La ville des gens : 11/juin
Belleville à tombeau ouvert

Vénérables sépultures, contez-nous l’Histoire ancienne


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Belleville à tombeau ouvert : les hôtes remarquables du cimetière de la rue du Télégraphe.


Cette quatrième visite.de la nécropole bellevilloise (voir QL n° 103 à 105) sera aussi la dernière. Elle aura en même temps un caractère particulier. Nous allons en effet parler des origines historiques du cimetière en repérant les plus vieilles sépultures de l’enceinte. Celles-ci abritent en général des personnalités – et même des notabilités – de l’époque où Belleville était encore un territoire indépendant de Paris. En 1860, annexé dans son entier au domaine de la capitale, Belleville fut divisé du même coup en deux parties, celle du nord se voyant associée à l’ex-commune de la Villette et la partie sud – comprenant Ménilmontant – à celle de Charonne. C’est ainsi que naquirent nos 19e et 20e arrondissements.


Afin d’initier la visite, nous donnons rendez-vous au point marqué sur le plan (voir ci-dessus). Se voit là un clos de quatre tombes adossées deux par deux. Leur style (voir image 1) est typique des sépultures et de l’art funéraire, d’une sobriété presque austère, du début du 19e siècle : des stèles au sommet cintré, des dalles minces devant, le tout entouré d’une balustrade en ferronnerie. Les inscriptions dans la pierre ont subi l’érosion des années mais, avec un peu d’application, on parvient malgré tout à déchiffrer le nom des hôtes : Marie Geneviève Bergée, épouse de Gilles Dénoyez ; Jean Claude Dénoyez (1771-1830) et Nicole Françoise Faucheur, femme de Jean-Claude. Les mentions sur la quatrième tombe, à droite de celle de Marie Geneviève, sont presque effacées mais elles concernent de toute évidence l’époux de la dame Bergée, Gilles Dénoyez, dont nous savons, par d’autres sources d’information qu’il est le père de Jean-Claude et qu’il décéda en 1807. Nous n’avons pas effectué une exploration complète des « habitations » du cimetière mais il y a fort à parier que Gilles Dénoyez fut, sinon le pionnier, du moins l’un des tout premiers résidents [1]. La division où se situe l’enclos des quatre tombes faisait partie des parcelles de terrain achetées par la municipalité de Belleville à l’époque du Consulat pour commencer à constituer le cimetière communal.

Cette amorce de nécropole devait remplacer le vénérable cimetière paroissial Saint-Jean-Baptiste qui, selon l’usage prévalant dans l’Ancien Régime, jouxtait l’église du village, donc au cœur de celui-ci. Une loi de 1804 avait en effet prescrit aux communes créées par la Révolution française le déplacement du lieu d’inhumation des citoyens décédés dans une zone peu habitée du territoire communal, donc forcément excentrée [2]. En ce qui concerne Belleville, l’emplacement choisi fut pris sur les antiques terres du château de Ménilmontant, le domaine de la seigneurie Le Peletier de Saint-Fargeau, démantelé après 1792. Le cimetière s’ouvrit au public, en quelque sorte, en 1808. Par trois fois, en 1828, 1837-1842 et 1845-1849, l’aire initiale bénéficia ensuite d’agrandissements ; la surface actuelle et définitive fut atteinte en 1857-1859.


Des Dénoyez à Delouvain

Les Dénoyez, pour revenir à eux, n’étaient pas n’importe quels Bellevillois. Leur patronyme est attaché à un empire familial de cabarets locaux comprenant une dizaine d’établissements répartis en divers points du quartier occidental de Belleville appelé alors la Courtille. La plus célèbre guinguette Dénoyez fut le Grand Saint-Martin, sise au n° 10 de la chaussée principale (rue de Paris avant 1860 et de Belleville ensuite) de la commune. Pendant plus de quarante ans, ce lieu de plaisir jouit d’un prestige considérable qui dépassa les limites de Paris voire de la France. C’est dans ses salons que, au petit matin du mercredi des Cendres (fin février), s’assemblaient chaque année les masques carnavaliers pour ordonner le légendaire défilé de la « descente de la Courtille », événement du calendrier des festivités parisiennes à l’âge romantique (1815-1848). Plusieurs Dénoyez appartinrent au conseil municipal de Belleville et l’un d’eux, Jean-Gilles, fut même maire adjoint.

La dépouille d’un confrère de ces braves gens, Pierre Hubert Delouvain (1767-1834), repose tout près de leur carré de cimetière (voir le plan). C’était, ce Pierre Hubert, le tenancier d’une autre guinguette fameuse de notre colline, l’Ile d’Amour. Elle ouvrait ses portes en face de l’église Saint-Jean-Baptiste (pas l’édifice moderne mais le précédent, dressé au même endroit). On peut dire que l’Ile d’Amour représentait la version distinguée du Grand Saint-Martin, plus plébéien quant à lui. Également fréquentée d’abondance, elle acheva sa carrière cabaretière en 1845 pour laisser place… aux bureaux de la municipalité bellevilloise, jusqu’en 1860, puis du 20e arrondissement, jusqu’en 1874. Delouvain fut lui aussi un notable. Son nom a été donné à une voie qui relie la rue de la Villette à la rue Lassus. Le nom Dénoyez s’inscrit pour sa part sur les plaques d’une artère qui, parallèle au boulevard de Belleville, afflue dans la rue de Belleville entre les cafés Aux Folies et Le Vieux Saumur.


Toujours en bordure de ce qui est appelé maintenant l’avenue Centrale, et qui, dans le premier tiers du 19e siècle, constituait la limite orientale du périmètre du cimetière, nous trouvons, autour de l’angle des deux bras de l’allée, une série d’autres vénérables sépultures. Sur leurs stèles, nous lisons plusieurs fois le nom de Bordier et de Faucheur, et même les deux ensemble, signe d’alliance familiale. Des « Bordier » et des « Faucheur », seuls ou associés par exemple à des Auroux et à des Dénoyez – comme il a été montré plus haut –, on en découvre d’ailleurs dans presque toutes les parties du cimetière actuel, désignant des tombes du 19e et du 20e siècles. Si l’emploi du terme n’était pas quelque peu déplacé en un semblable cadre, nous pourrions conseiller le lecteur de s’amuser à partir à leur recherche. Cela veut en tout cas dire que nous avons affaire aux rameaux de familles, non seulement très anciennes à Belleville, mais ayant encore des représentants de nos jours : en témoignent l’entretien des tombes et leur fleurissement renouvelé. Les archives historiques enregistrent déjà un Jacques Bordier, cultivateur sur notre colline, en 1537 ; un Philippe Bordier fut vers 1605 receveur local des dîmes « et autres droits » seigneuriaux pour le compte du prieuré de Saint-Eloi, l’un des propriétaires ecclésiastiques des terres de Belleville depuis le Moyen-Âge [3].

La famille d’un troisième Bordier posséda longtemps le terrain et le bâti où s’installa, plus tard, le cabaret de l’Ile d’Amour dont il a été question tout à l’heure. Le nom apparaît encore sur des documents relatifs aux réunions de l’assemblée locale pré-révolutionnaire en 1789 ou aux débats du conseil municipal de la commune vers 1830 ; il figure enfin sur de nombreux actes notariés du 19e siècle à propos de ventes ou de locations de terres.

Il en va à peu près de même pour Faucheur. Divers porteurs de ce patronyme, paysans à l’origine, se firent cabaretiers à la fin du 18e siècle. Le nom a été donné en 1878 à la venelle qui s’ouvre en retour d’équerre sur la rue des Envierges, aux n° 3 et 9, parce que le propriétaire des terrains était Eulalie Faucheur, épouse Auroux. Mallessard, Dargent et Graindorge, autres voisins de cimetière sur le bord de l’avenue Centrale (voir le plan), ont aussi de profondes racines dans le sol de Belleville : Pierre Gabriel Dargent fut membre du tout premier bureau municipal de Belleville, en 1791 ; lui ou l’un de ses enfants siégera au conseil dans les années 1820.


En remontant l’avenue vers l’entrée de la nécropole, nous voyons le caveau des familles Pommier et Rigaux. Nous n’en possédons pas la certitude, mais « Pommier » pourrait avoir un lien avec Charles François Pommier (1797-1855), le maire de Belleville qui, avec le notaire Nicolas Levert, exerça les plus longs mandats dans l’histoire municipale locale. C’est lui qui donna le budget pour la construction de la nouvelle (l’actuelle) église Saint-Jean-Baptiste, fit paver et éclairer au gaz plusieurs rues de notre montagne.

« Vulgairement parlant », comme dit Georges Brassens avec esprit, le vieux cimetière de la rue du Télégraphe est « plein comme un oeuf » depuis de longues décennies. Dès l’annexion du territoire bellevillois à la capitale, on n’y a plus creusé de nouvelles niches et la place n’est octroyée aux « jeunes » défunts que dans le cadre de l’achat de concessions perpétuelles ou centenaires, elles mêmes libérées, en général, par la tombée en abandon des plus vétustes sépultures. Ce cas est visiblement celui des tombes des Dénoyez et de Delouvain mais il semble qu’un souci de mémoire historique fait que l’administration n’y touche pas. Et c’est tant mieux.


Maxime Braquet


Article mis en ligne en 2010 par Salvatore Ursini. Actualisé en octobre 2013.

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