreinte de Belleville.
Nous avions déjà eu, l’an passé (2009), dans le bulletin n° 38 de l’AHAV : Ménilmontant en goguettes, l’occasion de profiler l’avis que, toute locale qu’elle fût, la contribution bellevilloise à la formation de l’esprit « quarante-huitard » et à sa mise en actes dans la geste révolutionnaire de 1848 avait revêtu une importance certaine et même particulière. Au travers d’un aspect pourtant limité — l’activité des sociétés chantantes —, nous peignions en effet la fermentation politique qui monta des profondeurs des milieux ouvriers parisiens tout au long des années 1840, spécialement à Belleville ainsi qu’à Ménilmontant, où les goguettes abondaient. On peut alors voir le présent article comme une manière de développement de celui de 2007. Sous un angle politique plus direct, nous allons ici tenter de décrire l’atmosphère ouvrière qui enveloppait nos quartiers autour de l’an historique 1848.
Le premier chapitre reproduit le texte que nous avons présenté oralement lors de notre conférence du 19 juin dernier en la mairie du 20e arrondissement : « La révolution de février-juin 1848 à Belleville-Ménilmontant ». Le chapitre 2 est fait de la réunion de notices biographiques. Le troisième traite à part la figure de Bernard Pornin. Dans le chapitre 4, on trouvera quelques grossissements sur les faits et des témoignages.



Chapitre 1

L’insurrection en actes

Conférence de l’Association d’histoire et d’archéologie du 20e arrondissement (AHAV), 19 juin 2008.
L’ON VIENT DE CÉLÉBRER le quarantième anniversaire de « mai 1968 ». Eh bien, anniversaire pour anniversaire, nous nous proposons de marquer ici une autre date. En ce 19 du mois présent, il y aura en effet cent soixante ans à quelques jours près qu’éclatait à Paris la grande insurrection ouvrière de juin 1848. On ne la commémore pas du tout ou guère, beaucoup moins en tout cas que la Commune, et c’est dommage car les 23-26 juin 1848, sans avoir l’envergure de la révolution de 1871, constituent néanmoins eux aussi une page importante du mouvement ouvrier en France. Tous les quartiers besogneux de la capitale et de son pourtour y furent impliqués. Belleville n’a pas fait exception, bien au contraire, et c’est de cela que nous traiterons spécifiquement devant vous. Nous avons choisi de ne pas rendre compte des évènements insurrectionnels de façon professorale, trouvant plus vivant, plus parlant en somme, d’en exposer le déroulement comme s’ils s’effectuaient sous nos yeux, en direct, et, pour cela, nous nous glissons en imagination dans la peau d’un reporter dépêché par son journal à Belleville. Allons-y :


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Vue du chemin de ronde du côté de Paris, la barrière d’octroi de Belleville (dite aussi de la Courtille) en 1829. Dessin de Christophe Civeton. BNF, Gallica

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La mairie du 20e arrondissement (anciennement de Belleville et ex-guinguette de « L’Ile d’amour ») en 1862. Dessin de Léon Leymonnerie. BNF, Gallica


Le fil (film ?) des événements
Vendredi 23 juin 1848, 11 heures. Le dos tourné à la vieille église paroissiale Saint-Jean-Baptiste [1], je me trouve devant la mairie de Belleville, au 136 de la grand-rue qui monte de la capitale. Beaucoup de Parisiens connaissent le bâtiment puisque c’était il y a quelques années encore celui de la guinguette de L’Ile d’amour [2], l’un des buts préférés de leurs promenades du dimanche. Mais aujourd’hui, c’est une animation bien moins souriante qui règne dans la place. Le tocsin vient d’y sonner à la cloche du jardin, sur l’arrière, tandis que la « générale » bat dans les postes locaux de la garde mobile et de la garde nationale. A l’instant même, répondant aux appels, quelque 200 gardes nationaux et leurs officiers entrent, par la rue des Rigoles [3], dans la cour du siège de la municipalité. Ils viennent prendre les ordres. Le maire, M. Vilin [4], un architecte bien connu sur la butte où il est propriétaire de terrains, va certainement leur demander d’essayer de dissuader les ouvriers bellevilllois de se joindre à l’insurrection de leurs frères parisiens, déjà bien lancée à l’approche de la mi-journée.


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Le théâtre des évènements.


Car c’est réellement d’une insurrection qu’il s’agit et il devient nécessaire de poser ici le contexte. Comment, en effet, en est-on arrivé à ce qu’il faut se résoudre à appeler un début de guerre civile ? La question est assez naïve car, en prenant la peine de dérouler le fil des évènements depuis la révolution de Février, il apparaît que l’insurrection était prévisible. Remontons le temps : les 22-24 février, rappelons-nous, c’est la participation très importante des ouvriers aux combats qui décida de leur succès, à savoir l’abdication du roi Louis-Philippe et la proclamation de la IIe République. Une troisième fois après la grande Révolution de 1789-1793 et les glorieuses journées de juillet 1830, les populations besogneuses des quartiers Saint-Antoine et du Temple se sont distinguées aux premières lignes de l’affrontement — il s’agit pour ainsi dire d’une tradition chez elles. On a pu cependant noter, en février dernier, qu’elles tendaient, ces populations, à être rejointes dans le rôle du fer de lance par les travailleurs des nouveaux quartiers urbains nés de la révolution industrielle : Grenelle, les Batignolles, le Petit-Montrouge, Popincourt, les faubourgs Saint-Jacques, du Temple et Poissonnière, etc. La réflexion que je livre à propos paraîtra peut-être très personnelle mais je vois volontiers dans le phénomène un passage de relais historique entre les foyers classiques de la révolte sans-culotte d’hier et les centres émergents de la nouvelle rébellion ouvrière. Parmi ceux-ci, je me garderai bien d’oublier Belleville, dont plusieurs ressortissants se sont mis en vedette sur les barricades de février, entre autres, le tailleur ménilmontanais Pierre Régnier, salué par tous pour sa conduite héroïque sous la mitraille (voir sa notice au chapitre 2).


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Le gouvernement provisoire de février 1848. Etiquetées par nous, les vedettes… Dessin d’Achille Devéria. BNF, Gallica

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Parvis de l’Hôtel de Ville de Paris le 25 février 1848, lendemain de la proclamation de la IIe République. Au centre, Lamartine refuse l’offre faite par des délégations ouvrières d’adopter le drapeau rouge comme emblème de leurs aspirations sociales. Huile sur toile d’Henri Philippoteaux exposée au Petit Palais, Paris


Je renoue sur ce le fil chronologique. Le peuple en blouse, comme on dit, accorda toute sa confiance au gouvernement républicain mis en place tout de suite après l’arrêt des combats. Il était composé en large part d’hommes qui, tels Alexandre Ledru-Rollin et surtout Louis Blanc, professaient de solides convictions réformistes voire socialistes. De ceux-là en particulier, les ouvriers escomptaient l’instauration d’une république non seulement démocratique mais encore sociale. Il est même permis de parler d’une certaine candeur de leur part car, si l’on s’en rapporte aux articles des journaux exprimant leur point de vue, ils rêvaient tout haut à rien de moins qu’une réconciliation nationale entre le monde du travail et celui du capital. Dans le contexte d’une profonde crise économique, les ouvriers attendaient surtout de leurs nouveaux gouvernants qu’ils règlent rapidement la question du chômage dont une masse considérable d’entre eux soufrait. En un premier temps, les mesures gouvernementales prirent en effet la direction que les travailleurs souhaitaient. Ce fut d’abord l’ouverture des ateliers nationaux censés procurer du travail aux chômeurs. A Belleville, d’après ce que j’en sais, les ateliers locaux ont compté jusqu’à 5 000 inscrits. Autre mesure bien vue par le peuple laborieux, la création d’une commission spéciale, dite du Luxembourg, composée de délégations ouvrières et chargée d’étudier, sous la présidence de Louis Blanc, les moyens d’une -organisation générale du travail.
Il se démontra en réalité très vite que les ateliers nationaux n’étaient qu’un leurre. Ils servaient surtout à meubler le désœuvrement des chômeurs. L’utilité publique des travaux auxquels les gouvernants occupèrent les sans-emploi ne se montra pas évidente ni leur urgence, bien comprise. Ces travaux, mal organisés, étaient au reste pénibles, tel le terrassement des abords de la butte Chaumont, à Belleville. Au surplus, ils ne résorbèrent pas le chômage et creusèrent le déficit des comptes publics Des dissensions s’ensuivirent entre les différentes familles politiques représentées au pouvoir ainsi que des atermoiements. Les élections législatives d’avril mirent fin à ces contradictions avec l’issue surprenante que l’on sait : la victoire des républicains modérés appuyés par les conservateurs. Le nouvel exécutif changea la politique lancée en février sous la pression populaire.


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Mai 1848 : ouvriers désoccupés sur le chantier d’un atelier national. Dessin de César Bouton paru dans « L’Illustration ».

C’est l’une des raisons qui suscitèrent la grande manifestation du 15 mai, laquelle, on s’en souvient, vit une foule d’ouvriers clubistes de tous les quartiers envahir, en armes, le palais de l’Assemblée nationale, plus ou moins sous la houlette des révolutionnaires Armand Barbès, Auguste Blanqui [5] et Vincent Raspail.


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Le 15 mai 1848 au Palais-Bourbon. Lithographie de Chenu d’après un dessin d’Urruty.


Les travailleurs de Belleville furent présents en nombre dans cette action, surtout ceux des ateliers nationaux. La municipalité bellevilloise, me suis-je laissé dire, avait de plus en plus de mal à leur fournir du travail et même à rétribuer les tâches déjà effectuées ; à un point tel que, en avril, une mini-guerre s’alluma entre les chômeurs et les propriétaires de logements au moment du paiement du terme. Chaussée de Ménilmontant [6], des drapeaux noirs apparurent aux fenêtres et sur les toits des maisons en signe de révolte (voir la relation au chapitre 4). Cette levée du mécontentement populaire, à Belleville et ailleurs, n’empêcha pas le gouvernement de dissoudre peu après le 15 mai la commission du Luxembourg et, le 21 juin, c’est-à-dire il y a tout juste deux jours, de promulguer un décret enjoignant les ouvriers chômeurs parisiens, soit à s’enrôler dans l’armée, soit à consentir le déplacement en province pour y effectuer des travaux peu rémunérés. Déjà déçus et se sentant même trahis au lendemain des législatives, les ouvriers n’ont pas manqué de voir dans cette dernière mesure une fermeture déguisée des ateliers nationaux — une provocation pour appeler les choses par leur nom — à quoi ils se devaient de répliquer avec vigueur [7].
Voilà donc où nous en sommes, et cet état de fait me paraît bien signer l’acte de mort de la République ; j’oserai même dire qu’il marque la rupture de l’hymen révolutionnaire entre les travailleurs et les bourgeois. Quelle que soit l’issue des affrontements en cours, la situation qui en résultera ne sera plus dans la continuité de l’esprit œcuménique républicain de février.


Retour aux évènements d’actualité. Je parlais donc de l’affermissement de
l’insurrection dans tout Paris. J’en donne pour preuve le bruit de l’échange nourri de coups de feu qui, tandis que je parle, monte clairement du faubourg Saint-Antoine et du quartier Popincourt jusqu’aux hauteurs où je me situe. De là, je vois également très bien, par-dessus le toit des maisons de la rue du Faubourg-du-Temple, s’élever la fumée des combats qui se mènent aussi dans le Marais, le Sentier et, plus lointainement, autour des Halles. Etant donné la situation, je pense qu’il n’y a plus guère moyen d’enrayer à Belleville, comme à Grenelle, à la Villette, etc., la dynamique d’extension de la rébellion aux banlieues ouvrières de la capitale. Tout à l’heure, alors que je gravissais la côte bellevilloise, j’ai d’ailleurs vu des groupes d’ouvriers travailler promptement à l’érection de barricades et il m’a fallu parlementer avec des insurgés en armes pour obtenir le passage. Dès le franchissement de la barrière de la Courtille, poste d’octroi installé sur la grand-chaussée montante qui mène au cœur du village historique de Belleville j’ai rencontré le premier de ces chantiers à la hauteur du cabaret La Vielleuse [8] ; la barricade qui s’élèvera en cette place promet d’être imposante.
Le second barrage sur lequel j’ai buté, cent mètres plus haut, en face de l’entrée de la rue de Tourtille, sera, de toute apparence, moins massif ; dans l’esprit des insurgés, il répond certainement au souci de renforcer la barricade maîtresse et de prévenir son contournement par les forces de l’ordre. Au fil de la journée, il faut s’attendre à de nouvelles constructions de même fonction dans l’entourage de la rue de Belleville. D’après mes informations, une situation identique se forge aux barrières du Combat, des Couronnes et de Ménilmontant. Je sais aussi que des détachements d’insurgés, parmi lesquels les femmes ne sont pas les moins batailleuses, se déplacent à l’heure où je parle dans les maisons de la localité afin de réquisitionner tout ce qui peut servir à fabriquer des munitions : objets et ustensiles en fer, en plomb ou bien en étain.
Devant cette manifeste détermination des ouvriers à la lutte, les forces de maintien de l’ordre que les autorités publiques de Belleville sont en mesure de mobiliser paraissent bien insuffisantes. J’ai donné tout à l’heure le chiffre de 200 gardes nationaux mais, normalement, il y aurait 5 000 personnes inscrites dans les bataillons de la localité. Que font donc les 4 800 autres gardes ? Il y a là quelque chose à expliquer. Il faut pour cela commencer par rappeler qu’une des premières décisions prises par le gouvernement républicain de février, dit provisoire, fut d’ouvrir la milice civile qu’est la garde nationale à tout le monde [9]. Les ouvriers y ont alors afflué puissamment. Je m’empresse de dire que, dans cet élan, le sens du devoir civique républicain n’était pas seul à jouer ; pour beaucoup de travailleurs au chômage, entrer dans ce corps militaire constituait en effet un moyen, fût-il modeste, de gagner un peu d’argent car les tours de garde y sont payés. En deuxième lieu, il faut bien se rendre compte que les gardes ouvriers ont spontanément peu d’entrain à s’opposer aux menées de leurs compagnons de même condition sociale. D’où la défection aujourd’hui constatable à Belleville et sans doute partout ailleurs. J’ajouterai que la petite partie des gardes ouvriers qui répondent encore aux appels de l’autorité publique aux instants de l’insurrection est elle-même peu fiable : son loyalisme militaire résistera-t-il à l’épreuve de la situation directe d’ouverture du feu ? Beaucoup, certainement, changeront alors de camp.
Ces conditions expliquent les hésitations dont, croit-on savoir, fait montre la municipalité bellevilloise sur l’attitude à prendre : fermeté et répression ou dialogue et recherche d’une conciliation ? Tergiversations d’autant plus compréhensibles que, si mes sources d’information sont exactes, cette municipalité a été pour l’essentiel désignée par les courants du gouvernement de février les plus à l’écoute, du moins en principe, des attentes populaires. Il se dit même que la nomination de l’adjoint au maire Lepeut [10] résulte d’une insistance particulière de Ledru-Rollin quand il était ministre de l’Intérieur au sein du gouvernement provisoire. C’est égal, il y a fort à parier que, face aux faux-semblants de réaction et autres temporisations de la mairie bellevilloise, l’armée régulière, la garde mobile [11] et la police prendront à proche terme les choses en main.


23 juin, vers 18 heures. Je ressaisis dans le droit fil la narration des évènements à Belleville. En début d’après-midi, le maire, M. Vilin, et ses adjoints, MM. Lepeut et Herbé, accompagnés de 60 gardes nationaux, ont tenté de parlementer avec les insurgés tenant la grande barricade de la barrière de la Courtille. Comme on pouvait s’y attendre, la démarche a échoué (voir la relation au chapitre 4) alors que l’affrontement entre les ouvriers et les troupes sous le

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L’Adolphe Thiers de 1848, le général Louis-Eugène Cavaignac, nommé dictateur provisoire par l’Assemblée nationale le 24 juin. Coll. part.

commandement central du nouveau chef du gouvernement, le général Cavaignac [12], se durcissait dans tout Paris. Sur le territoire bellevillois, il n’y a pas d’engagements militaires à proprement parler et les barricades qui y sont établies paraissent ne devoir jouer que le rôle de base de retraite pour les ouvriers engagés dans la résistance à l’avancée de l’armée au sein du faubourg du Temple. Là, l’empoignade est farouche ; les insurgés, bien organisés, tiennent tête aux lignards du général Lamoricière[Lamoricière et sa division avaient, dans le plan d’attaque générale ordonné par Cavaignac, la charge des faubourgs Saint-Denis, Poissonnière et du Temple.]] derrière l’immense barricade, véritable

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En costume de zouave, le général Christophe Louis Juchault de Lamoricière, héros (dit Bou Chechia) de la conquête française de l’Algérie et « reconquérant » de Paris en juin 1848. Dessin anonyme.

forteresse, construite avec science à l’intersection des rues Saint-Maur et du Faubourg-du-Temple (voir au chapitre 4). Elle est défendue sur les côtés sud par des barrages dans les rues des Trois-Bornes, de

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Projet de statue à la gloire du général François de Négrier qui, avant de trouver la mort sous les balles des insurgés près de la rue Saint-Antoine le 25 juin, s’illustra lui aussi en Algérie. BNF, Gallica

Ménilmontant, et, sur le flanc nord, dans la rue du Buisson-Saint-Louis ainsi que dans celle de la Grange-aux-Belles, autre place particulièrement fortifiée par les insurgés. Il apparaît aussi que les Bellevillois sont descendus par flots constants prêter main forte sur chacun de ces fronts et il se dit même que plusieurs meneurs politiques indigènes dirigent de fait le tir des armes rue du Faubourg-du-Temple et ordonnent les travaux de réfection des barricades après chaque assaut des forces gouvernementales. Le nom d’un certain Guérineau, du club des Montagnards, est souvent cité à cet égard.
Samedi 24 juin, fin de journée. Dans la nuit précédente, les autorités bellevilloises, malgré ce que j’en ai dit dans ma première dépêche, étaient parvenues à s’emparer de toutes les barricades ponctuant les barrières d’octroi. Il faut dire qu’elles n’étaient pas sérieusement gardées car l’essentiel des combats se mène plus bas, dans le faubourg du Temple, secteur que les indigènes appellent aussi basse Courtille. Cela n’a d’ailleurs pas empêché les insurgés de réinvestir les lieux depuis ce matin et de réparer les démantèlements partiels opérés par les forces de police et la garde mobile. A l’heure actuelle, le nombre des barricades s’est même augmenté d’une construction puissante au carrefour des rues de Belleville, Rébeval et Piat, à 300 mètres au-dessus de l’octroi. D’autres barrages sont en cours d’élévation dans le secteur même de la mairie, comme pour tenir celle-ci sous surveillance, notamment à l’entrée de la rue du Pré-Saint-Gervais. On croit savoir que le commissaire de la police locale, M. Gabeloteau, a demandé au maire des hommes pour démolir ces barricades et qu’il lui a été fait une réponse dilatoire. Il faut voir dans ce dialogue de sourds une nouvelle preuve de la mésentente sur la conduite à suivre au sein des autorités de Belleville.


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Combat dans la rue de Ménilmontant (Oberkampf) le 25 juin. Dessin de Lehnert. BNF, Gallica


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25 juin, deux barricades de la rue du Faubourg-du-Temple, l’une à la hauteur de la rue Saint-Maur, l’autre en aval. Daguerréotype célèbre de Thibault. Musée d’Orsay

Dimanche 25 juin. Le faubourg du Temple et le bas Ménilmontant résistent toujours mais les munitions des insurgés commencent à manquer. Au cours de la matinée, de 300 à 400 ouvriers bellevillois de l’ancien atelier national, affiliés pour la plupart au club des Montagnards, ont envahi l’hôtel de ville communal et se sont saisis de toutes les armes qui y étaient présentes. Ils ont même contraint le maire à leur remettre la clé d’un entrepôt de barils de poudre. Il paraîtrait que l’adjoint Lepeut ne s’est guère fait prier pour indiquer le chemin aux insurgés. On prétend quoi qu’il en soit que cette poudre a été distribuée aux barricades du bas de la rue de l’Orillon [13], des rues de Ménilmontant [14] et Saint-Maur, c’est-à-dire sur le front le plus chaud des combats.

26 juin, vers midi. La situation des insurgés du faubourg du Temple devient critique. Cavaignac ayant soumis le reste de Paris, l’action de ses subordonnés peut désormais se concentrer sur les derniers bastions de résistance, à savoir, outre le théâtre d’opération de la basse Courtille de Belleville, celui du faubourg Saint-Antoine. Rue Saint-Maur, Lamoricière, ayant rassemblé ses batteries de canons, pilonne sans discontinuer les barrages des rebelles. Le vacarme des explosions est effrayant. Confortée par la perspective d’une victoire prochaine des forces de l’ordre, la garde mobile de Belleville s’est employée il y a peu à démolir la barricade qui, située tout près de la mairie, narguait l’autorité publique. Mais la partie n’était pas encore jouée tout à fait. Alertés, 300 Montagnards armés sont arrivés sur place et, furieux, ont intimé au maire l’ordre de faire reconstruire le barrage illico. A la barricade de la rue du Pré-Saint-Gervais, des évènements semblables se sont produits et, là aussi, les insurgés ont repris le dessus. Le maire en personne aurait enjoint les gardes mobiles à restituer les armes par eux confisquées aux révoltés, cela avec le souci apparent de calmer la situation.


16 heures. Le bastion du faubourg du Temple a cédé sous les coups de boutoir forcenés des troupes de Lamoricière. Cette victoire, horrible spectacle, laisse derrière elle, sur la chaussée dépavée, une jonchée de cadavres de soldats et d’ouvriers ; deux généraux ont reçu de graves blessures. Le Montagnard bellevillois Guérineau, qui confirme bien par là le rôle de chef qu’on lui attribuait dès le 23 juin, a tenté de parlementer avec ce général pour obtenir un cessez-le-feu jusqu’au lendemain. En vain (voir la relation au chapitre 4) ; les insurgés se sont peu après repliés sur Belleville.


Après 18 heures. Les troupes régulières, aidées de la garde mobile et, sous le commandement du capitaine Charles Chaumont, de la 5e légion de la garde nationale — restée obéissante au gouvernement —, ont entrepris de réduire l’ultime îlot de la résistance locale, s’emparant d’abord de toutes les barricades des postes d’octroi puis enlevant celles de l’arrière — en territoire bellevillois — les unes après les autres avec de moins en moins d’efforts. A l’heure présente, les forces militaires ont pris possession de la mairie et ont procédé sur-le-champ au remplacement de l’équipe municipale par une commission spéciale provisoire confiée à la direction du capitaine Chaumont et où, chose curieuse, M. Vilin a été maintenu, malgré les soupçons de complaisance envers les insurgés qui pèsent sur lui [15]. Des détachements de soldats se sont lancés à la poursuite des rebelles rescapés qui, au-delà des fortifications élevées sous l’égide de M. Thiers, tentent de fuir du côté de Pantin, Romainville et Bagnolet.
D’après mes informations, la répression de l’armée est terrible, ajoutant aux centaines de victimes tombées sur les barricades lors des combats des paquets de personnes arrêtées au hasard et fusillées sur place simplement parce que leurs mains sentiraient la poudre. Sa curiosité bien innocente mais téméraire aurait ainsi coûté la vie à un pauvre homme de concierge devant l’entrée de son immeuble de la rue du Faubourg-du-Temple. Plusieurs scènes de massacre sont rapportées, autour de la barricade de la rue Piat, par exemple, ou bien dans le petit bois du passage Ronse [16], entre la rue des Couronnes et le bal de l’Elysée-Ménilmontant [17]. On dit qu’au cimetière du Père-Lachaise, des femmes et des enfants auraient été passés par les armes sans aucune pitié. Deux témoignages éclairent de façon sinistre la rage des vainqueurs : à l’hôpital Saint-Louis, des instructions ont été données au personnel infirmier ainsi qu’aux médecins par les autorités militaires afin qu’ils laissent sans soins et mourir les insurgés blessés qu’on leur amènerait ; impasse de Ménilmontant [18], près de la barrière du même nom, des gardes nationaux fidèles au gouvernement, ivres non seulement de colère mais aussi de vin, se sont acharnés sur le corps d’un insurgé agonisant dont ils jetèrent ensuite le cadavre dans un feu de paille [19]



La fermentation remonte à loin
Nous laissons ici notre pseudo-reporter à ses dépêches et reprenons notre vraie casquette de conférencier. Ce sera pour commencer par poser une question. On vient de le voir, les Bellevillois ont joué un rôle tangible dans les évènements de juin (et aussi dans ceux qui ont précédé l’insurrection) ; très bien, mais y ont-ils tenu une place spécifique que les autres communes ouvrières sœurs du pourtour de la capitale n’auraient pas occupée, du moins pas au même degré ? Nous pensons pouvoir répondre par l’affirmative à l’interrogation en montrant que la population besogneuse de notre colline était particulièrement préparée à se porter aux avant-postes des luttes. Dès que la révolution industrielle eut commencé à agglomérer sur le territoire bellevillois une masse importante de prolétaires, c’est-à-dire à partir de 1830, en gros, cette dernière se trouva en effet mêlée en plus ou moins forte proportion à toutes les émeutes populaires parisiennes : 1832, 1834, 1839… Cela n’était pas étranger au fait que, liée aux actions sociales que favorisait la concentration ouvrière, la vie politique directement sécrétée par ce mouvement ou se ralliant à lui trouva avec facilité sur le territoire communal bellevillois des lieux propices aux réunions et à l’échange des idées. Il s’agissait des fameux salons des guinguettes de la haute Courtille, cabarets campagnards qui abondaient plus que nulle part ailleurs dans la couronne parisienne le long des principales voies de circulation traversant les barrières d’octroi. En même temps que les chansonniers de goguettes [20], ces lieux furent fréquentés par des cercles révolutionnaires dès le début des années 1840. A cet égard, un évènement historique significatif est à souligner de deux traits : la tenue en juillet 1840, au cabaret du Grand Saint Martin, maison Dénoyez, 10, rue de Belleville [21], de la première assemblée politique ayant jamais porté le titre de communiste dans le monde entier ; c’est le banquet justement dit de Belleville, organisé par un club babouviste. La chronique de l’époque relate que plus de 1 200 personnes répondirent à son appel et entendirent les discours subversifs de Théodore Dézamy, Jean-Jacques Pillot et Jean-Joseph May, entre autres preneurs de parole.


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Première édition (1842) du « Code de la communauté », texte communiste de Théodore Dézamy. BNF, Gallica

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Jean-Jacques Pillot, éminent communiste néo-babouviste autour de 1840. Ici âgé. Photo collection de l’auteur


Ces théoriciens socialistes, qui développaient les idées du célèbre révolutionnaire de 1796 Gracchus Babeuf, proposaient l’édification d’une société égalitaire où seraient réparties pour l’épanouissement social de tous les travailleurs les richesses résultant de leur labeur. Ils eurent pour disciple un certain Bernard Pornin, personnage qui, à l’époque du Banquet, avait déjà derrière lui de longs états de services dans les sociétés conspiratives républicaines les plus extrémistes et qui concourut à toutes les émeutes populaires des années 1830 à Paris. Si nous parlons spécialement de lui, c’est qu’il ramène l’attention sur Belleville, où il habita du reste quelque temps. Il fut en effet, entre 1843 et 1847, l’animateur d’un cercle babouviste (ou néo-babouviste, pour mieux dire) qui avait ses réunions hebdomadaires à la guinguette Delaville, sise à la barrière de la Chopinette [22]. Le cercle en question porta d’ailleurs ce dernier nom et fut à l’origine d’une expérience de vie communiste immédiate qui se déroula dans une maison louée de la rue Ramponeau. D’après les rapports de police, on pratiquait dans cette communauté, outre la mise en commun des ressources, le partage des femmes. (Sur tout cela, voir au chapitre 3 du présent texte).
Toujours selon les indicateurs policiers, cette première tentative en suscita plusieurs autres tant à Belleville qu’à Ménilmontant. Nous n’avons malheureusement aucune documentation sur elles. En tout cas, Adolphe Chenu, l’un des susdits agents, dans un ouvrage qu’il fit publier en 1850*, livre cette appréciation édifiante : « Les réunions immorales du club de la Chopinette ne devaient pas durer, et ne durèrent pas, mais elles furent le germe du socialisme d’aujourd’hui, du socialisme qui égare les classes laborieuses en leur promettant l’impossible. » Le fait est qu’un lien dut exister entre l’activité de ce foyer politique, ou d’autres aux idées apparentées, et la formation des clubs révolutionnaires locaux qui, dès le lendemain des journées de février 1848, s’ouvrirent spontanément au public en toute légalité. C’est en soi la preuve qu’une fermentation politique s’était effectuée depuis plusieurs années dans les milieux ouvriers de notre colline ou au contact d’eux.


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Café-hôtel du « Grand Pavillon », 27, rue de Ménilmontant, en 1907. Il s’appelait en 1848 « Casino de Ménilmontant » et c’était le siège du club des Montagnards. Le bâtiment, surélevé vers 1860-1870, est encore visible de nos jours.


Les clubs « rouges » de 1848 [23]
Cela ne serait pas non plus une exclusivité bellevilloise si on ne soulignait l’influence spéciale qu’eut dans les évènements de 1848 l’un de ces clubs, le Club des montagnards de Belleville, que différents chroniqueurs ont dépeint comme un foyer parmi les plus radicaux du Grand Paris de l’époque. Nous le présentons. Il est sans doute né le 25 février, c’est-à-dire dès que le nouveau gouvernement républicain eut institué la liberté des réunions publiques. Sa désignation interpelle un peu car, en réalité, il siégeait au bord de la chaussée de Ménilmontant, au n° 27, c’est-à-dire au cabaret du Casino (ex-guinguette du Grand Pavillon [24]). Les documents désignent du reste parfois ce club sous l’appellation de Club du Casino. Il tenait ses séances trois fois par semaine et recevait un public conséquent de 1 000 à 1 200 personnes. D’après un affichage de 1848 intitulé Adresse aux habitants de Belleville*, il défendait les principes suivants :

« Nous voulons une république démocratique et sociale, s’universalisant par le désir et la puissance de pourvoir au bonheur de tous. […] Nous voulons, par la plus grande association possible des travailleurs, assurer à chacun le bien-être dû à ses efforts. Nous voulons le droit et la garantie au travail pour tous. Sans travail, sans production, point de société. […] Nous faisons un appel sincère à tous les citoyens de Belleville et de Ménilmontant qui embrassent nos principes, et s’engagent par une adhésion formelle à marcher sous la bannière des Montagnards de Belleville. »
Le document est signé par les huit membres du bureau directeur [25].

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Passage Kuzner en 1967, par Dityvon. Il reliait alors les rues de Belleville et Rébeval, ce que fait aujourd’hui à sa place la rue Jules-Romains. C’était en 1848 le site d’assemblée du Club des démocrates.

C’est un esprit très voisin que manifestait un autre club, né pour sa part en avril 1848, le Club des démocrates de Belleville (ou démocratique et social, selon les sources). Il était en vérité politiquement si proche des Montagnards qu’on peut se demander si les deux assemblées n’ont pas tout bonnement fusionné au lendemain des élections législatives. Ces démocrates sociaux logeaient au cabaret du sieur Kuzner [26], le Coq hardi, abrité dans une venelle, aujourd’hui disparue, le passage opportunément appelé Kuzner, s’ouvrant au 17 de notre rue de Belleville. Il réunissait son public quatre fois par semaine. Voici, d’après un affichage mural*, la plateforme de ce club :

« Les clubs s’organisèrent dès les premiers jours [février 1848]. Ils firent appel à tous leurs frères, persuadés que le seul moyen de se connaître, de s’apprécier et de s’aimer les uns les autres résidant dans de fréquentes réunions, il importait d’ailleurs que tous les membres de la grande famille pussent étudier en commun leurs droits et leurs devoirs, et garantir de toute atteinte la forme de gouvernement qu’ils avaient choisie et inaugurée par leurs acclamations. Le Club des démocrates de Belleville doit son origine à ce principe. […] Il n’est pas nécessaire de descendre tous les jours dans la rue pour y organiser des clubs en plein vent, au milieu desquels se glissent, sous un déguisement prolétaire, des agents provocateurs qui cherchent à égarer nos consciences et nous poussent à des excès qui ne peuvent que nuire aux droits du véritable peuple ; le premier de ces droits est celui de la réunion, réunissons-nous donc dans nos clubs, laissant la rue aux réactionnaires de toutes les couleurs, dont les intrigues seront bientôt dévoilées, si les vrais amis de la République les abandonnent eux-mêmes.
« Point de menaces, point d’excès d’aucun genre, que notre sagesse prouve à tous que nous avons le sentiment de notre dignité comme de notre puissance. L’œuvre que nous avons à fonder est grande, mais nous avons la conscience qu’avec la prudence et le travail, nous parviendrons à recueillir le fruit de nos études. Vous tous donc, qui sentez votre cœur battre au nom de la justice, venez au milieu de nous coopérer à cette noble tâche.
« Venez élaborer en commun le grand problème de l’organisation du travail, de l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme, de l’instruction politique donnée par l’Etat, obligatoire pour tous ; mais pour attendre avec patience la réalisation de ces promesses tant désirées et qui ne peuvent nous fuir, quelques-uns d’entre nous se proposent de communiquer à leurs frères ce qu’ils ont eu le bonheur d’apprendre. L’Arithmétique, la Géométrie, l’Histoire, etc., emploieront tour à tour nos loisirs du dimanche, non pas comme des professeurs et des élèves, mais comme des camarades pratiquant la fraternité. A l’œuvre, citoyens ! et que votre zèle à répondre à notre appel prouve que vous voulez sincèrement consolider à jamais le grand principe proclamé en février 1848. »

Selon le chroniqueur Alfred Lucas*, la participation des affiliés de ce club (voir note 42) aux journées insurrectionnelles de juin se marquera particulièrement dans les combats du faubourg Poissonnière, au nord de Belleville, puis au travers de la résistance à l’avancée de colonnes de renfort de la division du général Lamoricière vers le faubourg du Temple.
Il exista un troisième grand club bellevillois, le Club des travailleurs, dont l’ouverture se rattache à la création des ateliers nationaux de la commune ; au début du mois de mars 1848 du reste, on appelait aussi ce foyer Club des ateliers nationaux. Dépendant des structures communales, il tint d’abord ses séances dans les bâtiments des écoles, sous la présidence de l’adjoint au maire Lepeut. Il déplaça ensuite ses assises au bal des Folies-Belleville, maison Dénoyez, au 8 de la rue du même nom. Il était alors présidé par un inspecteur d’ordre des ateliers nationaux du nom de Pierre Poullet [27]. Le club n’avait pas de programme bien précis ni d’organisation régulière ; ainsi le déroulement de l’ordre du jour des assemblées était-il souvent chaotique.
De quoi discutait-on donc chez les Montagnards comme chez les Démocrates-sociaux et, dans une moindre mesure, aux Travailleurs, d’esprit plus « syndical », pourrais-je dire au risque d’un anachronisme ? De politique, évidemment, comme on vient de le voir. Dans le plus bel esprit quarante-huitard, le document Adresse aux ouvriers de Belleville, déjà cité, donne aussi à lire ceci :

« Le but de la société est le développement constant des principes démocratiques, et la recherche de leur meilleure application dans le plus prochain avenir par la discussion libre de toutes les questions politiques et sociales, par la fusion de toutes les forces et de toutes les intelligences, par l’association de tous les droits et de tous les devoirs : discussion, fusion, association qui seules peuvent nous donner la liberté, l’égalité, la fraternité, en réalisant pour tous une République française une et indivisible, que chacun de nous jure de maintenir et de défendre dans toutes ses conséquences. »


Les séances se consacraient au commentaire des décisions et des mesures prises par le gouvernement républicain. Ce qui intéressait le plus les clubistes, c’était bien sûr le problème du travail. Des propositions aussi concrètes que possible furent étudiées collectivement en vue d’aider la commission du Luxembourg dans sa tâche d’établir les racines du fléau du chômage pour l’éliminer définitivement. Un certain J. Brisson [28] réunit ses réflexions dans un texte intitulé Essai pratique sur les moyens d’organiser le travail* ; le Club des montagnards en approuva la teneur en sa séance du 8 mai et le fit imprimer à son compte chez l’imprimeur bellevillois Galban (installé dans le passage Kuzner déjà évoqué). Voici un extrait de la présentation de l’ouvrage :

« La République était venue pour fonder et non pour détruire, le travail doit être organisé ; il faut donc chercher les moyens pour y parvenir et abolir l’exploitation de l’homme par l’homme. […] Chaque Français doit son tribut à la patrie : travailleurs des bras ou de la pensée, le labeur est le même ; apportons chacun notre pierre pour construire l’édifice social, la meule qui nous écrasait est brisée, et ses fragments doivent supporter pour toujours le niveau immense qui, à son tour, a broyé tous les privilèges. »


Mais on ne faisait pas que parler, dans les clubs, on agissait aussi. Une partie des activités, la nécessité se présentant, était vouée à la fabrication de munitions dans des ateliers de travaux, pour ainsi dire, pratiques et tenus discrets. Ainsi, nombre des affiliés participèrent-ils fusils [29] chargés en main à la journée d’émeute du 15 mai. Lors de l’invasion du Palais-Bourbon, le tailleur de limes Alphonse Fougue, appartenant au club des Travailleurs, se signala même, dit un rapport d’Etat non signé [30], par une attitude particulièrement insolente en s’asseyant dans le fauteuil du président de l’Assemblée nationale. Berton, Carpentier, Ferrand, Asseline, Lechien, Talrich…, pour les Montagnards, étaient là aussi, aux côtés d’un homme que notre pseudo-reporter a présenté tout à l’heure, Guérineau, et qui semble avoir joué aussi un rôle de leader ce jour-là. Un fonctionnaire de la police nommé P. Carlier [31] rapporte en effet : « Nous avons reconnu, à la tête du Club des montagnards de Belleville, le même individu à longue barbe qui harangua le peuple samedi dernier, place de la Madeleine, en faveur de la Pologne [32][…]. Ce même individu a cherché à gagner le poste de la garde mobile établi sur la place de la Bastille. » Et comme Guérineau était par ailleurs connu pour ses dons brillants d’orateur, on peut sans grand risque d’erreur l’identifier sous les traits de l’individu à barbe de sapeur.
Les retombées du 15 mai sur le sol communal même de Belleville-Ménilmontant sont décrites avec une certaine richesse de détails par un autre rapporteur, un certain Claude Goy*, capitaine au 45e régiment de voltigeurs de ligne [33], qui met lui aussi Guérineau en avant. Il écrit :

« La journée du 15 mai acheva d’ôter toute illusion sur les projets des clubistes. Ils étaient restés en permanence [au cabaret du Casino de Ménilmontant] dans l’attente d’un résultat qu’ils croyaient certain ; et, le soir, 40 ou 50 d’entre eux arrivèrent de Paris ostensiblement armés. Néanmoins, il leur manquait le mot d’ordre ; le sieur Guérineau, officier de la garde nationale de Belleville, vice-président du Club des montagnards, se fit fort de le leur donner ; mais il fut prévenu et déjoué par un honorable citoyen, le sieur Courtin, marchand de bois, qui vint informer le conseil municipal de ses menées. Aussi, quand ledit Guérineau se présenta à la mairie [de Belleville] fut-il retenu prisonnier et déposé dans une chambre de sûreté jusqu’au lendemain.
« En même temps arrivait un autre brave officier de la garde nationale de Belleville, le capitaine Boideville, qui promettait de cerner le club si on voulait lui donner une force suffisante. Ce projet ne fut pas accueilli dans la crainte qu’il ne produisît une collision sanglante ; on se contenta de faire surveiller le club par de nombreuses patrouilles. […] Quoi qu’il en soit, les Montagnards, ne voyant plus leur chef revenir et s’apercevant de la surveillance dont ils étaient l’objet, déchargèrent leurs armes avec des tire-bourres sur la chaussée de Ménilmontant. »


Goy explique encore que, le 17 mai, le maire, Vilin, sous la pression du commissaire de police Gabeloteau (déjà présenté) et d’un chef de la gendarmerie, demanda au préfet Marc Caussidière l’autorisation de faire fermer le Club des montagnards. L’officier municipal savait sans doute qu’il ne l’obtiendrait pas d’un homme tel que Caussidière [34] et, en effet, les clubistes du Casino poursuivirent tranquillement leurs activités. Continuant sur le chapitre des désaccords entre les responsables publics de Belleville, Goy relate aussi que, le même 17 mai, le conseil municipal résolut de destituer l’adjoint au maire Lepeut en raison, avance le militaire, de son attitude équivoque lors de la journée du 15. Mais, là aussi, la décision demeura lettre morte.


Des insurgés aux si humaines raisons
La plupart des hommes qui s’étaient mis le 15 mai en vedette se retrouvèrent à l’avant-scène des évènements des 23-26 juin. Ainsi de l’imprimeur sur étoffes Fanferneau, démocrate social puis montagnard, qui fit publier dès le 23 une proclamation dans laquelle, selon le capitaine Goy*, il déclarait traître à la patrie quiconque ne prendrait pas les armes contre le gouvernement. Nous avons déjà montré le modeleur-mécanicien Guérineau au poste de commandant en chef de plusieurs barricades du faubourg du Temple et de la rue de Ménilmontant. Toujours d’après Goy, et aussi Lucas*, il avait pour lieutenants ses amis montagnards ou démocrates sociaux Eudes Talrich, commis négociant, Adolphe Pottier et Collette, voyageurs de commerce, François, Phéloux ainsi que le héros de février Pierre Régnier.
A ce tableau d’honneur, il faut aussi inscrire Gautier ainsi que les deux autres montagnards, Fauveaux et Saint-Denis, qui, à la mi-journée du 26 juin, reprirent à la garde mobile la barricade devant la mairie de Belleville ; le relieur Joseph Dehon, qui se battit jusqu’aux dernières heures de l’insurrection dans la rue des Trois-Couronnes ; le forgeron de limes Barthélemy Cléjat, qui passe, lui, pour avoir tiré l’ultime cartouche sur la chaussée de Ménilmontant à la fin de l’ après-midi du 26, et, venant du Club des travailleurs, le tisseur Jean-Baptiste Berdeaux, qui se distingua sur les barricades de la rue Saint-Maur. Le cas du corroyeur Louis Boschat, ou ceux de Janvier Grenat, cordonnier, et d’Eugène Royant, ciseleur et ancien chef d’escouade aux ateliers nationaux, illustre parfaitement l’attitude des gardes nationaux ouvriers qui, après avoir appliqué de façon disciplinée les ordres gouvernementaux au début de l’après-midi du 23 juin, ont fini par rallier le camp des insurgés le jour même ou bien le 24 ; le 25, Boschat et Royant étaient, selon Goy, au nombre des envahisseurs qui réquisitionnèrent armes et poudre dans l’hôtel de ville bellevillois.
Tous ces noms d’humbles ouvriers et prolétaires méritaient d’être sortis des oubliettes poussiéreuses des archives du ministère de la Guerre pour leur révélation au grand jour [35]. Nous leur adjoindrons — hors toute intention de faire pittoresque — celui de l’artiste peintre Marie-Élisabeth Bruley, l’une des femmes inscrites aux Montagnards. Paralysée d’une jambe, elle avait, pendant l’insurrection, installé chez elle, chaussée de Ménilmontant, une infirmerie où elle soigna plusieurs blessés. Presque tous ces combattants furent arrêtés dans le feu de l’action ou quelques jours après, jugés expéditivement et déportés (on disait plutôt à l’époque « transportés »), en Algérie le plus souvent ; peu parvinrent à s’enfuir. Encore ne constituent-ils qu’une faible partie de la masse des Bellevillois qui, engagés sur les barricades, périrent en les défendant ou subirent les balles d’un peloton d’exécution improvisé sur le champ même de la bataille dans le plus complet anonymat.


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Insurgés de juin 1848 condamnés à la « transportation ». Dessin anonyme publié par « L’Illustration ».


Pris dans leur ensemble, ces révoltés aux mobiles dignes subirent les pires diffamations au lendemain de la défaite du soulèvement. Vingt-ans avant les communards, on les accusa de la plus vile barbarie, de toutes les folies sanguinaires [36]. Comme en 1871, il y eut sans doute ici ou là des actes de désespoir et de vengeance dans la sombre mêlée, mais de tels dérapages restèrent bien en deçà de la cruauté extrême des forces répressives du gouvernement. En règle générale, les rebelles de juin 1848 eurent le plus grand souci d’épargner autant qu’il était possible les vies humaines, les leurs aussi bien que celles des soldats de l’armée de Cavaignac. Pour donner un exemple parmi bien d’autres, je veux évoquer l’attitude des montagnards Fougue et Grenat, déjà présentés, qui, en poste à proximité des barricades attaquées le 26 juin, s’opposèrent chacun de son côté à l’exécution de plusieurs militaires faits prisonniers par leurs camarades insurgés.


Nous approchons du terme de notre propos et dirons encore que, si la répression fut très dure, elle n’éteignit pourtant pas à Belleville la vie politique. Les anciens clubs furent naturellement interdits et fermés mais d’autres, de manière informelle et plus ou moins clandestine, prirent la suite à partir de 1849. Dans ses Chevaliers de la République rouge*, l’indicateur de police Alfred Chenu (déjà évoqué) cite ainsi les réunions d’une association fraternelle qui avaient lieu au sein de la rue des Trois-Couronnes, sous la présidence du vieux lutteur social Rousseau, et celles d’un cercle démocratique se tenant au cabaret La Carotte filandreuse, établissement bien connu de la barrière de l’Orillon (ou Ramponeau). S’ajoutaient, dit l’auteur, deux assemblées en haute Courtille, au cabaret du Lingot d’or de la Californie (maison Montier) et dans celui de Mme Angot. Pour le versant ménilmontanais, Chenu fait cette notation bien dans son style : « A la barrière des Amandiers [Père-Lachaise], deux cuisiniers démocs-socs [sic], les citoyens Potier frères, dirigent la boutique. Un de ces jours, la police fera, je l’espère, une nouvelle rafle de tous les défenseurs de la République qui se réunissent au premier, dans le petit salon jaune, sous le vain prétexte de communier en famille. »
En ces lieux, on vit notamment le fondeur en cuivre Germain Beunon, l’un des rescapés de la répression de fin juin 1848. Le fait le plus important pour cette époque reste sans doute la constitution d’une cellule bellevilloise de la société secrète dite Chaîne des martyrs, la plus directe héritière de l’esprit quarante-huitard. Eudes Talrich, ex-secrétaire des Montagnards, et notre déjà vieille connaissance Pierre Régnier en furent membres (Voir, ici, aux notices du chapitre suivant).
En guise de conclusion, nous formerons l’hypothèse que cette société des Martyrs et d’autres du même type passèrent le relais à la génération nouvelle de militants ouvriers qui, à la fin du Second Empire, préparèrent la Commune dans les grands meetings bellevillois des Folies-Belleville et du Bal Favié. Les Guérineau de 1848 eurent ainsi pour successeurs des hommes du cru tels que le peintre sur porcelaine Gabriel Ranvier et le cordonnier Napoléon Gaillard, qui jouèrent un rôle éminent dans le pouvoir communaliste.



* Ici s’achève la transcription du texte de la conférence du 19 juin 2008.

Chapitre 2

Petit trombinoscope des héros « quarante-huitards » locaux


Nous commencerons par cette remarque, que, de façon curieuse, c’est à propos des personnes que l’on tient avec raison pour les principaux chefs de l’insurrection à Belleville — tels Guérineau, Pottier et Talrich — que les renseignements manquent le plus.

Guérineau, dont on ignore la date de naissance et même le prénom, habitait en 1848 rue des Fossés-Ménilmontant (artère de la basse Courtille aujourd’hui disparue). Il fut officier dans la garde nationale et anima conjointement les deux Clubs des démocrates sociaux et des montagnards. Le 26 juin, vers 17 heures, les troupiers de Lamoricière l’arrêtèrent dans Ménilmontant alors qu’il avait encore les armes à la main.
Eudes Talrich, né en 1804, avait été employé du recrutement militaire avant de devenir commis négociant. Il avait dû s’enrichir quelque peu car, en 1848, il était, bien que chômeur, propriétaire rue des Panoyaux, à Ménilmontant. Officier de la garde nationale, il rejoignit l’insurrection dès le 23 et combattit sur plusieurs barricades. Le capitaine Goy en personne l’arrêta le 26, instruit par la dénonciation d’un rival amoureux de l’insurgé. « Transporté » à la fin de 1848 et libéré en juin 1849, on le retrouve deux ans après membre de la cellule bellevilloise de la société secrète la Chaîne des Martyrs aux côtés de Hubert Dubois, son camarade trésorier du bureau directeur des Montagnards, de Pierre Régnier et du babouviste Minor Lecomte. De nouveau arrêté en janvier 1852 mais libéré peu après. Les informations s’arrêtent là.
Au risque de verser dans l’anecdote, il nous plaît de rapporter ici l’hypothèse que nous formons à propos de ce Talrich, qui pourrait bien être l’oncle auquel l’adolescent Jean Dolent [37] dut beaucoup sa formation intellectuelle et dont la famille habitait vers 1848 la rue Jouye-Rouve, du côté de la grand-chaussée du village de Belleville, point si distante de la rue des Panoyaux, à Ménilmontant.
Adolphe Pottier, né en 1816. On est un petit peu plus informés sur lui. Ancien fabricant de casquettes ruiné et reconverti en voyageur de commerce, il habitait en 1848 dans la commune de Belleville, au 108 de la chaussée de Ménilmontant. La police le connaissait déjà en 1847 comme propagandiste communiste. Très actif au sein des Montagnards, qu’il présidait, il profitait de ses relations personnelles étroites avec le préfet Caussidière pour organiser des manifestations. En avril 1848, lors des réactions populaires au résultat des élections législatives, il aurait fait passer des armes en province. Les 23-26 juin, il dirigea certainement le feu des insurgés aux barricades de la rue de Ménilmontant où, selon des témoignages produits par la police, il aurait eu l’intention de fusiller des prisonniers. A l’issue des combats, le 26, il parvint quoi qu’il en soit à se dérober aux recherches des forces de l’ordre et à s’enfuir en pro¬vince mais, suite à une dénonciation anonyme, fut arrêté au mois de novembre suivant. Il subit alors une période d’emprisonnement. On le perd totalement de vue à partir de là.
Pierre Régnier.Né en 1807, il exerça le métier militaire jusqu’en 1836 avant de se faire tailleur apiéceur en chambre, chez lui, rue des Panoyaux, à Ménilmontant. Membre de la société secrète républicaine des Saisons, il prit part à l’insurrection de mai 1839. Comme son futur ami montagnard Clément Ferrand, il composait alors des chansons révolutionnaires pour les goguettes de son quartier de résidence.
En 1848, il fut l’un des créateurs du Club des travailleurs de Belleville. Par ailleurs garde national, il servit dans la compagnie où Guérineau était lieutenant. Il le suivit à la barricade de la barrière de Ménilmontant au matin du 23 juin et, tout au long des jours suivants, s’illustra à ses côtés dans les combats du faubourg du Temple. Arrêté le 26 sous un déguisement composite de garde mobile et de lignard, il fut désigné à la transportation en Algérie.
Gracié, il revint des pontons en décembre 1848 plus révolutionnaire que jamais. Avec les trois ex-Montagnards Talrich, Vatin et Dubois, Régnier fonda en 1851 puis anima la section ménilmontanaise de la Chaîne des martyrs (voir la fin du chapitre 1). Son influence était telle parmi les « démocrates de barrière » — pour emprunter l’une de ses expressions au mouchard Chenu —que, le soir de son arrestation en décembre de cette année, au lendemain du coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, les habitants de la cité Borey [38], véritable citadelle « rouge », se ruèrent, femmes en tête, sur les policiers et voulurent délivrer le héros des barricades de février 1848.
• Né en 1803, Charles Vatin, était un ouvrier devenu patron d’une fabrique de boutons à Ménilmontant, où il résidait (16, rue du Chaudron) dans le voisinage de ses amis Régnier et Talrich. Sa corporation le désignera délégué à la Commission du Luxembourg en mars 1848. Bien qu’il se fût élevé dans l’échelle sociale, Vatin sera un membre en vue du club des Montagnards et offrira une embauche à plusieurs de ses camarades de combat à leur sortie de prison, au lendemain de la défaite de l’insurrection de juin. Il organisa même l’évasion de Pottier en décembre 1848. Sympathisant d’Auguste Blanqui, le fabricant boutonnier a pu participer, en 1851, à l’activité de la Chaîne des Martyrs (voir ci-dessus). Il fut en tout cas arrêté au mois de décembre de cette armée-là pour menées conspiratives et déplacé en Algérie.
Hubert Dubois. Trésorier du Club des montagnards, cet ancien imprimeur devenu fonceur en papiers peints, né en 1815, habitait au 81 de la rue de la Mare en 1848. Chômeur, il s’inscrivit aux ateliers nationaux de Belleville et fut délégué de sa brigade. Combattant valeureux des barricades de juin, aux barrières et dans le faubourg du Temple, il se constitua prisonnier pour délivrer son père de la prison où il avait été jeté à sa place par les vainqueurs de l’insurrection.
Lors de son procès, il fit cette digne déclaration : « Je voulais la République démocratique et sociale, je trouvais les ouvriers malheureux et voulais l’amélioration de leur sort ; ce sont les motifs qui m’ont déterminé. Je regrette d’avoir pris part à l’insurrection, par la certitude que j’ai que la cause du peuple et de la République y a perdu, mais je ne puis me repentir de la conduite que j’ai tenue par le motif que j’agissais avec une entière bonne foi et que je croyais servir une bonne cause. » Gracié de la transportation en 1849, il entra en 1851 à la Chaîne des martyrs. Arrêté en décembre de cette année et de nouveau déporté.
Germain Beunon. Bien connu comme animateur de sa corporation, ce fondeur en cuivre né en 1814 est l’un des cinq ou six « quarante-huitards » bellevillois dont on peut suivre l’activité rebelle au-delà de la mort de l’insurrection des 23-26 juin. Il est même permis de parler de récidiviste de la barricade à son propos.
Il fut lieutenant dans la garde nationale en 1848, chef d’une compagnie avec laquelle, dans le faubourg du Temple, il rejoignit le camp des insurgés de juin. Quand tout espoir de vaincre fut perdu pour les ouvriers, au matin du 26, Beunon rejoignit toutefois son corps d’origine afin de sauver sa peau. Fut-il affilié à l’un des trois clubs « rouges » du printemps de cette année-là ? on l’ignore. Il disparaît en tout état de cause de la circulation dans les deux année qui suivirent avant qu’on ne le retrouve, en 1851, animateur de réunions au public uniquement composé d’ouvriers politisés chez des marchands de vins de Belleville. Beunon travaillait à l’époque dans un atelier de fonderie de la rue des Trois-Bornes ; les 3 et 4 décembre, il entraîna ses compagnons dans l’émeute du quartier Saint-Martin-des-Champs, s’emparant avec eux des fusils des gardes nationaux, dévalisant une armurerie, construisant des barricades derrière lesquelles ils résistèrent chaudement aux forces de l’ordre avant de quitter la place en mettant le feu au barrage. Beunon fut arrêté dans les jours qui suivirent puis transporté en Algérie.
Charles Guerre, né vers 1827, apprêteur pour dorures habitant à Belleville. Il compta dans la douzaine de combattants qui, le 26 juin, tentèrent de défendre la barricade de la barrière de la Courtille. A l’approche des troupes de ligne, il fut même envoyé par ses camarades afin de parlementer avec leurs officiers. En pure perte. Il passa, le 10 mars 1849, en conseil de guerre et fut condamné à cinq ans de détention. /
Plus encore que ces brillants états de service insurrectionnel, ce qui nous a fait choisir de citer le personnage de Charles Guerre, c’est sa qualité de poète. Au cours d’un séjour forcé au fort de Vanves, il composa le 17 décembre 1848 une chanson intitulée Le Droit au travail. Comme elle est tout a fait représentative de l’esprit quarante-huitard, je ne me prive pas d’en extraire ces vers :

Las de longs jours oisifs marqués par la souffrance, / Je vais reprendre enfin, dis-je, le tablier. / Mais un ordre nouveau trompe mon espérance, / Et m’offrant des secours me ferme l’atelier. /) […] /( L’assistance qu’on m’offre est une insulte amère / Où la mauvaise foi sert de point de départ. /) […] /( Dans l’atelier, galère où règne l’industrie, / Tant que j’aurai des bras, je veux rester rameur ; / Faute de débouchés, répétez-vous sans cesse, / Nos magasins remplis vont tour à tour fermer ; / Si le capital fuit, que l’échange se dresse, / Pour nous faire produire, il fera consommer ; / Mes enfants sont nu-pieds, ma femme est peu vêtue, / Videz vos magasins payés de ma sueur. / Des vêtements plus chauds couvriront leur chair nue, / Et j’aurai le travail que réclame mon cœur !


• Nous mettons tout à fait à part, au bout de ce chapitre, la notice relative à Jean-Baptiste Cartigny. Si cet homme s’impliqua avec conviction dans l’insurrection de 1848, il n’y joua pas, cependant, un rôle de premier plan mais sera en revanche une figure de proue de la lutte économique du mouvement ouvrier sous le Second Empire.
Né en 1815, il fut très tôt inscrit dans des sociétés secrètes et participa, en mai 1839, à l’émeute dirigée par Auguste Blanqui et Armand Barbès. Ce qui lui valut du reste blessure et arrestation. Il vint demeurer à Ménilmontant en 1844, époque où il se fit tisseur de châles. En peu de temps, il acquit de l’autorité morale parmi les ouvriers de son métier car, au lendemain de la révolution de février 1848, ceux-ci lui offrirent la délégation corporative à la Commission du Luxembourg. Cartigny refusa cette proposition mais accepta d’être présenté candidat aux élections législatives d’avril 1848 (il obtint 33 000 suffrages).
Le 23 juin, il se trouvait avec les insurgés qui commencèrent l’érection des barricades de la rue de Ménilmontant et, les jours suivants, on put le voir, en redingote et casquette d’été, combattre aux barrages des rues Saint-Maur et du Faubourg-du-Temple. Arrêté sur dénonciation, il fut transporté malgré les bons certificats fournis par son employeur. Ce patron avait en effet tout lieu de rendre service à son collaborateur car, grâce à l’influence qu’exerçait Cartigny sur le personnel de sa fabrique, un traité avait pu être passé entre fabricants et ouvriers dans l’industrie du tissage de châles à la veille de l’insurrection. Hôte des pontons, l’insurgé rentra néanmoins chez lui le 24 juillet.
Prud’homme de sa corporation de 1848 à 1852, il se lança ensuite dans l’action coopérative ouvrière. A ce titre, il fit partie, le 1er novembre 1865, des fondateurs de l’Association coopérative d’approvisionnement et de consommation de Belleville-Paris, dont le siège social était au 5 du boulevard de Belleville. Quelques semaines plus tard, le 28 mars 1866, Cartigny, qui habitait alors au 6 de la rue du Retrait, à Ménilmontant, figurait au nombre des dissidents qui allaient créer l’Économie ouvrière (il en fut d’ailleurs le premier président). Deux ans après, il fut encore désigné président de la représentation des tisseurs parisiens à la commission ouvrière dite du passage Raoul, assemblée générale du monde du travail réunie pour l’occasion de l’Exposition universelle de Paris. En la circonstance, il put confronter sa propre vision de l’action coopérative à celle du futur grand communard Eugène Varlin. Entre les deux militants ouvriers, c’était un peu le passage de relais de la génération de 1848 à celle de 1871 qui s’opérait.


Chapitre 3

Bernard Pornin, clubiste babouviste de la Courtille de Belleville


COMME NOUS L’AVONS DIT AU CHAPITRE PREMIER, le personnage de Bernard Pornin est intéressant à suivre pour appréhender les faits politiques qui ont précédé, à Belleville, les évènements révolutionnaires de 1848.


Voyage dans le temps au site de la barrière de la Chopinette
(carrefour boulevard de la Villette, rues du Buisson-Saint-Louis, de l’Atlas et Rébeval)
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En 1819. Dessin de Palaiseau. BNF Gallica

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Vers 1900. Carte postale

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En 2020. Photo : Maxime Braquet



Il ne saurait être question ici de retracer pas à pas la carrière riche en péripéties de ce singulier bonhomme, ouvrier gantier de profession. Au physique, il avait déjà une silhouette remarquable car il était affublé d’une jambe de bois de l’origine de laquelle il a lui-même donné deux explications différentes, soit une blessure contractée en 1815, quand, âgé de 15 ans et militaire, il participa à la défense de Paris contre les armées russes ; soit une amputation subie au lendemain des combats de la barricade de la rue Saint-Merri en 1832, où il figura cette fois comme émeutier républicain. Quoi qu’il en soit, la prothèse est à l’origine du sobriquet de Jambe-de-Bois sous lequel on le désignait usuellement. Plusieurs fois arrêté et emprisonné dans les années 1830 en raison de ses menées conspiratives contre la monarchie, il fonda en 1837 le Club Leu, une association de révolutionnaires nommée d’après l’église Saint-Leu, au bord de la rue Saint-Denis, dans l’entour de laquelle elle tenait ses réunions. C’est en 1839, semble-t-il, que Pornin se convertit aux idées communistes de l’école babouviste. Tout donne à penser qu’il vint habiter la haute Courtille de Belleville à cette époque également. Effectuant un nouveau séjour sous les verrous, il ne fut toutefois pas présent à la salle Dénoyez pour le fameux banquet communiste de juillet 1840.
Ainsi que nous l’avons noté auparavant, l’homme se retrouve à la barrière de la Chopinette en 1843. Et ce sont les activités haletantes qu’il mène là que nous allons nous attacher à narrer en nous inspirant de leur relation par le mouchard policier Chenu (que, nous le supposons, il n’est plus besoin de présenter aux lecteurs). Nous l’avons adaptée un peu car, vu les fonctions dudit sieur, il importe d’écouter ses allégations avec la prudence critique que l’usage recommande dans le cas d’espèce.
On peut se demander ce que venaient faire au juste Pornin et ses camarades Galland, Herbelet, Cahusac, Pellevilain, Vellicus, etc., au cabaret Delaville (voir chapitre 1). Convertir au babouvisme le public de la goguette qui tenait ses séances dans la place ? Cela n’est guère plausible car, si l’on en croit Chenu, les gens de cette société chantante, présidée par un certain Ciolina, étaient du genre plutôt bourgeois, c’est-à-dire gens tranquilles, goûtant la poésie en esthètes et très peu réceptifs aux sirènes de la contestation politique. Il faut plutôt penser que Pornin avait l’intention de chasser ces occupants pour se réserver la salle. Toujours est-il que les affiliés du Club Leu se firent admettre dans l’académie en se présentant comme des amateurs eux aussi de la chanson. Ce n’était pas complètement faux car il y avait dans la compagnie de Pornin deux authentiques trousseurs de vers, Joseph Ledoux et Louis Guéret, dont la déclamation des œuvres rassura au début les inoffensifs goguettiers. Mais, bien entendu, la nature véritable de l’inspiration des poètes babouvistes ne tarda pas à se faire découvrir. La dispute se noua dès lors sur la légitimité de leur présence.
Un jour, relate l’informateur de la police, alors que les murs du cabaret du sieur Delaville retentissaient de querelles particulièrement âpres, « Ciolina voulut imposer[aux partisans de Pornin] le silence au nom du règlement de la société ; ils se moquèrent de ses prétentions et n’en crièrent que plus fort. […] Pornin avait monté une cabale et lorsque Ciolina le somma d’obéir ou de sortir de la salle, il se précipita sur le bureau [de présidence de la réunion] ; le président se défendit mollement d’abord mais se voyant accablé par le nombre, il frappa l’un des assaillants de plusieurs coups de couteau ». Des agents de police locaux, probablement alertés par le tenancier du cabaret, Delaville, intervinrent, arrêtèrent Ciolina (qui purgera une peine de trois mois de prison) tandis que ses amis déguerpissaient par les fenêtres. Les braves pandores ignoraient certainement quelle était l’identité de la société groupée autour de Pornin et la laissèrent occuper triomphalement la place au grand dam du cabaretier (mais pas de son épouse, qui, dit Chenu, préférait les rudes gaillards communistes, meilleurs consommateurs). Ceux-ci poursuivirent dès lors seuls les réunions.
Le club de la Chopinette, comme s’appela ensuite l’assemblée (voir chapitre 1), fut, jusqu’à la révolution de février 1848, le point de ralliement de tous les conspirateurs établis à Belleville. L’indicateur poursuit : « Pour donner le change à la police, on y amenait les femmes et les enfants. » Et on y chantait aussi. On y donnait enfin des cours de cuisine : « Les réunions avaient toujours pour prétexte la gibelotte et le veau froid. » Aux yeux des communistes babouvistes, il importait en effet de mettre la doctrine en pratique. C’est l’origine de l’expérience de communisme immédiat dont nous avons parlé au chapitre premier. Chenu rapporte que « huit ou dix ménages des plus fanatiques adeptes des conceptions de Pornin » y étaient impliqués. La suite de la relation du mouchard est si savoureuse (mais évidemment arrangée) qu’il vaut la peine de la citer in extenso : « Tout fut en commun, et Jean-Joseph May [un maître théoricien du communisme], pour lever les scrupules qui retenaient encore quelques esprits timides quant à l’article des femmes, voulut leur donner un grand exemple d’abnégation personnelle. Il convoqua pour l’inauguration de la communauté les principaux membres du club de la Chopinette ; à la fin du banquet, où des flots de vin à 6 sous avaient été absorbés, il fit un discours pathétique aux frères et aux amis : "Je déclare qu’à partir de cet instant solennel dans les fastes de l’humanité, ma femme fait partie de la communauté et qu’elle appartient à mes frères aussi bien qu’à moi-même." Cet horrible blasphème contre tout ce qu’il y a de plus sacré au monde fut accueilli par un tonnerre d’applaudissements. M. Pornin était radieux ; il y voyait un commencement de réalisation à son rêve le plus cher :"Tu as raison, sacredieu, s’écria-t-il, la nature ne doit pas avoir de frein !"Et, dans son enthousiasme, il embrassa la femme de May, qui se trouvait être sa voisine La communauté des femmes ? fut donc consacrée par le dévouement du citoyen May […]. » Plus tard, un autre penseur du communisme, M. Rozier, serait venu entretenir le moral des communautaires en leur dispensant des cours de philosophie et Pornin se mêla en personne de leur expliquer les principes de Jean-Jacques Rousseau.

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Marc Caussidière en 1848. Lithographie de Jean-Adolphe Lafosse. BNF, Gallica

Cet épisode communautariste se situerait vers 1846. On perd ensuite quelque peu la trace de Pornin, qui, délaissant Belleville, aurait déménagé dans le quartier du Temple. En mars 1848, on le note du moins cosignataire, avec Marc Caussidière, d’un Manifeste des sociétés secrètes par lequel il s’inscrivait dans la révolution à un moment où, précisément, les anciennes associations conspiratives laissaient la place aux clubs publics de discussion désormais tout à fait légaux. L’ami Caussidière, nouvellement promu préfet de police, plaça Pomin au commandement de l’une des quatre compagnies composant sa Garde

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Caricature de Bernard Pornin en commandant du corps de garde La Montagnarde, attaché à la préfecture de police (1848). BNF, Gallica

du peuple (voir note 35), La Montagnarde, constituée en partie des anciens du Club de la Chopinette. Il semblerait que ce corps, officiellement dissous le 20 mai 1848, ait combattu aux barricades de la basse Courtille sous la direction de son chef, Bernard Pornin, lui-même limogé. En tout cas, le babouviste fut arrêté pour cette raison et jugé, mais relaxé en raison de l’insuffisance des preuves contre lui.
Agé de 50 ans, le conspirateur invétéré entrera encore dans le complot insurrectionnel du 13 juin 1849, dirigé par Ledru-Rollin, et sera vu, au lendemain du coup d’Etat du prince-président Louis-Napoléon Bonaparte, en décembre 1851, sur la barricade formée au carré Saint-Martin (rue du Ponceau), fraternisant avec les insurgés et leur distribuant des munitions dérobées chez certains boutiquiers de la rue (voir la notice de Germain Beunon au cha -pitre 2). S’il avait réussi à se sortir des griffes de la Justice et des cellules carcérales en 1848 et 1849, Pornin n’échappa pas cette fois-ci à la condamnation lourde. Il fut « transporté » en Guyane en septembre 1852. Une demande de grâce fut refusée en 1854. Les informations manquent complètement au-delà. Le communiste du bas Belleville serait-il mort outre-Atlantique ?


Chapitre 4

Documentation


NOUS GROUPONS DANS LE PRÉSENT chapitre des récits, des extraits du rapport Goy et des témoignages littéraires qui font effet de loupe sur les évènements.


1. L’ébullition populaire du printemps 1848


Rapport du capitaine Goy*, p. 18.1. :

« La police locale ne pouvait puiser de forces nulle part ; la garde nationale manquait d’unité et d’énergie, la partie saine [c’est-à-dire obéissant aux ordres de l’autorité instituée] avait les mains liées par l’autre portion, plus nombreuse qu’elle, par les ouvriers des ateliers nationaux. Les lieutenants de ces ateliers étaient aussi, pour la plupart, officiers dans la garde nationale et les ouvriers […] étaient généralement communistes ou socialistes, le maintien de l’ordre leur était indifférent. Aussi, à l’époque du terme d’avril, les propriétaires furent-ils presque tous forcés de subir les exigences de leurs locataires qui déménageaient, non seulement sans payer, mais qui voulaient des quittances. Malheur au propriétaire qui tentait la moindre observation ! Le drapeau noir était impitoyablement hissé sur le toit ou aux fenêtres de sa maison.
« Lorsque le commissaire et le maréchal des logis de la gendarmerie survenaient, ils parvenaient, après de longs pourparlers, et par leur insuffisance orale [sic], à faire enlever le drapeau et à calmer les esprits. Mais malheur à eux si, au lieu de coopérer à une transaction entre le locataire et le propriétaire, ils avaient parlé de justice et de légalité ; insultés et menacés, ils auraient été également impuissants pour se faire respecter et exécuter la loi. L’irritation des locataires contre les propriétaires était à son comble, principalement dans la chaussée de Ménilmontant, dans la rue de l’Orillon et dans les rues Saint-Laurent [Rébeval de nos jours] et de Meaux [39]. »

2. L’impossible dialogue entre les autorités publiques et les insurgés
Deux situations illustratives :
A la barricade de la barrière de Belleville, le 23 juin, vers 14 heures.
Rapport du capitaine Goy*, p. 22 :

« Enfin, 60 hommes [40] sur lesquels on pensait pouvoir compter furent désignés [par le conseil municipal] pour accompagner les autorités jusqu’à la barrière de Belleville, où l’on se proposait d’enlever la barricade. Les bons citoyens applaudirent à cette résolution et la colonne se mit en marche.
« Dès qu’elle fut aperçue par les 10 ou 12 hommes armés qui, dans ce moment, défendaient la barricade, ceux-ci dépêchèrent comme parlementaire un nommé Pierre [41], qui, mettant la crosse de son fusil en l’air, vint protester de ses bonnes intentions et de celles de ses camarades ; en même temps, néanmoins, il sommait M. Vilin [le maire] d’avoir à se retirer avec la garde nationale s’il voulait éviter des malheurs. Il prétendait que cette barricade avait été installée pour protéger Belleville, que ses camarades et lui ne voulaient pas se battre contre personne, mais que, s’ils laissaient passer la garde nationale, elle descendrait certainement à Paris pour tirer sur leurs frères, ce qu’ils empêcheraient par tous les moyens possibles. »

Aux barricades du faubourg du Temple, le 26 juin. Louis Ménard*, p. 245 :

« Le quartier du Marais et le faubourg du Temple opposaient une vigoureuse résistance. Le général Négrier y fut tué. Les ouvriers envoyèrent un parlementaire à Lamoricière, en demandant seulement à sortir sans être faits prisonniers. Le général lui répondit que les insurgés devaient se rendre à discrétion, que l’armée et la garde nationale étaient fortes et bien pourvues de poudre et de plombs. "Et nous aussi", répondit le parlementaire, et il retourna vers ses camarades. »

Le parlementaire en question pourrait bien être le Montagnard bellevillois Guérineau. Le récit de Ménard semble correspondre, malgré quelques variantes, à cette relation de Goy (Rapport*, p. 24) :

« Il y eut une suspension d’armes à Ménilmontant [c’est-à-dire rue de Ménilmontant, notre rue Oberkampf actuelle] vers les 16 heures [du 26 juin] ; le sieur Guérineau, qui dirigeait le combat, fut envoyé par les Montagnards en parlementaire près du général Lamoricière. Il était chargé de lui demander la cessation des hostilités jusqu’au lendemain matin 9 heures, mais le général lui déclara formellement qu’il ne lui donnerait pas une minute et que, puisqu’il avait de l’influence sur les insurgés, de les engager à se soumettre aux lois de la République. Guérineau s’en retourna auprès des siens et, au même instant, les troupes débouchaient à la fois par la barrière de Ménilmontant et par le cimetière du Père-Lachaise. »

3. Les forteresses ouvrières
Le bas Belleville fut l’un des quartiers parisiens les plus fortifiés par les ouvriers insurgés. Il était hérissé de barricades formidables qui firent une grosse impression sur deux témoins littéraires de premier plan : Victor Hugo et l’historien Daniel Stem* (pseudonyme de madame de Flavigny, comtesse d’Agoult). Ceux-ci ont en même temps dépeint les combats furieux qui se déroulèrent autour d’elles les 25 et 26 juin :
Victor Hugo.* Les Misérables, 5* partie, livre I, chapitre 1 : « La Charybde du faubourg Saint-Antoine et la Scylla du faubourg du Temple » :

« A un quart de lieue de là [du faubourg Saint-Antoine], de l’angle de la rue du Temple qui débouche sur le boulevard près du Château-d’Eau, si l’on avançait hardiment la tête en dehors de la pointe formée par la devanture du magasin Dallemagne, on apercevait au loin, au-delà du canal, dans la rue qui monte les rampes de Belleville, au point culminant de la montée, une muraille étrange atteignant au deuxième étage des façades, sorte de trait d’union des maisons de droite aux maisons de gauche, comme si la rue avait replié d’elle-même son plus haut mur pour se fermer brusquement.
« Ce mur était bâti avec des pavés. Il était droit, correct, froid, perpendiculaire, nivelé à l’équerre, tiré au cordeau, aligné au fil à plomb. Le ciment y manquait sans doute, mais comme à de certains murs romains, sans troubler sa rigide architecture. A sa hauteur on devinait sa profondeur. L’entablement était mathématiquement parallèle au soubassement. On distinguait d’espace en espace, sur sa surface grise, des meurtrières presque invisibles qui ressemblaient à des fils noirs. Ces meurtrières étaient séparées les unes des autres par des intervalles égaux. La rue était déserte à perte de vue. Toutes les fenêtres et toutes les portes fermées. Au fond se dressait ce barrage qui faisait de la rue un cul-de-sac ; mur immobile et tranquille ; on n’y voyait personne, on n’y entendait rien ; pas un cri, pas un bruit, pas un souffle. Un sépulcre. L’éblouissant soleil de juin inondait de lumière cette chose terrible. C’était la barricade du faubourg du Temple. Dès qu’on arrivait sur le terrain et qu’on l’apercevait, il était impossible, même aux plus hardis, de ne pas devenir pensif devant cette apparition mystérieuse. C’était ajusté, emboîté, imbriqué, rectiligne, symétrique, et funèbre. Il y avait là de la science et des ténèbres. On sentait que le chef de cette barricade était un géomètre ou un spectre.
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Au fond de la gravure, la fameuse barricade-forteresse du faubourg du Temple à laquelle Hugo et Stern semblent se référer. Le tapis de cadavres figuré par le dessinateur (anonyme) atteste l’extrême âpreté des combats les 25 et 26 juin. Dessin paru dans « L’Illustration »

« On regardait cela et l’on parlait bas. De temps en temps, si quelqu’un, soldat, officier ou représentant du peuple, se hasardait à traverser la chaussée solitaire, on entendait un sifflement aigu et faible, et le passant tombait blessé ou mort, ou, s’il échappait, on voyait s’enfoncer dans quelque volet fermé, dans un entre-deux de moellons, dans le plâtre d’un mur, une balle. Quelquefois un biscayen. Car les hommes de la barricade s’étaient fait de deux tronçons de tuyaux de fonte du gaz bouchés à un bout avec de l’étoupe et de la terre à poêle, deux petits canons. Pas de dépense de poudre inutile. Presque tout coup portait. Il y avait quelques cadavres çà et là, et des flaques de sang sur les pavés. Je me souviens d’un papillon blanc qui allait et venait dans la rue. L’été n’abdique pas.
« Aux environs, le dessous des portes cochères était encombré de blessés. On se sentait là visé par quelqu’un qu’on ne voyait point, et l’on comprenait que toute la longueur de la rue était couchée en joue. Massés derrière l’espèce de dos d’âne que fait à l’entrée du faubourg du Temple le pont cintré du canali les soldats de la colonne d’attaque obser¬vaient, graves et recueillis, ce fit redoute lugubre, cette immobilité, cette impassibilité, d’où la mort sortait. Quelques-uns rampaient à plat ventre jusqu’au haut de la courbe du pont en ayant soin que leurs shakos ne passassent point.
« Le vaillant colonel Monteynard admirait cette barricade avec un frémissement."Comme c’est bâti !, disait-il à un représentant. Pas un pavé ne déborde de l’autre. C’est de la porcelaine." En ce moment une balle lui brisa sa croix sur sa poitrine, et il tomba. "Les lâches ! disait-on. Mais qu’ils se montrent donc ! qu’on les voie ! ils n’osent pas ! ils se cachent !" La barricade du faubourg du Temple, défendue par quatre-vingts hommes, attaquée par dix mille, tint trois jours. Le quatrième, on fit comme à Zaatcha et à Constantine, on perça les maisons, on vint par les toits, la barricade fut prise. »

Daniel Stern.* Histoire de la révolution de 1848 :

« Arrivé à la hauteur de la rue Saint-Maur, on se trouve en présence d’une barricade dont les assisses sont formées de six rangs de pavés. S’élevant à la hauteur d’un premier étage, et reliée à trois autres dans la rue Saint-Maur, la rue des Trois-Couronnes et la rue des Trois-Bornes, elle forme une véritable redoute. Là, les insurgés se préparent à une résistance énergique. Une centaine d’hommes environ répondent aux sommations en attendant la troupe de pied ferme, le fusil haut. […]La 4e compagnie du 20e bataillon de la garde mobile s’avance au pas de course, le long des maisons, de chaque côté de la rue.[…] Les ouvriers, qui espèrent toujours raviver chez ces enfants des barricades le souvenir de février, crient : "Vive la garde mobile !"
« Ceux-ci, sans répondre, continuent de marcher. Déjà, ils ne sont plus qu’à vingt pas de la barricade ; les insurgés font feu. En même temps, une grêle de balles épouvantable pleut de toutes les fenêtres. Les hommes tombent par centaines ; le sang rougit les trottoirs encombrés de cadavres. Un second assaut n’a pas d’autre effet. Cavaignac engage successivement les sept bataillons qui composera colonne, et sans plus de résultat. Alors, il fait avancer le canon.[…] Les deux tiers des sergents de pièces sont tués ou blessés à ses côtés. Le général envoie plusieurs détachements par les rues latérales pour essayer de contourner la barricade. Tout est vain. Les heures passent ; les munitions s’épuisent. Cavaignac, qui est venu pour porter du renfort à Lamoricière, est contraint de lui en faire demander.
La nuit approche. Ce n’est qu’après une lutte de près de cinq heures que la barricade est enfin prise par le colonel Dulac, à la tête du 20e régiment de ligne. On compte près de 300 soldats mis hors de combat ; le général François est blessé ; le général Foucher a reçu une contusion très forte. »

La comtesse historienne parle aussi des combats tenus au soir du 26 juin à la barrière des Amandiers (Père-Lachaise) et où un autre général, Decourgis, fut grièvement blessé.


Maxime BRAQUET

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Bibliographie
1. Bibliographie « bellevilloise »
Elle consiste principalement en documents (accessibles à la BNF) :
• Manuscrit hectographié : « Rapport sur l’insurrection de Belleville pendant les journées de juin 1848, par Goy, capitaine de voltigeurs au 45* de ligne, instructeur délégué pour Belleville et ses environs » C’est la source principale des informations relatives à notre butte. Le document est complété par : « Réfutation du rapport du capitaine Goy, par Lepeut », 1848.
• « Adresse aux habitants de Belleville, par le Club des montagnards de Belleville », mars 1848.
• Affiche-manifeste du Club des démocrates de Belleville, avril 1848.
• « Essai pratique sur les moyens d’organiser le travail, par le citoyen J. Brisson », avril 1848. Dix pages imprimées.
• « Déclaration publique de la commune de Belleville », 4 juillet 1848.
Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (DBMOF) ou le Maitron, époque 1789-1864, éd. de l’Atelier, 1997 (rééditions constantes). Outil indispensable, consultable aux « usuels » de toutes les grandes bibliothèques. L’équipe rédactionnelle du DBMOF s’appuie en général sur les archives du ministère de la Guerre et sur celles des préfectures de police. Dans le cas de l’insurrection de 1848 à Belleville, l’ouvrage a pris en compte le rapport Goy*.
Des renseignements plus ou moins riches, relativement à Belleville, figurent dans les livres suivants :
• Alphonse Lucas, Les Clubs et les clubistes, éd. E. Dentu, 1851. BNF et Internet.
• Victor Marouck, Juin 1848, éd. 1880 ; réédition chez Spartacus en 1995. L’auteur, fervent militant socialiste des lendemains de la Commune de 1871, s’appuie beaucoup sur les relations de Ménard*. BNF.
• Louis Ménard, Prologue d’une révolution, éd. du Bureau du Peuple, 1849 ; rééd. La Fabrique, 2007.
• Daniel Stem (comtesse Marie d’Agoult), Histoire de la révolution de 1848, éd. Charpentier, 1862. Plusieurs rééditions. Grandes bibliothèques et Internet.
• Norbert Truquin, Mémoires et aventures d’un prolétaire à travers la Révolution, rédaction en 1888, éd. Maspero, 1972 ; rééd. L’Harmattan, 2004. Lire au chapitre 6.
En ce qui concerne Bernard Pornin et l’agitation communiste à Belleville dans les années 1843-1848, la source privilégiée et presque unique d’informations réside dans les ouvrages d’Alfred Chenu (BNF, BHVP et Internet) :
Les Conspirateurs, éd. D. Giraud et J. Dagneau, 1850.
Les Montagnards de 1848. Encore quatre nouveaux chapitres, précédés d’une réponse à Caussidière et autres démocs-socs, éd. D. Giraud et J. Dagneau, 1850.
Les Chevaliers de la République rouge, éd. D. Giraud et J. Dagneau, 1851.
Pour une vue générale sur le babouvisme et le communisme
des années 1838-1848, on lira :
• Alain Maillard, La Communauté des Egaux, éd. Klimsieck, 1999. On consultera aussi la bibliographie de cet ouvrage à « Dommanget » et « Mazauric »).

2. Bibliographie générale (mais sélective)
sur l’an 1848 et la II•République
Aux Histoires et Souvenirs classiques des contemporains et acteurs Louis Blanc, Louis-Antoine Garnier-Pagès, Alphonse de Lamartine, Alexis de Tocqueville, etc. ; aux journaux et correspondances de George Sand, Victor Hugo…, on ajoutera, pour plus de recul, les ouvrages synthétiques modernes suivants :
• Maurice Agulhon, Les Quarante-Huitards, éd. Gallimard-Julliard,
coll. « Archives », 1975 ; réédition Gallimard Folio, coll. « Histoire », 1992.
• Jean Dautry, 1848 et la II’ République, Editions sociales, rééd. 1957.
• Georges Duveau, 1848, éd. Gallimard, coll. « Idées », 1965.
• Henri Guillemin, La Première Résurrection de la République, éd. Utovie, 2006.
On aurait tort de négliger :
• Karl Marx, Les Luttes de classes en France ( 1848-1850), 1850, et leur suite, Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte, 1852. Multiples éditions.