La ville des gens : 13/novembre
Peintres à Belleville

Maurice Loutreuil et le « groupe du Pré-Saint-Gervais »


Rédaction initiale de 2015 révisée au 26 septembre 2018.




Il y a fort à parier que les peintres Christian Caillard, Béatrice Appia et même Eugène Dabit – un peu mieux connu dans le domaine littéraire – ne disent pas grand-chose à nos contemporains. Voire rien du tout. Ce sont des artistes pourtant talentueux qui, en guise de reconnaissance de la postérité, ont surtout reçu l’estime ambiguë du public attaché aux hôtels de vente. Maurice Loutreuil aurait dû, lui au moins, mériter davantage que le titre condescendant de « petit maître » mais, en 2012, il sort à peine d’une longue oubliette [1].

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Angle nord du boulevard Sérurier et de la rue du Pré-Saint-Gervais aujourd’hui. © Photo Maxime Braquet.


C’était l’aîné chez lequel les trois autres aimaient à se rassembler, rue du Pré-Saint-Gervais. D’après ce lieu même de réunion, l’éminent journaliste André Warnod, rendant compte d’une exposition commune de leurs toiles en 1925 dans la galerie d’Irène Champigny – la compagne de Caillard –, forgea la désignation de « groupe du Pré-Saint-Gervais ». La présentation de ces cinq-là participe à la chronique du haut Belleville d’il y a presque un siècle.

Rendez-vous au point de jonction de la rue du Pré-Saint-Gervais, numéros impairs, et du boulevard Sérurier, presque à la limite de Paris. De nos jours, l’emplacement est vide, l’angle est coupé entre deux immeubles anodins de construction moderne ; c’est tout plein d’HLM dans le secteur. Avant 1975, les n° 61 et 63 bouchaient en revanche le trou et quelque cinquante ans plus tôt s’y trouvait une maisonnette basse longeant le trottoir, avec un grenier. Un jardin la jouxtait derrière et en pointe, auquel un ou deux arbres essayaient avec peine de conserver un air rustique. L’allure du bâtiment reportait en tout cas à l’ère rurale de Belleville. Peut-être, pure hypothèse, s’était-il un moment agi du logis du jardinier de la bourgeoise propriété qui faisait face sur l’autre trottoir, au n° 86, bien enclose avec son parc. En ces dates-là, l’environnement différait du paysage d’aujourd’hui.

L’extrémité orientale de la rue du Pré-Saint-Gervais offrait une vue plongeante et dégagée sur le talus des vieilles fortifications militaires de Thiers que la Ville de Paris commençait d’ailleurs à démolir. Au-delà, crêtant l’horizon, les toits des maisons du Pré-Saint-Gervais et des cheminées d’usines. Des fenêtres arrière du grenier du 61, on pouvait apercevoir les frondaisons de la butte du Chapeau-Rouge. Le clou de la carte postale ainsi composée tenait à l’incroyable présence d’un baraquement qui, adossé à la diable, prolongeait la maisonnette du côté de la pointe du jardin. Deux niveaux chacun ouvert vers l’est par des verrières, une silhouette d’ensemble fantastique qui évoquait pour les passants la proue d’un navire ancien et sa dunette.


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En haut, photographie d’Eugène Atget (capture Internet), le segment terminal de la rue du Pré-Saint-Gervais autour de 1900. On voit très bien, à gauche, au n° 61, la maison rurale dont Loutreuil fera l’acquisition en 1920. En bas, photo extraite de l’ouvrage de M. J.-F. Levantal « Loutreuil », le baraquement que le peintre ajoutera à la propriété en 1923 et dont il fera son atelier.


Constitution d’une communauté
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Le 79, boulevard Sérurier en 2012. © Photo Maxime Braquet.


Sur cette scène, par un soir du début de l’automne de 1923, un jeune homme – il s’appelle Christian Caillard – sortait du 79, boulevard Sérurier, un vaste bloc d’habitations bon marché (HBM, ancêtre des HLM) édifié un an avant, en face de la barrière d’octroi, et tout juste ouvert aux locataires. Descendant le boulevard et traversant la rue de l’Orme, l’individu se dirigea vers l’étrange nef, seulement distante de cent pas. Là, passé une palissade et au sommet de quelques marches, il poussa une porte précaire et sans verrou dont le mouvement fit tinter une clochette. Le son attira dans l’entrée étroite le maître du logis.

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Maurice Loutreuil.à l’entrée de son atelier. Extrait d’I. Champigny, « Correspondance de Loutreuil ».

C’était un homme « grand, large d’épaules, carrure de paysan fruste, tête ronde et massive, presque trop forte, mâchoire musclée de terrien équilibrée par un vaste front buriné par la vie. Un regard d’un bleu limpide, faisait plus de lumière que de couleur, pénétrant droit vos yeux, devenait l’essentiel de sa personne » [2].

Le résident étreignit fraternellement la main du visiteur et, la gardant serrée, le guida par elle vers le centre de l’habitat. Le jeune homme fut d’emblée saisi par l’étrangeté du lieu : une pièce pauvre aux murs de planches tapissées de papier peint à la colle, que des rideaux déteints coupaient en deux espaces. Un décor composé de meubles grossiers, dont un fauteuil crevé, et d’un fouillis d’objets : fleurs plus ou moins fraîches dans des pots, livres, bibelots… De larges baies vitrées sur le jardin procuraient une généreuse lumière ; une simple échelle assurait la communication avec un niveau supérieur. Dans un coin, un poêle au tuyau instable. Des pinceaux, des toiles, des boîtes de tubes de couleur, un chevalet, une table de modèle…, l’on se trouvait à l’évidence dans l’antre d’un peintre [3].


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Coin de l’atelier. Extrait de J.-F. Levantal, « Loutreuil ».


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Peinture de Loutreuil : modèle dans l’atelier du bas. Capture Internet.


Artiste, le visiteur l’était aussi, cela se comprenait aux premiers mots de la conversation qui se noua après que l’hôte eut fait asseoir l’arrivant sur une banquette-lit à peine plus confortable qu’une planche de moine trappiste. L’arrivant était d’une quinzaine d’années moins âgé que son hôte et, au ton déférent avec lequel il s’adressait à lui, on saisissait qu’il le considérait comme un maître.

C’est en s’identifiant comme voisins de quartier que les deux hommes avaient noué contact. Curieuse circonstance quand on pense qu’ils fréquentaient tous les deux les ateliers de la Grande- Chaumière, l’une des académies les plus courues de Montparnasse [4].

Il y avait là un monde renouvelé d’un jour sur l’autre mais nos deux personnages s’étaient forcément côtoyés et auraient pu prendre bouche sur place. Malgré cela, c’est à force de faire chemin commun par le métro pour revenir à Belleville qu’ils s’abordèrent enfin un jour au sortir de la station Pré-Saint-Gervais. Dès lors, Christian Caillard se rendit presque tous les soirs au « bateau ». Au retour de sa première visite, s’adressant à trois proches qui habitaient comme lui l’HBM du boulevard Sérurier, il déclara : « Je sors de chez un ami dont je me demande s’il ne sera pas un jour le plus grand peintre de notre époque. » Ces personnes étaient deux confrères eux aussi à l’orée de leur carrière, Eugène Dabit et sa compagne, Béatrice Appia, la troisième, Irène Champigny, partageant les jours de Christian. Ce dernier eut vite fait de communiquer son enthousiasme juvénile à ses compagnons et de les présenter à l’homme de la nef, qui les invita aussi promptement à venir travailler de conserve avec lui dans son atelier, en bas ou sur la « dunette ».

C’est ainsi que se constitua ce que le chroniqueur d’art Warnod de la revue Comoedia appellerait deux ans plus tard le « groupe du Pré-Saint-Gervais ». En vérité, cette petite communauté correspondait à une fraternité d’artistes unie d’abord par la proximité des demeures. Entre eux, des affinités esthétiques n’étaient pas absentes mais ils ne formaient pas un mouvement comme, par exemple, l’ « école de Pont-Aven » au manifeste précis hier défendu par Paul Gauguin et Maurice Denis. Toutefois, aux yeux des abonnés de Montparnasse, le point de ralliement des artistes internationaux depuis 1910 [5], les cinq constituaient bel et bien un groupe car on les apercevait la plupart du temps ensemble. Là, d’autres peintres débutants comme Georges-André Klein et Emile Sabouraud s’aggloméraient volontiers à eux. Amenés par Loutreuil, des aînés plus affirmés dans leur art tel Pinchus Krémègne, figure de proue de l’expressionnisme, prenaient part aussi à leurs conversations à la sortie des séances de la Grande-Chaumière.



Portrait collectif

Christian Caillard, né en 1899, et Eugène Dabit, d’un an son aîné, s’étaient rencontrés en 1921 à l’académie du peintre consacré Louis-François Biloul [6], à Montmartre, où ils disciplinaient leurs dons artistiques autodidactes. Ils ne venaient pas du même milieu. Christian appartenait à une famille versée dans les lettres ; il avait pour oncle le romancier Henri Barbusse, fort engagé dans les luttes sociales, et comme grand-père maternel le poète Catulle Mendès, figure éminente de l’esthétisme « décadent » des années 1890.

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Christian Caillard peint par Loutreuil dans son atelier (1924). Capture Internet.


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Eugène Dabit en 1926, autoportrait. Musée de Mers-les-Bains, la ville natale de l’artiste.

Eugène était pour sa part d’extraction franchement populaire, fils de petites gens qui parvinrent en 1923 à réunir l’argent pour l’achat d’un modeste garni ouvrier sur le quai de Jemmapes, au bord du canal Saint-Martin : le fameux Hôtel du Nord. En dépit de cette différence, Christian et Eugène étaient affinitaires dans la vision critique du désordre du monde et la conception sociale de l’art. Entre eux se noua rapidement une amitié solide. Elle se manifesta d’emblée, dans l’année de leur rapprochement, par l’aide qu’apporta Christian à l’installation d’Eugène dans son premier atelier personnel, rue des Mignottes, sous la place des Fêtes [7], et par leur inscription commune à l’académie montparno de la Grande-Chaumière. Caillard, alors, avait déjà pour compagne Irène Champigny, qui devint naturellement aussi vite l’amie de Dabit.

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Béatrice Appia vers 1929 (agrandissement partiel). Collection Yves Blacher (fils de Béatrice).

C’est également à la Grande-Chaumière, en 1922, qu’Eugène – et Christian du même coup – fit la connaissance de Béatrice Appia. Née en 1899, fille d’un pasteur suisse, elle avait commencé sa formation artistique aux Pays-Bas et s’installa en 1920 à Paris pour la poursuivre. Béatrice et Eugène se mirent en couple, abritant le plus souvent leur amour sous le toit de la jeune femme, un logement de la rue Houdart-de-la Motte, dans le 15e arrondissement. Il était cependant commode pour Eugène de garder une habitation de l’autre côté de la Seine en raison des relations étroites avec sa famille, qu’il assistait très souvent pour la tenue de l’Hôtel du Nord. A l’époque de la rencontre de Loutreuil, abandonnant la rue des Mignottes, il avait suivi Christian et Irène dans leur emménagement à l’HBM du boulevard Sérurier. Il relatera plus tard, dans son récit autobiographique Faubourgs, combien, au demeurant, les conditions de promiscuité qui régnaient au sein de cette cité l’incommodèrent à la longue. En juillet 1924, Béatrice et Eugène se marièrent et, au mois d’octobre de l’an suivant, profitèrent d’un formidable cadeau.

En effet, un ami hollandais d’un oncle de Béatrice, le docteur Moll Van Charante chez qui elle avait été employée comme jeune fille au pair, fit l’offre au couple d’occuper gracieusement un petit pavillon avec jardin qu’il venait de faire construire, à Belleville, au 7 de la rue Paul-de-Kock, dans le nouveau hameau résidentiel dit des Bois (en raison du voisinage de la rue éponyme) [8].

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Irène Champigny dans les années 1930. Capture Internet.

Pour la triplette des peintres néophytes, évidemment impécunieux, Irène Champigny joua un rôle des plus heureux. Née en 1895, fille d’un négociant en vin, elle fut attirée dès l’adolescence par les choses de l’art bien qu’elle ne possédât pas elle-même des dons pour la création. Elle était en revanche dotée d’un caractère enthousiaste et d’un vrai tempérament d’entrepreneur. Au groupe, elle apporta en 1922 un contrat, décroché aux Galeries Lafayette, de décoration de foulards de soie selon le nouveau procédé technique appelé Batik, introduit quelques années plus tôt en France. La mode s’en imposant, les trois camarades artistes purent améliorer assez sensiblement leur ordinaire jusque-là fruste. La manne était bienvenue même si la tâche, prenante et requérant une organisation presque industrielle, leur enlevait du temps à brosser des tableaux. Mieux encore, Irène, véritable manageur de l’équipe, réussit en 1924 à organiser à la Grande Maison du blanc (sise près de l’Opéra) une exposition des travaux décoratifs de ses amis.

Puis, comme celle-ci rencontra un franc succès, la jeune femme obtint la permission de la Maison d’inaugurer, le 3 janvier 1925, dans une de ses dépendances, rue Halévy, une exposition cette fois dédiée aux toiles personnelles du trio et de Loutreuil (plus des œuvres de Krémègne, Valadon, Fautrier et quelques autres), un mode de promotion publicitaire que les artistes plus que méconnus du « « Pré-Saint-Gervais » ne pouvaient qu’apprécier. Ce lancement prit davantage d’ampleur quand, en novembre de la même année, Irène, toujours aussi dynamique, ouvrit une galerie à son nom au 39, rue Sainte-Anne, de nouveau dans le quartier de l’Opéra.



Loutreuil le maître

Par un jour d’octobre 1923, se présentant au 61 de la rue du Pré-Saint-Gervais, Béatrice, Irène, Christian et Eugène tombèrent sur un atelier ouvert à tous les vents dont l’occupant en titre était pourtant rigoureusement absent. De même les jours suivants. Loutreuil, qui venait d’exposer quelques œuvres au Salon d’automne, était tout simplement parti en Afrique, sans prévenir ses nouveaux amis ni personne. Ce surprenant comportement n’était pas le moindre trait singulier de l’homme solitaire de la masure en forme de nef.

Sa bizarrerie faisait beaucoup du pouvoir attractif qu’il exerçait sur Christian et ses camarades. Au moment du départ impromptu de Loutreuil, ils n’avaient pas encore eu le temps d’apprendre à le bien connaître. Qui était-il ? Un peintre expérimenté, cela crevait les yeux, un artiste possesseur d’un langage original solidement défini, un maître en bref, soit, mais l’homme, de quoi était-il fait ? Les jeunes gens, malgré les conversations durant la besogne commune, ne le surent vraiment qu’après sa mort.

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Loutreuil : autoportrait vers 1918. Capture Internet.


Né dans la Sarthe en 1885, il aurait dû devenir notaire provincial selon les vœux de son père. Il commença bien par endosser l’habit de clerc mais, à l’âge de 24 ans, se sentit irrésistiblement attiré par la peinture. En dépit des cours qu’il suivit, il demeura fondamentalement un autodidacte et ne reconnut tout à fait sa voie propre dans aucun des grands courants artistiques du début du XXe siècle : fauvisme, cubisme, expressionnisme, dadaïsme, constructivisme, abstraction, etc., dont il fréquenta pourtant de près quelques chefs de file dans le Montparnasse catalan qu’était le village de Céret.

Il détestait d’ailleurs les écoles comme les étiquettes et ne s’avouait que peu d’influences chez les maîtres aînés. Son art n’est cependant pas sans évoquer celui de Cézanne par l’attention portée à l’architecture des tableaux. Puissant, son réalisme tient de Van Gogh en ce qu’il invite l’œil à regarder au-delà du réel des sujets peints. Loutreuil fait partie des créateurs qui mettent une intention intime dans leurs œuvres et ne peignent pas pour seulement peindre. Coloriste avéré, cet artiste possède un sens de l’harmonisation des tons tout à fait personnel et immédiatement reconnaissable.

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Le jardin de la maison du peintre. Extrait de J.-F. Levantal, « Loutreuil ».


La marginalité artistique de Loutreuil fit que, en dépit d’un talent évident, malgré une forte nature de créateur, ce peintre mit longtemps à acquérir un début de notoriété dans le milieu de la critique et des collectionneurs d’art ; il lui fallut attendre 1919 pour enregistrer les premières ventes un tant soit peu conséquentes de ses toiles. L’isolement de l’artiste, bien que revendiqué, n’était cependant pas entièrement dépendant de la décision consciente de l’homme car il avait partie liée à une complexion mélancolique qui inclinait irrépressiblement celui-ci à la solitude, comme à son corps défendant [9].

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Loutreuil : paysage du Pré-Saint-Gervais à contre-jour (1920-1922). Capture Internet.


Cela provenait en grande partie de la blessure d’une enfance de demi-orphelin morose et privée de tendresse. Cette fêlure de son être explique également beaucoup chez Loutreuil la spirale d’échecs que décrivit sa vie sentimentale tout comme sa propension à fuir l’adversité dans une frénésie de voyages (Toscane, Tunisie, Afrique noire…). Elle rendait enfin le peintre très sensible aux injustices sociales du monde, aux hypocrisies de la société et aux lâchetés humaines. Ce fut sans conteste un rebelle, qui entretenait intellectuellement sa révolte à la lecture des écrits individualistes de Stirner ou de Nietzsche mais aussi des pamphlets socialistes d’une Rosa Luxemburg.

Un épisode de la vie de Loutreuil illustre de façon particulièrement marquante ce qu’on peut appeler son « anarchisme » : lors de la mobilisation pour la guerre, en 1914, le peintre, bien qu’exempté en principe de tout service militaire, fut déclaré apte au combat. Il désobéit sur-le-champ à l’autorité militaire – ce qui, dans le climat patriotique exacerbé du moment, requérait un courage certain – et s’enfuit en Italie, à Rome d’abord puis, en 1915, en Sardaigne et, au début de 1916, à Naples. En cette dernière ville, où il survivait de façon très précaire, une indicatrice le dénonça comme déserteur et espion. Arrêté, l’insoumis fut livré à la police française et à la suite incarcéré pendant plusieurs mois au fort marseillais Saint-Nicolas. Il en sortirait, à l’autre bout de l’année, grâce au diagnostic de « folie raisonnante à type social », délivré par un médecin psychiatre pour déresponsabiliser le peintre, un tel motif n’étant pas forcément un service que le toubib lui rendait.



Mort d’un maudit

Maurice avait passablement bourlingué avant de trouver un point de fixation sur les hauteurs de Belleville. Ce sont les reliquats d’un petit héritage familial plus que le produit de la vente de ses œuvres qui lui permirent, le 26 septembre 1920 très exactement, d’acquérir auprès de son propriétaire, l’architecte François Nanquette, la masure paysanne de la rue du Pré-Saint-Gervais (deux pièces-cuisine, un local attenant pouvant servir d’atelier) et son jardinet, soit une surface globale de 200 m2 vendue au prix de 10 000 francs, assez cher au regard du mauvais état de l’habitation [10].

C’est à Belleville que, jusqu’à sa mort, Loutreuil connut le meilleur de son œuvre artiste. Une majeure partie des toiles sorties de ses pinceaux sont directement inspirées par ce cadre d’habitation : vues de l’atelier sous tous les angles, nus brossés sous l’abri d’une tente dans le jardin, portraits de jeunes ouvrières et ouvriers du quartier, paysages de l’octroi, des maisons et des forts du Pré-Saint-Gervais… Les années 1921-1922, par exception peu hachées de voyages intempestifs, furent très fécondes pour les entreprises créatrices de Loutreuil. Début 1921, il a ainsi l’esprit d’organiser (avec le poète Charles Vildrac), chez le galeriste parisien en pointe Dewambez, un Salon des œuvres anonymes qui exploitait l’idée magnifique d’accrocher sans signature et côte à côte aux cimaises des toiles d’artistes connus, voire célèbres, et inconnus pour déjouer les a priori de la critique. Grâce à la participation d’une centaine de confrères, la manifestation rencontra un succès non négligeable.

À la fin de 1922, l’artiste bellevillois eut le bonheur de vernir sa première expo personnelle. Mais si, en cette époque, il vendait de mieux en mieux ses toiles, ce n’était toutefois jamais assez vite ni en nombre et à un prix suffisants pour assurer la vie domestique. Tandis qu’il exposait, Loutreuil se vit ainsi réduit à un expédient extrême tout simplement pour manger : louer sa propriété en ne gardant pour son usage que la pointe orientale du jardin [11].

C’est là, au mois de janvier suivant, que l’ermite bien malgré lui bricola de ses propres mains le baraquement de planches à deux niveaux en forme de proue de navire où il vivrait sans confort et peindrait dorénavant en grelottant aux courants d’air froid infiltrés par les interstices des lattes murales grossièrement jointes. C’est la place où il accueillerait Christian Caillard et ses compagnons.

Au printemps de 1924, Loutreuil le fugitif revint du Sénégal, avec une belle provision d’huiles à peaufiner en son atelier bellevillois, certes, mais aussi dans un état avancé d’épuisement. Une hépatite virale et d’autres maux aggravèrent sa santé déjà amoindrie : le corps de cet homme se vengeait de tant de privations endurées. Mais le peintre, au lieu de se soigner et d’économiser ses forces, redoubla d’activité, itinérant dans la Sarthe et en Normandie pendant l’été et participant en octobre à la nouvelle édition du Salon d’automne. Le mois suivant, il était contraint à l’hospitalisation d’urgence à Broussais et se trouvait alité en grand malade quand un incendie ravagea en partie sa cabane. Sans l’intervention de Caillard, alerté, la plupart des toiles entreposées en l’état achevé ou en cours d’exécution – près de 200 ! – auraient été même à jamais perdues.

Prévenu par cet accident et sentant sa fin approcher à grande vitesse, c’est justement en faveur de Christian que Maurice pensa alors à établir un testament par quoi il lui léguait sa maison, l’atelier et tous ses tableaux invendus. La signature du document le 12 janvier 1925 précéda seulement de neuf jours le décès du pauvre artiste à l’hôpital. Dans la fleur de l’âge, il avait tout juste quarante ans. Caillard, en ces derniers moments, était en voyage mais Champigny avait pu apporter à leur ami agonisant le réconfort d’une présence quotidienne à son chevet. Elle n’entendit toutefois pas son ultime soupir, exhalé au petit matin du 21 janvier, et c’est même sur un lit déjà évacué qu’elle buta, les mains chargées de fleurs, quand elle se présenta à la chambre quelques heures plus tard.

Eugène Dabit la rejoignit à la morgue de Broussais et y entreprit de dessiner le portrait du défunt. La vie a été cruelle et injuste avec Maurice Loutreuil ; elle s’est retirée de lui alors même qu’il commençait pour de bon à trouver la consécration et voyait se dessiner la perspective de travailler enfin dans une aisance matérielle correcte et de développer toutes ses potentialités créatrices. Sa carrière devait véritablement décoller à partir de là, promettant à l’avenir un artiste majeur de son temps, comme le pressentait Christian Caillard.

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Affiche d’exposition. La toile montrée est le portrait d’une Bellevilloise (1920-1922). Capture Internet.



Survivances

Des compagnons du « groupe du Pré-Saint-Gervais », Irène, qui continua d’habiter l’HBM du boulevard Sérurier jusqu’en 1930, fut sans nul doute celui qui, mieux même que Caillard, mesura le plus l’ampleur de la perte pour l’art que représentait la disparition précoce de l’ami Maurice. Dès 1925, elle s’attela à l’écriture d’une biographie de Loutreuil et au commentaire de lettres choisies de sa correspondance ; l’ouvrage réunissant ces deux aspects paraîtra en 1929. En février-mars 1926, elle organisa dans sa galerie de la rue Sainte-Anne une exposition intitulée Rétrospective Loutreuil 1885-1925, composée de 33 toiles tirées de la collection de Christian. Mais tous ceux du « bateau » de la rue du Pré-Saint-Gervais participèrent à l’entretien de la mémoire du cher disparu.

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Serait-ce Béatrice Appia, sa compagne, qu’Eugène Dabit a peinte là vers 1927 ? Crédit : collection privée.

Eugène Dabit, qui effectuait alors ses tout-débuts littéraires et de chroniqueur d’art, rendit compte de l’expo de Champigny dans la livraison du 15 mars de la revue Europe. Durant plusieurs années encore, Caillard et ses camarades, quand ils n’étaient pas en voyage de recherche de couleurs locales dans un pays du Sud, se retrouvèrent à travailler dans la baraque de Loutreuil. Dabit, sur une page de son Journal intime, rapporte ainsi une scène – assez énigmatique au demeurant – qui s’y produisit le 21 novembre 1929 autour des deux modèles, Sonia et Catherine [12], que Dabit partageait avec Christian : « Crise de démence de Catherine. À 6 heures du matin. On sonne, on me demande de venir, vite, rue du PSG [sic]. J’accours. La maison sens dessus dessous. On allume. Le lit. Catherine qui se débat, hurle ; Sonia qui la tient et l’écrase, lui met un bâillon pour étouffer ses cris. Je la remplace. A 7 h 12 Catherine s’endort ; ce soir, à cette heure, elle sommeille encore. Quelle histoire… Je n’ai point trop envie d’en écrire. »

Peu à peu, la communauté de travail constituée par les jeunes admirateurs de Loutreuil se désagrégea. Sans que les liens d’amitié entre eux ne se rompissent, chacun suivit une route distincte tout en emportant avec lui une part d’héritage spirituel du regretté Maurice. Cela est en particulier sensible au travers de la philosophie esthétique que Caillard développa au sein de l’école dite des « Peintres de la réalité poétique » dans les années 1940. Le legs n’est pas moindre chez Dabit. Celui-ci, prenant conscience que la littérature convenait mieux que la peinture à ce qu’il lui tenait à cœur de dire du monde et des hommes, relégua progressivement pinceaux et tubes de couleur au second plan de ses activités après 1927 mais son nouveau mode d’expression était une voie que Loutreuil aurait pu adopter lui aussi car il écrivait beaucoup, confiant longuement ses réflexions sur la vie et l’art à sa correspondance épistolaire [13].

Maurice est enterré à Chérancé, en son pays natal. Pourrait assez bien lui convenir comme épitaphe cette phrase d’Eugène Dabit : « Loutreuil, un peintre que personne n’a compris, que les gens ont dédaigné, que les militaires ont failli tuer, que les femmes ont trahi, et qui, malgré tout, a laissé une œuvre qui compte et à laquelle on reviendra […] [14]. »


Maxime Braquet



Documentation

L’expert Jean-François Levantal a réalisé le catalogue raisonné de l’œuvre peint de Loutreuil (Loutreuil, J.-F. Levantal édition, 1985). L’ouvrage, par définition exhaustivement illustré, très bien présenté, est accessible à la réserve centrale des bibliothèques municipales de Paris. Parmi les toiles qu’il reproduit, les portraits de Béatrice Appia et, par deux fois, de Christian Caillard. Prise de dos, nue, dans l’atelier du peintre, Irène Champigny apparaît sur un quatrième tableau. Eugène Dabit, c’est un peu étonnant, ne figure pas dans la collection. Une vingtaine d’œuvres sont reproduites sur plusieurs sites Internet.


Toute utilisation du texte en dehors du cadre privé ou scolaire doit faire l’objet d’une demande auprès de l’ association la Ville des Gens : info@des-gens.net ou de M. Braquet : bramax2013@outlook.fr

Notes :