La ville des gens : 21/novembre

Gustave Geffroy, ami du peuple


J’introduis, mille excuses, par une digression : eh bien oui, le grand Paul Cézanne a peint à Belleville ! Plusieurs semaines durant et presque tous les jours du printemps 1895, on le vit, silhouette un peu rustique, descendre du funiculaire [1] au terminus de la place du Jourdain et se rendre à un bâtiment dans la cour arrière du 133, rue de Belleville [2], à deux pas de l’église Saint-Jean-Baptiste. Que venait-il faire en cette demeure bellevilloise ? Le portrait du maître de céans, un certain Gustave Geffroy.

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Geffroy peint par Cézanne.

Ce portrait, l’une des plus éclatantes réussites du génie aixois dans le genre, trône aujourd’hui au musée d’Orsay. Mais pourquoi peindre ce personnage ? Une commande de sa part ? Non, Cézanne voulait simplement le remercier pour les articles enthousiastes qu’il avait rédigés sur lui dans des revues et des journaux. Car l’artiste de la montagne Sainte-Victoire, des grandes baigneuses et des pommes n’était toujours pas très connu à l’époque et ceux qui avaient vu ses tableaux en disaient le plus souvent du mal ou des bêtises. Geffroy comptait parmi les rares exceptions. Il a été, c’est sûr, l’un des premiers à discerner l’apport avant-gardiste du Provençal.

Cézanne imposa à son modèle des séances de pause interminables, chez lui, assis derrière son bureau et devant une bibliothèque. Reprenant sans cesse son travail, le peintre n’était jamais certain de faire passer sur la toile ce qu’il voyait dans Geffroy. D’ailleurs, il n’acheva pas le tableau, ce qui se perçoit si on regarde le détail du visage et des mains du modèle. Il était même reparti à Aix-en-Provence en laissant à Belleville, avec l’œuvre laissée en plan, ses pinceaux et toutes ses couleurs de sorte que Geffroy, ne le voyant pas revenir, dut lui écrire au bout de longs mois pour savoir ce qu’il fallait faire de ce matériel [3].

Plein cadre, maintenant, sur Gustave Geffroy (1855-1926). Il était donc critique d’art. Ses études relatives à Honoré Daumier, Claude Monet, Gustave Moreau, Auguste Rodin et Eugène Carrière, mais aussi à Rubens et Palissy, font aujourd’hui encore référence. Il fut bien plus que cela : journaliste (notamment à L’Aurore, de Georges Clemenceau), historien, essayiste et romancier. On lui doit, c’est tout à fait notable, la première biographie d’Auguste Blanqui, le perpétuel insurgé socialiste. Et ce n’est pas fini car Geffroy fonda par ailleurs la Ligue des droits de l’homme avec Ludovic Trarieux en pleine affaire Dreyfus. Il fut enfin l’un des premiers membres de l’académie Goncourt et administra la manufacture des Gobelins de 1908 à la fin de sa vie. Un sacré client, comme on voit.

Une rue du 13e bordant ladite manufacture porte son nom depuis 1937 mais les deux arrondissements en partie bellevillois, les 19e et 20e, auraient eu eux aussi des droits à rendre cet hommage car Geffroy peut être considéré comme une véritable figure locale. Enfant d’une famille bretonne modeste, il naquit en 1855 à Paris où ses parents étaient venus s’installer, à Ménilmontant, probablement rue des Amandiers. Il était déjà journaliste quand, autour de 1880, il prit un logement au 88, rue de Belleville, donc non loin du foyer familial. C’est en 1894 qu’il déménagea au n° 133 de la même artère, dans une partie d’un ancien pensionnat de jeunes filles. Il y resta au moins jusqu’en 1898 puis quitta les quartiers de l’Est parisien. Mais le cher Gustave (décédé en 1926) ne fut pas seulement un indigène du cru parce qu’il y vécut plus de quarante ans.



Il avait au cœur l’industrieuse citadelle
de Belleville et son peuple.

Il en a dépeint la vie dans plusieurs de ses œuvres littéraires. Il faut avoir lu ses 7 heures, Belleville (série des « Minutes parisiennes », 1903) où, avec un souffle poétique puissant, l’écrivain brosse la fresque de la « marche journalière, régulière, aux mêmes heures, de la population qui va, au matin, vers la besogne nécessaire, qui s’en revient, au soir, pour recommencer le lendemain. Combien de courants et de vagues au creux et à la surface de cet océan. »

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L’Apprentie.

Le meilleur roman de Geffroy, L’Apprentie (1901), est tout entier bellevillois. C’est l’histoire des Pommier, une famille ouvrière – le père, qui porte en lui l’héritage de 1848, est peintre en bâtiment, les fils travaillent comme mécaniciens, la mère élève les deux sœurs – que les évènements, la guerre de 1870 et la Commune, vont affecter douloureusement. Les garçons du couple croient ardemment en la révolution sociale ; le plus âgé tombe à la bataille de Buzenval (janvier 1871), le cadet est fusillé au Père-Lachaise à la fin de la Semaine sanglante. Le père, désespéré, sombre dans l’ivrognerie et succombe à une crise de delirium. C’est la misère, la fille aînée se prostitue. Mais la mère et la fille cadette font courageusement face à la catastrophe. Cette dernière relèvera l’honneur de la famille (ce que Geffroy relate surtout dans un autre roman, Cécile Pommier). Avec l’arrière-plan saisissant des affres du Siège de Paris, des combats terribles des 25-28 mai et de la tragédie des otages de la Commune à la rue Haxo, le récit de L’Apprentie fait parcourir Ménilmontant : les rues des Amandiers et Julien-Lacroix, ainsi que Belleville (rue Delouvain, tout près de laquelle l’auteur habita) et les parages des Buttes-Chaumont (l’avenue Secrétan). Tout ça ne respire pas franchement la joie mais c’est beau et on se demande bien pourquoi ce livre ne trouve pas un rééditeur aujourd’hui.

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Geffroy - Musée du soir.

Gustave Geffroy n’avait pas l’âme révolutionnaire des enfants Pommier mais, ami personnel de Clemenceau (quand celui-ci n’était pas encore homme d’Etat), il avait comme lui espoir en des réformes sociales radicales au profit des populations travailleuses. Sur son terrain d’homme d’art, il œuvra avec ferveur à leur éducation culturelle. Pilier du mouvement des universités populaires, il lança en 1899 un appel public pour la constitution d’un « Musée du soir aux quartiers ouvriers », réseau de bibliothèques de documentation professionnelle où, par l’exposition d’objets modèles et de livres spécialisés, les ouvriers, spécialement ceux des métiers d’art, auraient pu cultiver leurs qualités créatrices. Hélas, Geffroy ne trouva pas d’aide pour réaliser son idée généreuse.

Ça ne fait rien, Cézanne fut très bien inspiré de tirer le portrait d’un tel homme.

Maxime Braquet


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Notes :

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