La ville des gens : 14/juin

Hommage à Odette Laure

La "petite poule" de la Porte des Lilas s’en est allé…

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JPEG - 35.7 koÀ 87 ans, Odette Laure vient de nous quitter. Trop tôt.

Un peu oubliée dans les distributions après 1975, elle était en train d’accomplir à l’écran un étonnant come back plein de promesses grâce à des cinéastes éclairés tels que Bertrand Tavernier (Daddy Nostalgie, 1990, avec Dirk Bogarde), Cédric Klapisch (Riens du tout, 1992), Pascal Thomas (La Dilettante, 1998) ou Alexandre Jardin (Le Prof, 1999). Dans ces films, Odette démontrait totalement la richesse et la subtilité d’un jeu de comédienne que, au cours de sa très longue carrière antérieure, on n’avait jamais bien su étalonner. Et au théâtre pas beaucoup mieux qu’au cinéma d’ailleurs. Pétillante, malicieuse, dotée d’une curieuse voix de tête flûtée qui délivrait une verve teintée de gouaille, Odette avait été surtout appréciée pour incarner des personnages légers et populaires. Comme Bourvil, elle pouvait pourtant apporter dans la profondeur une infinité de nuances à cette façade. Enchanté de son tournage avec elle, Tavernier confesse : « Odette est une fantaisiste qui sait faire jaillir des trésors d’émotions une funambule qui n’ignore rien des lois de la gravité la vraie gravité celle qui vient du cœur une mélodiste qui est une virtuose des dérapages et des dissonances. Elle jouait quelqu’un de perpétuellement désaccordé par rapport à la partition que jouaient Jane Birkin et Dirk Bogarde. En bonne musicienne et en fine mouche elle sut faire son miel de tous ces dérapages et en tirer des effets hilarants, tendres ou bouleversants. Toujours justes et perçants. Sans apitoiement. »
Il a souvent été dit qu’Odette était une grande actrice des seconds rôles. Le zeste de dédain que renferme ce compliment apparent oublie que l’école française du cinéma passe précisément pour avoir su forger une aristocratie de ces emplois et trouver des comédiens de génie pour les tenir. Que l’on songe par exemple à Julien Carette aux côtés de Jean Gabin dans La Bête humaine : eh bien, Odette était de cette race.


Une authenticité qui vient des racines bellevilloises

À l’âge de 40 ans, Odette décida de se consacrer pleinement au théâtre et au cinéma. Devant la vague déferlante du yéyé, elle ne trouvait plus sa place sur la scène principale des débuts de sa carrière, celle des cabarets et de la chanson. Pourtant, les connaisseurs voyaient en elle, avec des titres comme Moi, j’ tricote dans mon coin ou Ça tourne pas rond dans ma petite tête, une descendante de la légendaire Yvette Guilbert. Excusez du peu ! Comme elle pensait devoir corriger la dégaine et l’accent faubouriens qu’elle promenait avec elle telle son ombre, elle prit de nouvelles leçons de comédienne. Mais le directeur de cours auquel elle s’adressa la dissuada de vouloir perdre cette patine : c’est justement cela, lui dit-il, qui fait votre authenticité et une telle vérité populaire est un atout très rare.

Dans son livre de souvenirs, Aimer, rire et chanter. [1], Odette relate tout ce que sa personnalité doit à ses racines bellevilloises. Elle est en effet née dans le quartier de la porte des Lilas, où ses parents, les Dhommée, tenaient, au 345 de la rue de Belleville, le Café liquoriste des Arts. [2]. Le mieux est de lui céder la parole : "La terrasse du café en jetait avec ses guéridons de marbre blanc cerclés de cuivre, ses sièges en cannage coloré. Une marquise de verre cathédrale coiffait l’entrée d’un store de toile écrue bordé d’un lambrequin rouge : Café liquoriste des arts. Salons pour noces et banquets. Les spécialités maison (dont choucroute) étaient annoncées sur la devanture en lettres d’émail et d’or gravées pour l’éternité sans crainte des changements de prix. [… ].Cette devanture est mon premier théâtre mon’ premier music-halll avec son rideau son éclairage ses miroirs ses reflets… […] Dans la salle du comptoir, mon père, avec fierté, montrait sur le mur des dessins signés Paul de Kock et Alfred de Musset. J’emprunterai plus tard au répertoire d’Yvette Guilbert une chanson de Paul de Kock, Ah ! quel plaisir quand on vous aime comme ça […]. Quel "musée-imaginaire-du-peuple" on aurait pu admirer au Café des Arts ! À deux pas de là, un artisan soufflait des objets érotiques à l’usage des bordels et, avec le même talent, des bouddhas qui, tout naturellement, étaient exportés en Inde. Ces artisans-poètes aux paluches de génie, comme disait Clément Lépidis, soutenues par la passion de l’ouvrage bien faite, aimaient les femmes, leur métier, le vin, le quartier, les copains. [. ..]"On entre au Café des Arts par la grande porte à deux battants, celle des jeunes mariés quand il y a noce, ou par la porte du restaurant ornée des brise-bise de dentelle qui gardaient dans leurs plis l’odeur amère de l’amidon. Après la salle des billards, la salle des banquets ou Jojo la Boulange donnait ses leçons de tango. Le comptoir était à droite, parsemé d’œufs durs et de salières. Mon premier miroir de comédienne était une boule de métal chromé contenant la serpillière à essuyer les tables. [. ..] On appelait les employées des Z’ Arts les "filles"."

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Le Café liquoriste des arts, salons pour noces et banquets en 1915.


Rendant compte d’une interview qu’Odette lui accorda en 1959, le journaliste Philippe écrit dans Paris Nord-Est (presse locale du 19 e arrondissement) : "Il n’était pas rare qu’Odette, déjà âgée de 4 ans (en 1921, donc), montât sur une table des Arts pour, munie d’un tisonnier, interpréter Charlot." Les clients, confits d’affection pour cette délicieuse fillette, lui donnèrent le surnom de "petite poule" "À dix ans, poursuit Philippe, elle imitait Mistinguette. À 14, elle passait son brevet, ce qui ne l’empêchait pas de se déguiser en MarIene Dietrich." À cette dernière époque, Odette habitait, avec ses parents, retraités, avenue Gambetta, à la hauteur du métro Pelleport. C’est à l’école communale de la rue du Docteur-Paquelin qu’elle reçut vraiment l’appel de la scène : en 1932, lors de la fête de fin d’année, elle joue le rôle de Pomponnet dans la fameuse opérette de Charles Lecoq La Fille de madame Angot. Peu de temps après, elle eut le bonheur d’entendre dans les rues de Ménilmontant une prodigieuse jeune chanteuse de trottoir. Elle découvrira plus tard qui était cette artiste anonyme - il s’agissait d’Édith Piaf et, devenant l’amie de celle-ci, sa parfaite "payse", lui avouera combien son exemple avait décidé de sa propre entrée dans le monde de la chanson. En cachette de ses parents, Odette participa à une série de "crochets" radiophoniques, gagnant finalement une compétition avec La Bergère tyrolienne. À la suite, elle reçut un engagement à la radio mais le père d’Odette s’opposa à ce qu’elle y entrât. Pour lui faire plaisir, elle apprit alors le métier de coiffeuse- esthéticienne, ce qui lui permettait de ne pas rompre tout à fait le contact avec l’univers des arts. M. Dhommée acheta pour-"Sa fille un petit salon dans le 20e arrondissement.

Odette résidait encore à Ménilmontant quand, à la fin de la guerre, elle fit ses débuts professionnels d’artiste au cabaret de Suzy Solidor puis, en parallèle, au cinéma, avec un petit rôle dans La Marie du port (1949), de Marcel Carné. Vedette consacrée, exilée de Belleville, elle,n’oublia pourtant jamais sa terre natale, où, plusieurs fois, elle anima des fêtes locales, notamment avec un autre génie du cru, le virtuose accordéoniste de musette Jo Privat. Dans son livre, les souvenirs qu’elle garde de son berceau faubourien occupent un bon tiers de la place.

Adieu, chère "petite poule", les Bellevillois te saluent avec émotion.

Maxime BRAQUET

Les photos reproduites sont extraites du livre de souvenir d’O. Laure mentionné dans l’article.


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Odette signant son livre à la rue des libraires 1998 à la mairie du 19e sur le stand de la librairie le Presse-Papier de Madame Juin - Photo © M.A.A.


Article mis en ligne en 2010 par Mr Antoine Seck, collaborateur à La Ville des Gens, actualisé en novembre 2014.

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