La ville des gens : 5/décembre
Nouvelle

Rendez-vous avec la mort


En préambule à cette nouvelle, les responsables de Quartiers Libres m’ont demandé de me présenter… Sale coup ! J’ai bien essayé d’aligner quelques phrases, piocher dans ma modeste biographie deux-trois faits marquants… Au détour de chaque ligne se profilait déjà le plus désastreux des résultats ! Aussi j’ai demandé à ma fille , Marjorie, 3 ans, de le faire à ma place… Voilà le résultat :

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« Depuis que je suis née, mon papa se prend pour un écrivain ! Il a arrêté de travailler (il appelle ça un congé parental, il est gonflé… ) pour - soi-disant - me garder, alors qu’il fait que de pianoter sur son ordinateur du matin au soir… Des fois il me laisse faire des jeux éducatifs pleins de chouettes couleurs et d’images animées mais très vite il me chasse de sa chaise pour retrouver son écran tout blanc plein de lettres toutes noires - moi je trouve pas ça drôle du tout… L’après-midi il me promène mais il a encore la tête dans ses histoires. Avec maman c’est différent. Elle m’écoute elle au moins…

Parfois, le matin, il remonte de la boîte à lettres en sautant de joie parce qu’il a gagné un concours de nouvelles ou qu’une revue accepte de publier un de ses textes… Je ne comprends pas pourquoi ça lui fait tant plaisir… mais en général il me fait partager son bonheur, avec un Orangina ou un Kinder.

Je l’aime bien mon papa, même si j’ai quand même hâte d’aller à l’école ; c’est pas toujours marrant d’avoir un papa sur le dos toute la journée… Et puis quand je veux écouter des chansons il me passe du Bobby Lapointe ou du Georges je ne sais plus qui, celui qui chante l’histoire de Margot qui donnait la gougoutte à son chat… Quand mes cousines me parlent de Dorothée ou Jordy j’ai l’air bête moi…

Il faut que je vous dise aussi : cette histoire de Rendez vous avec la mort - il a de ces idées des fois !…, eh ben elle fait partie d’un recueil de nouvelles que mon papa a auto-édité. Si elle vous a plu, vous pouvez lui écrire pour le lui dire, ça lui fera très plaisir… »


J’étais de bonne humeur ce jour-là. Le printemps peut-être. Pour la première fois de l’année j’allais pouvoir décapoter ma voiture. En ces journées aérées mon travail devient un inégalable plaisir… Je suis chroniqueur dans un grand hebdomadaire, on me paye - grassement - pour écrire des articles sur ce qui me chante. A côté de ça je fournis ici ou là quelques billets d’humeur - saupoudrés si possible de pincées d’humour. Quand il pleut je me terre chez moi ou au fond d’une brasserie, j’épluche la presse, dévore la télé, en guettant l’inspiration. J’ai appris à la canaliser, le reste est affaire de routine. Lorsque mon papier est rédigé, je le faxe au rédacteur en chef. En retour je reçois de ma banque un avis de virement. C’est aussi simple que ça. Les jours de beau temps je scalpe mon cabriolet et je croise les rues de Paris sans itinéraire établi, l’œil attentif l’oreille dressée, comme une vedette douanière à l’intérieur des eaux territoriales. J’ai tout sous la main : magnéto, appareil photo, caméscope, dictaphone… Vingt ans de métier ! Ces journées-là m’ont valu quelques bonnes chroniques qui ont aidé à ma notoriété.

J’étais encore à Neuilly, sortais tout juste de chez moi. Dans une ruelle bordée d’immeubles cossus je roulais la mèche flottante lorsqu’une voiture jaillit d’un parking souterrain sur ma droite, me forçant à piler net ! Elle avait abordé son virage à angle droit sur les chapeaux de roue et déjà elle s’éloignait, me laissant ahuri, le menton contre le volant. C’était une voiture de sport rouge métallisé. Tout s’était passé si vite que je n’avais pas eu le temps ni la présence d’esprit de noter la marque du véhicule. Pas davantage n’avais-je eu le temps de voir qui le conduisait. Mais qu’est-ce que cela changeait ?

Sans pouvoir raisonnablement l’expliquer, je ressentis comme une vexation. A mon tour je démarrai en faisant crisser les pneus et me lançai à la poursuite de celui que je considérais déjà comme mon agresseur. Un feu tricolore aidant, je me retrouvai bientôt mon pare-chocs collé au sien. Je descendis de voiture, me précipitai vers sa portière, lorsque le feu passa au vert. Ma main effleura sa poignée et je restai au milieu de la rue, le bras crispé sur le vide. Je dus paraître ridicule. C’était le deuxième affront que j’essuyais consécutivement et je le devais à la même personne. Sans plus attendre je me remis en chasse.

À présent nous sillonnions les grandes avenues de Neuilly en direction de Paris. Les feux nous étaient tous favorables, remarquablement synchronisés. Malgré sa densité la circulation demeurait fluide. La Porsche rouge - je l’avais alors identifiée de manière formelle - roulait sur la file de gauche, débordant et dépassant, d’un côté comme de l’autre, chaque fois que c’était possible ; mais cela n’allait pas sans prendre certains risques. J’essayais tant bien que mal de ne pas me faire distancer. Je tentais même quelques manœuvres délicates afin de me caler dans son sillage ; pourtant il restait toujours une ou deux voitures entre nous, m’interdisant de manifester ma présence et ma pugnacité par un appel de phare provocateur. Déjà nous arrivions Porte Maillot. Au dernier moment la voiture rouge emprunta la bretelle qui ralliait le périphérique Nord. Je parvins de justesse à la suivre en mordant sur une zone hachurée sous une pluie de coups de klaxon réprobateurs.

Le périph’ était saturé. Comme nous roulions au ralenti, je pus enfin observer la Porsche à loisir. Pour la première fois je constatai qu’elle n’était équipée que de vitres teintées. Maintenant que je me trouvais tout près d’elle, c’était comme faire face à un homme sans visage. Impossible de dire combien de personnes se trouvaient à l’intérieur, ni même s’il y avait seulement un conducteur. C’était un sentiment très étrange : mon orgueil réclamait encore timidement quelques excuses bien sûr, mais c’est le mystère que voilaient ces verres fumés qui me poussait à poursuivre, tout en faisant naître en moi une légère inquiétude.

Nous avancions sur la file de droite à guère plus de trente kilomètres à l’heure. J’avais tout le temps de gamberger. J’inventais au chauffeur toutes les identités possibles. Et si c’était un gros costaud ? Et s’ils étaient plusieurs ? Deux armoires à glace par exemple… Non, ils auraient déjà exhibé leurs muscles… A moins qu’ils me croient flic… Et s’ils étaient eux-mêmes flics ? … Non plus, j’aurais déjà eu ma contravention … et puis les flics ne roulent pas en Porsche… Et pourquoi pas des truands ? Cette hypothèse me glaça le dos, je voyais le passager de la voiture rouge descendre au ralenti, braquer son revolver sur moi et tirer. Pan !… Et si c’était une jolie femme, qui m’entraînait dans le piège délicieux de ses bras… Nous roulâmes ainsi de longues minutes que j’occupai à me figurer cet improbable câlin.

Il n’eût servi à rien de changer de file, toutes se montraient également encombrées, et sans doute la Porsche préparait-elle une sortie.

J’avais raison : dès qu’elle le put, elle déboîta sur la droite et fit hurler son moteur. Il me fallut quelques secondes pour réagir et relancer le mien. Elle emprunta les boulevards circulaires en brûlant de manière systématique tous les feux, la main sur le klaxon. Moi je la suivais, je ne savais plus très bien pourquoi mais je la collais autant qu’il était possible, inconscient du danger que je bravais. À certains moments nous dépassions les 120 kilomètres à l’heure. C’était une course poursuite folle, irraisonnée. J’en vins à me demander si ce n’était pas moi qui faisais peur à cette personne en la chassant avec autant d’acharnement. Je levai le pied pour m’en assurer : il n’en était rien, la Porsche continuait son rallye avec ou sans moi.

Tout à coup, le chauffeur vira à droite, s’engouffrant dans une rue du 19éme arrondissement, ralentissant à peine son allure. La prise de risque était considérable : la voie étroite, encaissée, n’offrait aucune visibilité sur les rues adjacentes. La peur me gagnait, la sueur coulait le long de mes tempes, dans mon cou, je ne pouvais me résigner à abandonner cette course inutile. À chaque carrefour que je passais, sans plus aucune précaution désormais, je soufflais comme si je venais de défier la mort une fois encore. Mais comment ce type devant moi faisait pour avoir des nerfs aussi solides…

On serpenta entre les tours de la place des Fêtes avant de croiser la rue de Belleville.

Bientôt il tourna à gauche, puis à droite, puis encore à droite. La ruelle déboucha sur une petite place encombrée de voitures. Je crus reconnaître la place Maurice Chevalier. La Porsche se rangea un peu n’importe comment sous les marronniers. Et là mon cœur, qui tentait de retrouver son rythme, se mit à pulser violemment comme s’il allait éclater : une élégante femme d’une trentaine d’années en descendit, claquant violemment la portière derrière elle sans prendre le temps de la verrouiller. Elle portait un tailleur sombre et un chapeau à bord rabattu. Elle passa devant la calandre de ma décapotable sans même un regard pour moi. Je vis qu’elle pleurait. De l’autre côté de la place il y avait une église, devant laquelle était figée une fourgonnette noire recouverte de couronnes fleuries.

J’étais chocolat pour le câlin mais je tenais ma chronique de la semaine. Les femmes au volant

Michel Leydier

Ce texte est extrait d’un recueil de dix-sept nouvelles, intitulé : « Ici ou ailleurs », auto-édité.

Dernière minute : Michel Leydier n’était pas à Paris, samedi dernier 8 octobre 1994, il recevait le premier prix de la nouvelle inédite, aux « Vingt quatre heures du livre du Mans ».


Article mis en ligne par Mr Antoine Seck, collaborateur à La Ville des Gens. Actualisé en décembre 2013.

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