La ville des gens : 29/mars
Pages fortes du mvt. ouvrier dans le bas Belleville du 10e arr.(II)

La « Librairie du travail » de Marcel Hasfeld

Une proposition de Maxime BRAQUET

 

Le romancier Eugène Dabit [1], dont L’Hôtel du Nord a inspiré à Marcel Carné l’un de ses meilleurs films, fait dire dans ce livre à son narrateur : « Lecouvreur aime musarder dans le quartier, la cigarette au coin des lèvres. Une porte cochère sépare son hôtel de La Chope des singes, une brasserie dont il admire en passant les tables de bois verni et les fauteuils de rotin, puis il traverse la rue de la Grange-aux-Belles [2] pour jeter un coup d’œil sur les livres alignés à la devanture de la Librairie du travail, des tas de bouquins, des brochures écarlates, au milieu desquels trône un portrait de Lénine. Lecouvreur ne fait point de politique [3]. »



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L’environnement de la « Librairie du travail » (n° 96) sur le quai de Jemmapes : l’« Hôtel du Nord » (n° 102) et le café « La Chope des singes » (n° 100) vers 1936.

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Le 96, quai de Jemmapes au début du siècle. A la droite du débit de vins, en sombre, on discerne l’emplacement de la boutique de la « Librairie ».


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L’angle de la rue de la Grange-au-Belles et du quai de Jemmapes en 2018.


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Le trajet mémorable d’une coopérative ouvrière du quai de Jemmapes à la rue de Sambre-et-Meuse


LA LIBRAIRIE DU TRAVAIL N’EST PAS une fiction littéraire. Elle a bien existé à la place exacte que lui voit le personnage de Dabit. Mais, contrairement au sort de l’Hôtel du Nord, elle a disparu et, de cela, il y a longtemps. Il faut aujourd’hui fouiller dans les archives et les ouvrages de bibliothèques spécialisées pour en retrouver la mémoire. Elle fut pourtant une adresse très connue en son époque, du moins pour un certain public. Le lieu même qu’elle occupait, le 96, quai de Jemmapes, au bord du canal Saint-Martin, avait joué un rôle dans l’histoire sous la Première Guerre mondiale. C’était alors l’endroit où, de manière quasi clandestine, se réunissait un petit comité de réfractaires socialistes au climat de bellicisme patriotique ambiant. Désigné sous le nom de noyau de La Vie ouvrière (VO), titre d’une revue syndicaliste d’avant-guerre, ce groupe, animé notamment par Pierre Monatte et Alfred Rosmer, fut l’une des origines du Parti communiste français (voir, sur ce site Internet même, notre article « Fondation de "La Vie ouvrière" » : https://www.des-gens.net/La-fondation-de-la-Vie-ouvriere).


L’empreinte de la guerre
C’est d’ailleurs dans le cadre de l’activité de ce noyau que se constitua la Librairie. Ainsi apparut-elle d’abord comme le prolongement du travail d’édition et de diffusion de la brochure qu’Alfred Rosmer avait rédigée en novembre 1915, au lendemain de la conférence socialiste internationale de Zimmerwald (Suisse), en vue de populariser sa dénonciation de la guerre et les moyens d’en forcer l’arrêt. Cette propagande « zimmerwaldienne » s’affirme encore, en 1918, dans les deux premiers titres : Aux peuples assassinés, de Romain Rolland, et Les Syndicalistes français et la guerre, de Georges Dumoulin, publiés sous son nom par la Librairie. Mais la naissance de cette dernière, comme son développement, est pour l’essentiel liée à l’action d’un

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Vignette-icône de « La Librairie du travail ».

homme, Marcel Hasfeld. De par son expérience militante, ce comptable autodidacte s’était très tôt rendu compte de l’inculture de ses compagnons de travail. « On ne lit pas en France, s’exclamera-t-il un jour, et, pour connaître l’histoire de sa propre classe et de son mouvement, il faut lire. » Cet illettrisme expliquait fondamentalement à ses yeux la faiblesse de l’esprit critique que les travailleurs démontraient trop souvent par rapport aux directives patronales, voire face à certaines consignes bureaucratiques des chefs syndicaux et socialistes. Il affaiblissait leur conscience. L’image de prolétaires expédiés au front par millions pour se faire tuer dans la boucherie de 1914-1918, résignés et presque fiers de ce sort, le renforça définitivement dans sa conviction de devoir intervenir sur le terrain culturel. Il conçut alors le projet d’organiser, en même temps qu’une société d’édition d’ouvrages militants, une bibliothèque ouvrière de prêts de livres. Et comme le local de la VO était disponible, cette revue étant frappée d’interdiction à paraître par la censure du gouvernement de guerre, Marcel Hasfeld convainquit ses compagnons du noyau de le lui prêter pour lancer le projet. La Librairie-Bibliothèque du travail ouvrit ainsi ses portes au public le 11 novembre 1917 avec un fonds de 800 ouvrages, qui, pour l’essentiel, provenaient de la collection personnelle du fondateur.


Un projet grandiose…
Dans le catalogue édité deux mois plus tard, Hasfeld présentait clairement les buts de sa bibliothèque : « Aider au développement des connaissances individuelles pour le bien général. […] Former pour le prolétariat un nouvel organe de propagande et d’étude en même temps que de délassement où chacun pourra trouver ce que réclament ses aptitudes ou ses besoins, depuis l’œuvre poétique jusqu’à l’ouvrage scientifique le plus ardu en passant par la littérature, les arts, la sociologie, l’histoire et la technique des métiers, la documentation, etc. » Inspiré par le syndicalisme révolutionnaire, le créateur mettait en avant la complète indépendance de son entreprise par rapport à toute organisation extérieure même s’il faisait appel à la bonne volonté pour compléter le fonds de la bibliothèque et aider à sa marche. En vérité, une telle initiative n’était pas à proprement parler nouvelle. L’idée de relever le niveau de culture des travailleurs, de leur apporter l’éducation dont ils n’avaient

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Une édition de 1920 de la « Librairie » : un écrit d’Aristide Briand avant qu’il ne devienne un grand homme d’Etat.

pas bénéficié dans leur enfance, est presque aussi vieille que le mouvement ouvrier. La plupart des grandes coopératives de consommation de la seconde moitié du XIXe siècle faisaient fonctionner des librairies du travail : au sein du seul secteur parisien qui abritait la librairie de Marcel Hasfeld, citons La Bellevilloise et L’Egalitaire. En lien avec elles, les syndicats et les partis socialistes existaient par ailleurs des universités populaires où des intellectuels engagés aux côtés de la classe ouvrière dispensaient bénévolement des cours du soir et organisaient des causeries. Au demeurant, ce souci éducatif, bien qu’il se fondât sur des mobiles différents voire opposés, n’était nullement l’apanage des milieux prolétariens. Aux lendemains de la Commune, beaucoup d’esprits humanistes et en général chrétiens s’étaient préoccupés de créer des bibliothèques sociales et de donner des conférences en vue d’instruire la population laborieuse et de la détourner des voies de la rébellion. Il faut du reste se rappeler que, jusqu’à une époque point si éloignée de nous, les bibliothèques municipales et autres maisons de la culture que nous connaissons aujourd’hui n’existaient pas ; dans ce domaine, les réalisations relevaient de l’initiative privée : c’est ainsi que l’actuelle bibliothèque de la rue Fessart, dans la vieille partie de Belleville, est due à l’ œuvre du militant catholique Maurice Garric. Ce qui constitue l’originalité de l’expérience de Marcel Hasfeld ne réside donc pas dans la simple existence de sa librairie. La composition comme l’éventail des titres du catalogue ne se distinguaient pas foncièrement du modèle courant.

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En-tête des documents de la « Librairie du travail ». Ici, un appel à la souscription.

On y retrouvait, parmi les ouvrages de « délassement », les classiques romans réalistes et naturalistes de Balzac, Dickens, Zola, France ou Bourget, des recueils de poésies choisies de Hugo ou de Baudelaire, à côté de livres d’études portant sur tous les sujets : historiques, économiques, scientifiques, etc., en rapport avec la vie ouvrière et permettant aux prolétaires de se situer dans le monde moderne. A cet égard, Hasfeld, qui ne considérait pas profitable une lecture qui ne donnât pas d’abord à réfléchir, sélectionnait cependant les auteurs en fonction de critères éducatifs orientés. En géographie, par exemple, il proposait les traités du savant anarchiste Elisée Reclus.


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Trois auteurs de la Librairie, Elisée Reclus (à gauche), portraituré par le peintre Eugène Carrière, Victor Serge et, à droite, Henri Barbusse, le romancier célèbre du Feu.

Mais ce qui faisait véritablement la différence de la Librairie du travail tient, d’une part, dans l’inscription résolue de sa démarche sous la bannière de la lutte de classe (d’où l’abondance plus marquée que dans les autres bibliothèques ouvrières d’écrits politiques ou de combat social très engagés) et, d’autre part, dans l’ampleur de vue de ses projets. Ceux-ci étaient présents dès l’origine mais Hasfeld les systématisa dans une plate-forme d’action qu’il fit circuler en 1922. Il s’agissait de constituer ni plus ni moins qu’un centre culturel national, rassemblant dans un réseau unique toutes les librairies-bibliothèques du même type que celle du quai de Jemmapes dans toute la France afin de concentrer les moyens matériels de chacune et de décupler sa force de diffusion. Au-delà des livres, Hasfeld visait la formation d’un office de documentation générale du mouvement ouvrier, qui établirait des fiches de lecture sur tout ce qui était édité, de quelque provenance que ce soit, sur la matière sociale.


…qui se révèle être au final une utopie
En même temps, c’était bien sûr une centrale de propagande des idées socialistes. Pour faire fonctionner le projet, cet homme auquel sa formation professionnelle apportait de grandes qualités de gestionnaire avait dessiné un complexe schéma d’organisation structuré par régions et par services. Selon les principes syndicalistes qui lui étaient chers, ceux de la VO, il entendait que les ouvriers fussent le plus possible les metteurs en œuvre directs de ce centre. Il écrivait : « L’émancipation des prolétaires devant être l’œuvre des prolétaires eux-mêmes, il est temps que ceux-ci soient capables de créer, de faire vivre et de développer les organes dont ils ont besoin pour leur affranchissement. » Hélas ! il faut bien reconnaître que cette grandiose ambition ne fut jamais suivie de réalisation. La Bibliothèque du travail elle-même ne remporta pas le succès escompté. Bien qu’elle eût augmenté de plusieurs milliers d’ouvrages le fonds initial entre 1918 et 1928 et multiplié ses formules d’intéressement à la lecture, plus ingénieuses les unes que les autres, elle n’enregistra au total que 214 adhésions. Dépourvue de moyens, privée d’aide extérieure, la Librairie, au bord de l’asphyxie financière, dut, pour survivre, mettre en vente les livres de sa bibliothèque, laquelle cessa son activité au printemps de 1928. Les fonds ainsi réunis lui permirent enfin de se constituer formellement en coopérative ouvrière [4], ce qui était prévu depuis le départ mais n’avait pu se faire faute du minimum de capital indispensable. En même temps, la Librairie, ayant reçu un avis d’expulsion du propriétaire du quai de Jemmapes [5], déménagea dans un petit local à l’intérieur du 17, rue de Sambre-et-Meuse, plus haut situé sur la côte bellevilloise, qui lui avait servi jusque-là de réserve [6]. Pendant neuf ans encore, elle poursuivit là ses travaux d’édition militante mais un litige venimeux allumé entre Hasfeld et l’unique employé de la Librairie, compliqué de procédures judiciaires, la condamna à faire prononcer sa faillite le 27 avril 1938.

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15-17, rue de Sambre-et-Meuse en 1913. Immeuble de la coopérative ouvrière de consommation « L’Egalitaire ». Marcel Hasfeld et sa "Librairie » en devinrent locataires après 1928. L’établissement a cessé de fonctionner en 1938 mais le bâtiment a survécu jusqu’à nos jours.


Une aventure datée ?
Ce parcours somme toute calamiteux au plan matériel rend bien mal compte, au niveau politique, de l’importance réelle que revêtit l’entreprise de Hasfeld dans son époque. Nul militant ouvrier de Paris ou de province, autour de 1920, n’ignorait son activité. La Librairie du travail, déjà tout auréolée de son origine au sein de La Vie ouvrière, brillait alors du prestige d’être la première maison d’édition à avoir publié en France les écrits des leaders bolcheviks sur la révolution Russe dans un temps où il n’était pas sans risque de le faire. Grâce à Hasfeld, de nombreux et précieux écrits socialistes devenus introuvables, et qu’aucun éditeur ne songeait à republier, furent de nouveau accessibles dans les années 1920 et 1930. Engagé mais point sottement partisan, l’animateur de la Librairie, membre du Parti communiste français, n’hésitait pas à publier des ouvrages en dehors de sa propre ligne politique. Mieux, à diffuser des auteurs mis à l’index par Moscou comme Trotski ou Victor Serge [7]. Cette louable liberté d’esprit, que d’aucuns appelaient indiscipline, fut au demeurant l’une des raisons du bannissement de Hasfeld du Parti. L’ostracisme sur sa personne qui en résulta, l’interdit de fréquentation que prononça le PCF à l’encontre de la Li-brairie du travail, furent à leur tour la cause sans doute majeure du déclin de cette dernière. Pourtant, elle resta un foyer de discussion politique. Entre 1927 et 1933, un bon nombre d’oppositionnels communistes au stalinisme et aussi de dissidents du Parti socialiste échangeaient fréquemment leurs vues dans le local de la rue de Sambre-et-Meuse. Cela dit, la vie de la Librairie pâtit aussi de la faiblesse du soutien matériel et personnel que lui manifestèrent ses plus proches amis de combat, à commencer par les anciens du noyau de La Vie ouvrière, également chassés du PCF. Ceux-ci, tout en protestant sur le plan théorique de la grande nécessité de l’entreprise de Hasfeld, en mesurèrent mal les exigences au niveau pratique. Il est vrai que d’autres luttes, tout aussi ardues et minoritaires, les accaparaient. L’expérience de la Librairie, même si les circonstances et l’environnement social ont beaucoup changé comparées à celles que nous vivons aujourd’hui, ne mérite assurément pas l’oubli. Dans une mesure certaine, l’idée qu’elle portait en son cœur de l’émancipation humaine par la conscience garde un caractère d’actualité. Comme l’écrivait lui-même, à la fin de sa vie, Marcel Hasfeld, non sans quelque amertume mais avec lucidité aussi et en visionnaire : « J’ai compris que la Librairie n’avait jamais été l’œuvre de la classe ouvrière que j’espérais, et que je crois indispensable, plus que jamais, car notre "civilisation" s’oriente vers la fabrication de robots humains, qui s’intéressent de moins en moins à l’idée d’une quelconque émancipation… pourvu que le salaire soit bon et la vie facile [8]. »


En guise d’hommage : PORTRAIT DE MARCEL HASFELD (1889-1984) [9]

Neuvième et dernier enfant d’une famille d’émigrants polonais en confection de bérets et de casquettes, Marcel Hasfeld, parisien, pâtit dès sa jeunesse d’une santé délicate (il sera réformé militaire définitif en 1917). Quittant les bancs de l’école à l’âge de 13 ans, il travaille d’abord comme commis en maroquinerie puis en tant que facturier et comptable. Syndiqué, il entre par ailleurs au groupe anarchiste des Temps nouveaux, animé par Jean Grave, en 1913 mais, déçu par l’attitude complaisante de celui-ci vis-à-vis du front patriotique français, il le quitte en 1915 pour se rapprocher du noyau oppositionnel de La Vie ouvrière tout en participant à un comité d’action contre la guerre. Avec Rosmer, Hasfeld est l’un des plus zélés propagandistes du manifeste de la conférence socialiste et internationaliste de Zimmerwald. Enflammé par la révolution d’Octobre, il entreprend, le tout premier en France, d’éditer les écrits de Lénine et de Trotski sur l’expérience du pouvoir ouvrier en Russie.
Il concourt à la formation du Parti communiste français, auquel, cependant, il n’adhérera formellement qu’en 1923. Il n’admettra pas que son parti soit inféodé à celui de Staline, protestera contre l’exclusion des syndicalistes révolutionnaires (dont Monatte) et refusera la réduction au silence des voix dissidentes. Tout cela lui vaudra un bannissement du PC en 1927. Considéré dès lors comme un renégat par ses anciens camarades, il supportera les effets de l’ostracisme jusqu’à sa mort.
Après le dépôt de bilan de la Librairie, en 1938, il se consacre au mouvement des coopérateurs, tenant notamment les comptes et la bibliothèque de l’Action ouvrière, à Villeparisis. Professionnellement, il termine sa carrière comme correcteur d’épreuves typographiques aux Journaux officiels et à France soir. A la retraite à partir de 1954, il connaît une longue vieillesse et, presque centenaire, meurt à la maison de retraite de Sartrouville.


Maxime BRAQUET

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