La ville des gens : 17/octobre
Josette Poirier

Une vie dans le 19ème pendant la guerre


Josette Poirier a vécu toute sa vie dans le 19ème arrondissement. Il y a vingt ans elle a fait partie des membres fondateurs de Solidarité nouvelle pour le Logement (SNL), association née dans le quartier, qui loge et accompagne des personnes jusque-là privées de toit, et qui s’est depuis beaucoup développée dans toute la France.

Elle a bien voulu nous recevoir, et ses souvenirs de la guerre nous ont paru particulièrement touchants, tant ce qu’elle raconte est étonnant pour ceux qui n’ont pas connu cette époque : quel est le jeune habitant du 19ème qui sait ce que sont les engelures ou le black out ?


La faim et le froid

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J’étais encore une petite fille quand la guerre a commencé et une grande adolescente quand elle a fini, et c’était difficile parce qu’à cet âge-là on mange pas mal et on grandit pas mal. On arrivait quand même à se ravitailler un petit peu : nous allions à la campagne, nous avions des parents à la campagne, pendant l’été nous restions deux mois à la campagne, nous envoyions de la farine, des pommes de terre à Paris… ce qui fait que je ne pense pas, pour ma croissance, avoir trop souffert de privations. Ce qui ne veut pas dire qu’on n’était pas privés : il n’y avait absolument aucune douceur, et on avait pratiquement toujours faim.

Mais malgré tout le froid a été encore plus pénible à supporter. J’ai eu l’occasion dernièrement d’en reparler avec des gens qui ont connu cette époque et c’est vrai que le froid est resté dans leurs mémoires. Les hivers de guerre ont été très froids, il y avait pas mal de neige, la neige restait sur les trottoirs, il n’était pas question de la faire fondre, on n’avait pas de cendres, de sable, de sel, les trottoirs restaient gelés.

Le dernier hiver on n’a pas eu un morceau de charbon, pas un morceau de bois, pas de gaz, absolument rien du tout et l’hiver a été très froid, comme les autres. Je me souviens d’une personne qui s’est mariée en janvier 1945, son fiancé était dans la Division Leclerc, ils se sont mariés lorsqu’il est revenu, et nous avions à peu près –13, –15°C. Et comme évidemment il n’y avait pas de chauffage dans l’église, la malheureuse mariée, on lui avait quand même trouvé une chaufferette. Je me souviens d’avoir eu froid aux pieds pendant cette messe de mariage, quelque chose d’incroyable.


Engelures

Nous avions des engelures aux mains, ou aux genoux, ou aux talons, ou aux orteils, moi je les avais aux orteils. Très peu ont passé la guerre sans avoir d’engelures. Je crois que ça venait de deux choses : du fait qu’on avait froid et du fait qu’on manquait beaucoup de graisse dans notre alimentation. Les engelures dans la journée on n’en souffrait pas tellement, les pieds étaient froids. Et quand on commençait à se réchauffer vaguement dans le lit, alors là c’était pas drôle du tout…

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À l’époque j’avais un petit chien, il fallait le promener le soir, et j’avais tellement mal avec mes engelures qu’au-dessus de mes pantoufles je mettais de vieilles pantoufles de mon père, parce que j’étais incapable de mettre des chaussures, les engelures s’étaient réveillées, et j’allais promener le chien dans cet accoutrement.

À l’heure actuelle je trouve que mes parents étaient un peu insouciants de me laisser aller gosse, comme ça, dans les rues dans le noir…Mais il faut dire qu’il y avait des patrouilles allemandes qui passaient tout le temps.


Les vêtements

Les restrictions portaient sur à peu près tous les produits et en particulier sur les vêtements. Les adultes qui avaient des vêtements d’avant-guerre pouvaient les économiser, ils ne changeaient pas de stature, et de toute façon ils ne prenaient pas d’embonpoint. Mais les enfants qui devenaient adolescents, ce qui était mon cas, alors là …On s’habillait avec ce qu’on pouvait trouver. À la campagne j’ai même porté des sabots, j’ai fait du vélo avec des sabots. Et les vêtements on les épargnait, on faisait des reprises, on les faisait durer le plus longtemps possible.


Couvre-feu et black out

Pendant toute l’Occupation, nous avions le couvre-feu, et le black out : nous n’avions pas le droit d’avoir la moindre lumière qui pouvait se voir à l’extérieur quand la nuit était tombée. Ce qui fait que nous avions du papier bleu sur nos vitres. Et quand nous allions dans la rue nous avions des lampes électriques mais il fallait qu’elles soient voilées de bleu, ce qui fait qu’on n’y voyait pas grand-chose.


Masques à gaz

Pendant cette occupation, mon père, qui avait déjà fait la guerre de 14-18, avait été remobilisé mais à la défense passive. Et lorsqu’il a été démobilisé, il était chef d’îlot, c’est-à-dire qu’à chaque alerte il fallait qu’il aille dans la rue et qu’il voie si toutes les fenêtres étaient bien voilées. Il était doté d’un masque à gaz avec un gros tuyau qui arrivait dans une musette, alors que nous on nous avait distribué comme à toute la population des masques à gaz qui avaient une espèce de nez de cochon. Et nous ne devions pas nous séparer de notre masque à gaz, qui se trouvait dans un cylindre de métal, avec une sangle. Nous jouions à chat dans la cour de l’école avec le masque à gaz. Ce qui me turlupinait le plus, c’est que j’avais un chien et qu’on n’avait pas prévu de masque à gaz pour les chiens.


Le premier bac

J’ai passé le bac en 44 et en 45. En 44 nous étions encore sous l’occupation, en 45 c’était fini. En 44 c’était la première partie du bac et les épreuves duraient deux jours. Comme je passais le bac dans le 17ème arrondissement et qu’il n’était pas question d’aller au restaurant, le premier jour je suis revenue pour déjeuner chez nous. Et ça n’a pas raté : pendant que je déjeunais, alerte ! Alerte, ça voulait dire le métro arrêté, et après la fin de l’alerte, vingt minutes avant que le métro ne remarche. Je savais qu’à pied j’avais une heure dix de marche. Alors j’ai vite terminé le déjeuner pour partir à pied et arriver à l’heure. Sinon, alerte ou pas alerte, c’était fini. Et j’ai eu beaucoup de chance, parce que l’alerte n’a pas duré et j’ai pu reprendre le métro à Barbès-Rochechouart.

Nous étions deux dans ce cas, habitant assez loin du lieu où nous avions les épreuves, ce qui fait que la directrice de l’école, située dans le 17ème, a dit : « demain on va vous faire manger sur place ». C’était sûrement un jeudi, la cantine n’était pas ouverte, et on nous a concocté un petit repas pour deux. Eh bien , j’avais beau passer le bac, j’ai fait honneur au repas, je me souviens qu’il y avait des pâtes, je n’en ai pas laissé une seule ?


Récit recueilli par Élisabeth Crémieu


Article mis en ligne en 2010 par Salvatore Ursini. Actualisé en octobre 2013.

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