La ville des gens : 31/janvier

Mon technicien hippophagique


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Déjà, ne m’appelez pas « boucher », je suis un technicien de la viande, moi ! Et puis boucher ça fait penser à des mauvaises choses, à des tueries.

« Vous autres, vous dites toujours : “C’était une vraie boucherie !” alors que la violence, les meurtres, tout ça, c’est pas de la boucherie ! Alors, s’il vous plaît ! »

On l’appellera donc technicien, spécialiste de la viande, notre homme de la boucherie chevaline, qui ne tient pas à donner son nom car « à chaque fois que vous parlez trop, les loups sont là… », mais qui a bien voulu nous parler de son métier dans sa boutique rutilante de propreté.



Mes Apprentissages

« A 14 ans, j’ai commencé mon apprentissage à l’école de la Porte Dorée, qui existe toujours, après le certificat d’études, et j’ai aussi le C.A.P. Un apprentissage qui met 4 ans. C’est un travail dur.

De nos jours, les jeunes n’y sont pas encouragés, ils sont dégoûtés par ce type de travail. Maintenant, un « marchand de viande » de supermarché obtient un diplôme en 6 mois, 1 an : il ne connaît pas la bête d’un bout à l’autre.

A l’école, ils n’ont pas eu de demande d’apprentissage en boucherie chevaline depuis 4 ans. » [1]



Travail et voisinage

« Et les horaires, alors ! A la boutique, depuis 7 heures ce matin, je ne vais pas fermer ce soir avant 8 heures. Mais je n’ouvre pas le dimanche. Ça non, j’ai trop à faire !

C’est un dur métier, oui, et encore, on ne fait plus l’abattage à Paris comme ça se faisait il y a 40 ans, à La Villette* (en fait une précision a été apportée par Mr Brice, l’abattage des chevaux se faisait à Vaugirard dans le 15ème). Maintenant, la viande est abattue en province, puis apportée à Rungis, parfois directement ici, au magasin, par camion réfrigéré. »

Gravure de Gericault


Mais alors, le métier n’a pas trop changé, vous êtes bien dans le quartier ?

« Les voisins du dessus, c’est des nouveaux dans le coin, amenés ici par des prix d’abord compétitifs, puis qui ont grimpé : c’est le cercle vicieux de l’immobilier… »

Ces voisins se plaignent du bruit des livraisons tôt le matin, tout en se vantant auprès de leurs amis du côté charmant de leur quartier, où l’on trouve tout en bas de chez soi. Mais ce « chez soi », ils signent des pétitions pour que les commerces alimentaires bougent un tout petit peu plus loin d’eux… pas juste en bas de chez soi, quoi !

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Gravure de Gericault

Cet afflux, partout, de nouvelles populations, a éloigné les bonnes mémés, qui, chaque matin, venaient à la boucherie : il y en avait 20, 30, mais à présent on les a toutes relogées ailleurs, on ne les voit plus… mais ça payait les frais.

C’est l’abrogation de la loi de 48 qui a tout changé dans les quartiers. Là, mes 35 heures, c’est que pour les frais, c’est seulement les 35 heures que je fais en plus qui rapportent un peu. »


Et ces nouveaux arrivants, deviennent-ils des habitués à leur tour ?

« Pas forcément. C’est tout juste s’il faut pas faire cuire leur steak ! Et puis je fais des salades de lentilles, je vends des pâtés de toute sorte, des friandises de charcuterie, parce que la viande, à elle seule, ça ne suffit plus. »



Et le cheval, dans tout ça ?

Etude de Degas

« La boucherie chevaline n’a pas bonne réputation dans le métier : les gros éleveurs n’y trouvent pas leur compte, car le cheval est un animal qui ne peut pas être élevé en masse comme le bœuf, le poulet, ou même le porc.

Non, le cheval requiert un régime sain : de la lumière, de l’espace pour brouter, des céréales, du bon fourrage, de l’eau fraîche… pas intéressant pour notre investisseur en profit, euh, en viande…

Alors que justement la viande de cheval est l’une des plus saines, avec de rares qualités nutritionnelles : pas d’antibiotiques et autres saletés dans son régime, il n’a que ce que l’on nomme communément « le bon cholestérol ».

C’est une viande savoureuse - à l’origine d’ailleurs du steak tartare - avec du fer, des acides aminés, des protéines et du glycogène.

Défendue par les scientifiques Geoffroy-Saint-Hilaire ou Parmentier, c’est une viande succulente qui ne mérite aucunement notre dédain ou nos airs dégoûtés…

On peut garder ce dégoût pour les pauvres animaux élevés en masse dans d’affreuses conditions, et tués de même. »

Mon technicien de la viande, je retournerai le voir. La consommation de viande de cheval est en chute libre, mais lui est dans le quartier depuis 36 ans, et il en a vu des changements.

Heureusement, il restera dans sa boutique immaculée à miroirs et carreaux blancs, son tablier plié de certaine façon le long des jambes, et on parlera hippophagie.


Siane Gallozi Danielson



Note :