La ville des gens : 6/juillet
Témoignage

Aux heures sombres (1)


Pour évoquer la période de la guerre à Belleville, nous avons souhaité laisser la parole à des personnes ayant vécu alors dans ce quartier. Nous publions dans ce numéro la première partie d’un témoignage. D’autres suivront, sur Belleville et sur le 19ème.

Entre 1939 et 1945, durant la guerre et l’occupation nazie, les persécutions contre les juifs ont traversé Belleville. Dans ce quartier habité par de nombreuses communautés immigrées, des foyers de résistance ont existé dès 1941, comme le montre ce récit d’un adolescent de l’époque : Victor Zigelman. Un témoignage d’un petit boulon pris dans une vaste machine : « Je ne veux pas que ça disparaisse totalement, parce que à ce moment là, ils seraient totalement morts. C’est tout ». (V.Zigelman appartient à l’Association : "Mémoire juive de Paris").

JPEG - 60.9 koDes parents juifs immigrés de Pologne dans les années 20, travailleurs à domicile dans la confection, qui se sont rencontrés à Paris. Un prénom : Victor, donné en référence à Victor Hugo. Des jeux dans les rues du 11ème et de Belleville, un antisémitisme ordinaire, les cinémas, les copains.

Et puis est arrivée la guerre.

« Je fréquentais le patronage, le jeudi et le dimanche. Des patronages d’enfants juifs, dirigés par des militants communistes juifs. L’activité là-bas, c’était des promenades, des vacances, c’était aussi, c’est curieux mais c’est comme ça, d’apprendre à écrire le yiddish, d’apprendre des chansons en yiddish, de lire le yiddish, de ne pas laisser mourir cette culture qui était très importante pour eux. Parce que c’était une racine profonde.

Dans les années 30, il y avait des organisations de secours, des dispensaires, des aides, un syndicat qui essayait d’organiser les gens dans le boulot, qui était revendicatif pour défendre leurs intérêts, contre des petits patrons juifs aussi, pour éviter de se laisser exploiter au maximum.

Beaucoup de ces juifs qui étaient arrivés étaient politisés. Le milieu que fréquentait mon père n’était absolument pas religieux. Ici, à Paris, la majorité s’organisait. Il y avait à la fois un atavisme des grands parents polonais, qui ne voulaient pas faire de vague et les enfants qui comme mon père s’étaient rebellés contre cet état d’esprit, et l’éducation religieuse.

Mon père était sympathisant communiste, il fréquentait un organisme qui a donné naissance à la MOI pendant la guerre. Il était directement dirigé par des communistes juifs et avait un journal qui s’appelait : "Die Neie Presse" - La Presse Nouvelle. Cette association s’appelait : "der Arbeter Orden", l’Ordre Ouvrier, au 59 rue du Fbg du Temple.

Mon père allait là-bas, il suivait les discours, les mots d’ordre, les mouvements … Je ne sais pas s’il faisait grève, étant donné qu’il était ouvrier à domicile, je ne vois pas comment il pouvait faire grève, dans son deux-pièces cuisine !


Parmi les juifs, il y avait plusieurs mouvements : le Bund, des socialistes juifs ; ces communistes ; des sionistes aussi mais très minoritaires à l’époque. À côté de ça, il y avait des associations philanthropiques juives, des financiers juifs, des bourgeois juifs qui donnaient et qui collectaient de l’argent. Il y avait des HLM où on logeait des familles juives, des familles nombreuses. Il y en avait dans le l9ème, le 4ème, le 12ème. Il y avait l’école Lucien de Hirsch, une école juive, religieuse, avenue Secrétan.


Il y avait une vie sociale organisée. Les autres, par exemple les bundistes, avaient aussi des associations, des colonies. Il y avait la même chose pour les arméniens,… Mais je crois que les juifs étaient les plus actifs. Déjà ils étaient les plus nombreux. Il y avait je crois 300 000 juifs avant guerre dont 150 000 dans la Région Parisienne. Et là, la majorité était des juifs d’origine polonaise, des yiddishophones. Tous ces pauvres juifs, je dis pauvres, pauvres financièrement, habitaient dans des quartiers populaires tels que Belleville. On les retrouvait aussi dans le 4ème, au Pletzel (le Pletzel c’était la petite placette au métro St-Paul). Et puis par la suite, ils ont débordé sur le 19ème, sur le l8ème, sur le 10ème, tout naturellement.

Donc, il y avait des organisations qui, tous azimuts, organisaient ces juifs immigrés, qui épaulaient. C’était le syndicat, c’étaient les bienfaisances, c’étaient les dispensaires gratuits, on donnait des médicaments… C’était comme on pouvait.


Quand en 33, Hitler a accédé au pouvoir et qu’il a commencé les mesures antisémites, les juifs fuyaient l’Allemagne ; ceux qui arrivaient ici racontaient comment étaient les choses.

Ici ils vivotaient comme ils pouvaient ; il y en a qui vendaient du saucisson à domicile. D’autres vendaient des cravates ; enfin des petits boulots clandestins, pour survivre.

Mon père avait des copains qui sont arrivés de Pologne, clandestinement, à pied. D’autres qui s’étaient cachés sous le wagon des chemins de fer, près des roues, sur les essieux.

On a senti le vent venir. Le vent de la tempête. Dès 33, on savait ce qui se passait. Quand en 36- 37, le flux des juifs d’Allemagne est arrivé, alors là, c’est devenu patent. Quand en 38, il y a eu Munich, on savait que de pactiser avec Hitler, c’était pactiser avec le diable.

Quand est arrivé 39, qu’il y a eu la déclaration de guerre, mon oncle comme énormément de juifs de Belleville, est allé se porter volontaire dans l’armée française. On a créé, à cette époque, des régiments de marche de volontaires étrangers. C’étaient le 22ème et le 23ème régiments dont la plupart étaient des juifs. Une autre partie des volontaires a été intégrée à la Légion étrangère.

Mon père a été mobilisé le 2 septembre 39 et il a été démobilisé en août ou septembre 40. Après il y a eu l’exode.


Les Allemands sont à Paris. Au bout d’un ou deux mois, comme il ne se passait rien, qu’on n’avait rien à faire dans l’Yonne, on est rentrés sur Paris. On a réintégré l’appartement.

Et sont arrivés les premières mesures anti juives, dès octobre 40. Il a fallu d’abord se faire recenser au commissariat de police. Nous, on est allés passage Bellay dans le 11ème ; ma tante, mon oncle, ma grand-mère sont allés rue Ramponeau.

Je ne sais pas si c’est ce jour-là qu’on a apposé le tampon « juif » sur les papiers, ou si ça a été fait ultérieurement. Et je me souviens que j’ai dit à mon père : "mais c’est fou, si on va se faire inscrire, on met le doigt dans l’engrenage, et on est foutu".

Je ne me souviens plus de la réponse de mon père. En tous cas, la réponse unanime était : "que faire ? on n’a pas d’argent pour déménager, tout le monde nous connaît dans le quartier … " Avec des noms comme Abraham shlomovitch, ou des noms comme ça, on ne pouvait pas cacher la qualité de juif. Encore si on avait un nom passe-partout… On avait tous des noms à coucher dehors et qui pouvaient même pas s’orthographier !

Et puis d’autres disaient : " mais j’ai rien à me reprocher, je suis honnête, je suis pas un voleur, je paye mes impôts, je travaille, j’ai pas honte d’être juif, c’est pas honteux".

On ne savait pas vers quoi on allait. On savait qu’il y avait des brimades en Allemagne, qu’il y avait des camps de concentration, on savait même qu’il y avait déjà des morts, des exécutions… mais on ne pouvait pas concevoir l’inimaginable…


Ensuite il y a eu les premières spoliations. Les juifs devaient porter le poste de radio au commissariat de police. Après il a fallu donner les bicyclettes. Nous, on n’a pas donné le poste de radio, on l’a caché chez un voisin.

… Quand vous rentrez dans un bain, d’abord l’eau est un peu fraîche, mais on rentre, on se met les pieds, on se met les genoux et puis on s’ habitue. On ne voit pas qu’on va se noyer. C’était pareil. On y va progressivement.

Vous êtes obligés de vous déclarer en tant que juif, sinon ! sinon, alors, il va vous arriver des catastrophes !… Vous, votre famille, tout le monde va être arrêté !… Bon, alors, on se déclare.

Il faut rendre la bicyclette. Bon, on se passera de bicyclette. Il faut donner le poste de radio. Bon, après tout j’écouterais pas la radio, c’est pas une calamité. Voyez comme progressivement, on y va.

Et c’est comme ça qu’un jour du mois de mai 1941, où mon oncle -qui n’était pas, lui, naturalisé - a reçu le billet vert… Ce qu’on appelait le billet vert, c’était une convocation. Il fallait qu’il se présente pour vérification, ce qui n’était pas très agressif comme formulation, dans tel bureau, sinon, alors sinon, c’était épouvantable ce qui allait se produire…

Je n’avais pas 15 ans mais il y avait quelque chose qui m’avait mis la puce à l’oreille. J’avais dit à mon oncle : "mais, il y a marqué accompagné d’une personne de la famille. Si c’est accompagné, c’est qu’ils ne vont pas te relâcher, toi !"

Mon oncle était scrupuleux, respectueux des lois et de tout ce qu’il fallait faire ou ne pas faire. Il était convoqué, je crois, à 7 heures du matin : il était là-bas avec ma tante à 7 heures moins le quart. Il est entré. Il n’est plus jamais ressorti.

C’était en mai 41. Là, les catastrophes ont commencé. On les a interné dans les camps de Pithiviers, Beaune la Rolande, dans le Loiret.

Moi j’étais déjà un jeune mûr mais pas vraiment organisé. Les copains, que je fréquentais dans les colonies, étaient tous plus ou moins communistes, sans carte, sans rien du tout, mais l’état d’esprit y était. Quand les allemands sont arrivés, alors que le PC était clandestin et interdit, je voyais mes copains comme avant. Les gars sortaient encore le dimanche, faire un piquenique à la Varennes, ou dans la Vallée de Chevreuse. On allait au square, en banlieue, on allait au cinéma.


Mon copain Marcel Cytryn et moi, on cherchait un joint pour militer au PC. On savait qu’il y avait quelque chose. Et avant même de militer, on confectionnait des petites étiquettes gommées sur lesquelles on marquait des trucs qu’on voyait.

Je ne saurais pas dire si c’était "vive le Parti Communiste", ou "vive l’Union Soviétique" ou "À bas Hitler", … je ne m’en souviens plus. Dans les rues, il y avait des petits "papillons" collés sur les murs partout. On recopiait nous mêmes des petites étiquettes et on allait les coller dans le 20ème, dans le 11ème, dans le 19ème, en ayant la pétoche !


Propos recueillis par L.D.

(À suivre…)


Une affiche qui revient de loin

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Affiche écrite le 16 septembre 1941, signée du Front National de l’époque (rien à voir avec le Pen !), et avec les fautes d’orthographe d’origine.

Je vous ai dit qu’on faisait des affiches. Un beau jour, en Septembre 1941, Henri Krasu [1] nous dit : " il faut faire une affiche pour la mémoire d’un copain qui vient d’être fusillé, qui habite rue Rébeval ". (… )

Je fabrique l’affichette : " Ici habitait Henri Bekerman, fusillé par les allemands … " bleu-blanc-rouge autour. Paulette Szlifka est chargée d’aller acheter un bouquet de fleurs. J’ai rendez-vous avec elle au métro Belleville à 6 heures du matin. Et on accroche sur la porte, avec des punaises, l’affichette, et le bouquet de fleurs. 6 heures du matin. On faisait même semblant de s’embrasser quand quelqu’un passait. Moi j’avais 15 ans ; elle devait en avoir 16 ou 17.

Vers 7 heures ou 7 heures et demi, on revient voir l’effet de l’affiche. On espérait qu’il y aurait un attroupement … cinquante personnes en train de lire. Rien ne se passe, il n’y a plus d’affiche ; plus de bouquet ; il n’y a plus rien. L’affiche : disparue. Pas d’écho.

En 1991, à l’occasion de l’exposition "Mémoire juive de Paris", un gars me dit : «  Mais moi, je connaissais cet Henri Bekerman qui habitait rue Rébeval. Il habitait d’ailleurs pas rue Rébeval, il habitait avec ses parents rue de Tourtille où il y a une plaque à son nom.

- Mais alors, pourquoi rue Rébeval, c’est là qu’on a été ?

- Mais parce que sa femme, avec qui il n’était pas encore marié, mais avec qui il vivait, habitait rue Rébeval. Elle était d’ailleurs enceinte. Et je la connais. Elle a survécu à l’Occupation … Elle a peut-être des documents. Je vais lui écrire ».

Il lui a écrit. Elle vient, avec des photos. Et elle vient avec l’affiche que j’ai faite 50 ans avant. Elle l’avait. Elle nous a raconté l’histoire : la concierge, quand elle a sorti sa poubelle, elle a vu l’affiche, elle a eu peur. Elle est montée voir cette fille, dont le mari venait d’être fusillé. Elle dit : "viens voir, ils ont collé une affiche en dessous". Elle a eu peur des conséquences que ça pouvait avoir. Elle a enlevé les punaises, le bouquet de fleurs. Et elle a planqué ça chez elle. Et elle a conservé pendant toute la guerre cette affiche, et maintenant - elle vient de mourir d’ailleurs, c’est sa fille qui l’a. Heureusement que j’ai eu ce tuyau. Peut-être un jour ça fera partie de la mémoire vivante.




Article mis en ligne en 2011 par Mr Antoine Seck, collaborateur à La Ville des Gens. Actualisé en septembre 2013.

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