La ville des gens : 6/juillet
L’humble fierté de Belleville

Maurice


Rue de Belleville, face aux marches qui, "dans le plus grand dénuement", ont vu naître Edith Piaf, une construction héritée du 17ème siècle abrite l’atelier de M. Arnoult, bottier de son état.

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Maurice Arnoult dans son atelier.

… Gravi, le petit escalier sombre et grinçant nous débarque dans une petite, très petite cour d’immeuble sur le côté droit de laquelle se trouve le petit, très petit atelier d’un des derniers grands artisans de la chaussure.

… Dans un quartier qui n’en manquait pas et fut, des dizaines d’années durant, le haut lieu de la bottine et de l’ escarpin, Maurice Arnoult demeure et porte témoignage. De l’évolution du siècle comme de celle de son métier et de son cher quartier parisien.

Je connais Maurice depuis 1973. Tout juste nommé instituteur à Belleville, je m’enquérais de l ’histoire de ce vieux quartier populaire de la capitale, traversé pour la première fois, trois ans auparavant, lors d ’une manifestation commémorant le centième anniversaire de la Commune de Paris.

Très vite , je découvrais un auteur : Clément Lépidis, l’écrivain "national" de Belleville ! À la lecture de "l’Arménien" [1], je décidais de le rencontrer. À travers l ’histoire d’un artisan de la chaussure d’origine arménienne, ayant fui, en France, le génocide infligé par l’armée turque à son peuple, ce roman peint l’univers de Belleville, un monde de travail, de peine, de solidarités et de joies simples.

Au fil des années, ne reconnaissant plus son Belleville, Clément Lépidis a déménagé. Et pourtant, dans ce quartier, les traces de son histoire sont encore perceptibles. Quelque chose s’ est transmis et demeure de "l’âme" de Belleville qui fait qu’on peut ici, sans doute plus simplement qu’ailleurs, se regarder, se reconnaître et se parler.

À Belleville -vous savez, ce quartier le moins cher au jeu du Monopoly… au point que, dans la réalité, il a suscité de nombreux appétits immobiliers !- , on garde volontiers une certaine fierté…

… "Allez voir Maurice Arnoult, maître Lournat pour les intimes ! ", me conseilla monsieur Lépidis.

Alors un soir, à 18 heures, après l’étude, je me rendis pour la première fois dans l’atelier du maître bottier. Je trouvais un homme d’une grande amabilité, disponible à la conversation, cherchant à comprendre autant qu ’à renseigner.

Je lui expliquai ma nomination dans une école voisine, mon souci d’apprendre l’histoire de ce quartier et d’en instruire mes élèves.

Un homme d’une grande érudition et toujours alerte

Maurice Arnoult était prêt à m’aider ; d’autant plus volontiers, me dit-il, qu’il n’avait connu l’école que dans les arrière- salles de bistrots qui tenaient lieu d’université ouvrière, longtemps après son arrivée à Belleville à l’âge de 13 ans …

… J’exerçais alors en classe de perfectionnement, auprès d’élèves en difficulté et Maurice leur parlait du bonheur d’apprendre, de la joie stimulante que procurait la lecture des romanciers et des philosophes, combien la fréquentation des meilleurs esprits pourrait aider les enfants qu’ils étaient, à grandir - dans tous les sens du terme-. De l’entretien, mes élèves sortaient souvent émus. L’un d’entre eux, en reconnaissance, offrit un jour à Maurice une nouvelle plaque professionnelle, en bois cette fois , qu’il avait lui-même confectionnée.

Je me souviens qu’un jour, tandis que Maurice nous contait quelques histoires de cordonnerie -de l’origine étymologique du mot donné par ceux, les cordouanniers, qui travaillaient le cuir de Cordoue, jusqu’aux mérites décisifs que, pour ses victoires, Napoléon attribuait aux cordonniers et maréchaux-ferrants de ses années-, nous nous autorisâmes quelque digression inspirée par la lecture de la "Psychanalyse des contes de fées" de Bruno Bettelheim : de toute évidence, la chaussure et le pied ont à voir avec le plaisir ! Il n’est que de se référer à "Cendrillon" par exemple…

… Tant de fois je fus ébloui moi-même : capable, en une demi-heure de discussion, de citer Flaubert et Victor Hugo, Sainte Beuve et Robespierre, Démocrite et Platon, Spinoza et, régulièrement, chaleureusement, Jean Guéhenno l’ami et le maître écrivain, d’évoquer la bataille d ’Hannibal, la guerre de 14-18 dont il souffrit enfant, celle de 39-45 qu’ il vécut en soldat engagé, Maurice Arnoult est un homme d’une grande érudition et toujours alerte.

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Mais le plus surprenant encore c’est que tout en vous parlant, tout en s’exprimant, Maurice ne cesse de travailler : il affûte sa lame, taille le cuir, l’appose avec soin sur la forme en bois, attrape une petite poignée de clous que d’un mouvement rapide il place dans sa bouche, pour ensuite les en extraire un à un et fixer, d’un seul coup de marteau, le cuir sur la forme…

Alors, devant ce dernier geste où le bottier se fait presque fakir, on demeure proprement ébahi -comme le furent si souvent mes élèves- de constater que les clous dans la bouche ne l’ empêchent nullement de continuer à parler ! C’est que Maurice est le métier fait homme. Avec tout ce que cela implique d’expérience, de technicité , de conscience professionnelle (on ne se laisse pas distraire de son travail, on le mène à bien, et proprement) et, aussi, de réflexion.

Maîtrise des lieux, du geste et de l’intelligence ; tout, ici, obéit le plus naturellement du monde à Maurice…

… Au fil des années, l’aura discrète de Maurice Arnoult franchit naturellement - et presque à l’insu du principal intéressé- le cercle des amis et des écoliers de Belleville.

Pas un reportage sur Belleville sans une image et la voix de Maurice.

En 1979-80, le journal "Quartiers Libres" publie, sous le titre "Ballade : bottier à Belleville", un long entretien en 3 volets avec Maurice. La même année, un cinéaste, Patrick Brunie, tourne, à la demande des syndicats parisiens de la CFDT, "La ville à prendre", un film documentaire-manifeste sur Paris.

Au chapitre des difficultés de vie des petits artisans, un portrait de Maurice au travail, livrant ses réflexions sur les mutations de son quartier autant que de sa profession.

Quand le regretté Henri Fiszbin, député du 19ème arrondissement, doit en 1976 choisir une photo pour illustrer un chapitre du livre qui lui tiendra lieu de programme dans la bataille électorale qu’il affrontera un an plus tard pour la mairie de Paris, c’est encore, entre toutes celles qui lui sont proposées, un portrait de Maurice qu’il retiendra [2].

J’ai eu l’occasion de vérifier que l’un et l’autre ne se connaissaient pas, Henri Fiszbin ignorait même que Maurice était, tout comme lui, de Belleville et que la photo avait été prise en sa terre d’élection ! Seule l’avait séduit ici la posture de l ’homme au travail, toute de simplicité et de noblesse.

Il s’en est beaucoup écrit des articles sur Maurice, dans toutes sortes de journaux, y compris dans des revues consacrées aux métiers d’art. Progressivement, des journalistes de la radio ont fait leur apparition dans l’atelier ; sur les ondes on entendait les coups de marteaux, signe que Maurice n’arrêtait pas de travailler, le temps de l’enregistrement.

À la fin de l’une de ces émissions, L’oreille en coin, le journaliste qui l’interrogeait n’en croyait pas ses yeux : lorsque Maurice s’est levé, il portait à ses pieds une paire de chaussures… dépareillées : "C’est donc bien vrai, ajouta-t-il, les cordonniers sont les plus mal chaussés ?…"

Puis les caméras de télévision ont succédé aux stylos et aux micros : pas un reportage sur Belleville sans une image et la voix de Maurice. L’émission Mosaïques (FR3) et, à sa suite, "Ensemble aujourd’hui", ont permis à Maurice de tracer, à plusieurs reprises, le portrait d ’un Belleville terre d’accueil de tous ceux que les nécessités économiques ou les contraintes politiques ont conduits un jour à quitter leur pays pour Paris.

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Maurice Arnoult demeure et porte témoignage.


Enfin vint le T.E.P., le théâtre de l’Est parisien. Quand en octobre-novembre 1981, Georges Buisson et Alain Grasset qui venaient de rejoindre l ’ équipe d’Emmanuel de Véricourt et de Guy Rétoré, se lancent dans une grande aventure -la représentation multiforme d "’histoires de quartiers, histoires de familles " - leurs investigations les mènent très vite chez notre ami.

Leur projet : un documentaire de dix à quinze minutes sur Maurice. À l’arrivée : «  La ballade du bottier », un film vidéo en quatre épisodes de vingt minutes chacun où, seul, Maurice conte et raconte encore. De l’aveu même des réalisateurs il fut très très difficile de sélectionner les séquences parmi les quelques dix-sept heures de tournage.

C’est que la parole de Maurice est rarement anodine. Elle se remarque. On la retient. Captivante et lucide, elle s’est, avec le temps, quelque peu mâtinée de nostalgie, parfois de légère amertume…

… Du domicile à l’atelier, une distance équivalente à plus de trois stations d’autobus - près d’un kilomètre - que Maurice avale gaillardement, à pied, quatre fois par jour, aller et retour, matin et soir, chaque jour ou presque - le dimanche il s’ autorise simplement "un saut" - et quel que soit le temps qu’il fait…

L’écoutant, souvent il m’est arrivé de penser que Maurice était, ainsi que Sartre lui-même se définissait, simplement et magnifiquement " tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui" [3] … et qui toutefois, bien plus que beaucoup d’autres, mérite d’être entendu.


Alain Seksig - Décembre 1992
Photographies de Pierre-Emmanuel Weck

Extraits de la préface : « Moi, Maurice, bottier à Belleville » - Éditions L’Harmattan. 1993.


Article mis en ligne en 2010 par Mr Antoine Seck, collaborateur à La Ville des Gens. Actualisé en septembre 2013.

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