La ville des gens : 21/mai
Opinions

Gilberto Séguì : un architecte cubain à Belleville


JPEG - 95.9 ko


Gilberto Séguì-Diviño vit à Belleville depuis trois ans. Architecte renommé à Cuba, où il fut le collaborateur de Walter Betancourt [1] et sa "Révolution tranquille", il est porteur de toute une tradition ancestrale qui a voyagé à travers le monde islamique, l’Espagne mudéjar et l’Amérique latine : l’architecture de briques. De ses fenêtres de la rue Sambre-et-Meuse qui donnent à la fois sur des petits immeubles traditionnels et des blocs hideux, il réfléchit à un avenir du quartier qui serait relié à son histoire et respectueux de son architecture traditionnelle.


Quelles ont été les principales réalisations que vous avez effectuées au cours de votre carrière d’architecte à Cuba ?

Gilberto Séguì : ]’ai suivi un parcours qui s’apparente au parcours du combattant. ]’ai dû lutter contre beaucoup de difficultés, d’incompréhensions, de malentendus. J’ai réussi quand même à faire quelques œuvres dont je suis fier : la station forestière à Guisa et le Centre culturel à Velasco avec Walter Betancourt, et le faubourg "Las Arboledas" à La Havane.


Cette passion que vous avez vécue à Cuba et qui vous a poussé à réaliser ces œuvres importantes, comment la vivez-vous ici, à Belleville ?

J’ai toujours eu une grande admiration pour l’architecture française, l’architecture romaine, gothique et parisienne. En arrivant ici, j’ai commencé à étudier les édifices, j’ai parcouru la France, j’ai assimilé un certain nombre d’idées. Je cherchais à faire une architecture qui colle avec la ville de Paris au moment où j’ai eu connaissance du travail des architectes d’ARCHI 20ème. Je suis tombé amoureux de la parcelle de la rue des Partants à reconstruire et je me suis dit que je devais tenter ma chance pour voir si je pouvais faire mieux que le projet officiel. ]’ai vu Katia Lopez pour la première fois au Cercle de minuit de Laure Adler, j’ai eu alors des informations sur ARCHI 20ème et sur Claire Robinson, l’architecte américaine qui avait travaillé pendant trois ans sur un projet avec des étudiants. Pour moi, c’était une continuité du travail que j’avais effectué avec des équipes d’architectes de Berkeley et de San Francisco. j’ai commencé à travailler sur mon projet, je parcourais la ville à pied ou en bus pour regarder tout ce qui avait été fait au XVIIIème, XIXème et début du XXème siècle.


Avez-vous étudié spécialement l’architecture parisienne en brique ?

Oui, j’ai surtout retenu la place des Vosges et aussi le remarquable ensemble en brique des avenues Simon-Bolivar et Mathurin-Moreau, également les immeubles de la Butte-aux-Cailles, ou du haut de la rue de Ménilmontant et aussi d’autres édifices plus cachés comme ceux du passage des Récollets. Ces édifices sont très intéressants, très bien construits, mais la brique est uniforme, d’une seule couleur, ce qui m’a déplu. Je pense que la brique doit avoir des colorations, des chromatiques variées, comme avec les briques traditionnelles qui sortent du four toutes différentes, ce qui donne aux murs un aspect tout à fait remarquable.

JPEG - 93.7 ko

JPEG - 78 ko


Ce serait encore possible aujourd’hui de refaire les briques selon ces procédés ?

Oui, bien sûr, et ça en vaudrait la peine, si on songe au problème du chômage, ce serait intéressant de pouvoir développer des petites entreprises artisanales avec un savoir-faire traditionnel. Ces matériaux peuvent très bien s’intégrer dans des constructions plus industrielles. Ça se mêle très bien et ça redonnerait vie aux bâtiments , ce serait une architecture de détails, qui manque actuellement dans le paysage parisien. Je voudrais redonner vie aux pratiques de l’architecture du XVIIIème siècle ou de l’architecture Hausmanienne, comme les balustrades en fonte, les cheminées. On dit que les parisiens n’ont pas vraiment la notion de foyer, de "home"…


C’est vrai qu’on a ni chats, ni cheminées, contrairement aux anglo-saxons…

J’ai voulu récupérer ainsi des éléments d’architecture du XVIIIème et du XIXème siècle et les intégrer dans les possibilités de confort qu’offre notre siècle, en promouvant une architecture plus nuancée, plus simple, mais plus respectueuse des traditions. Par exemple, je m’efforce de conserver les caractéristiques de l’architecture en escalier de Ménilmontant dont les photographes nous ont laissé tant de traces émouvantes. J’aime ces formes en pyramide des édifices qui descendent en pente le long de la colline, tout cela revêt pour moi des significations très importantes, je ressens beaucoup de choses autour de l’idée de montagne, de pyramide…


Dans ces vieux immeubles de Belleville et de Ménilmontant, quels sont les détails qui vous importent le plus ?

Ce qui me frappe, c’est que le plus humble des édifices est remarquable, par la proportion des fenêtres, des balustrades, même avec un dessin très simple, ce qui rend l’immeuble plus humain, plus intéressant que ces horreurs de l’architecture moderne qui défigurent votre quartier. ]’ai voulu récupérer ces détails, cette harmonie, sans tomber dans le passéisme.


Comment intégrer dans le contemporain ce sens des détails, de la qualité des édifices ?

Ce sont des notions qui ne changent pas d’un jour à l’autre. La qualité de la vie, de l’habitat est la même au siècle dernier ou à notre époque. Si ça doit changer, il faut que ce soit pour évoluer de façon plus intelligente, mais on ne crée pas une nouvelle architecture tous les jours. Il n’y a pas de révolution architecturale tous les jours. C’est une des valeurs de l’architecture, la permanence, la stabilité.

JPEG - 147 ko

JPEG - 160.9 ko

JPEG - 161.5 ko


On aime voir des bâtiments que nos ancêtres ont habité, c’est rassurant…

C’est agréable de voir des édifices qui nous relient au passé, qui sont porteurs de valeurs qui dépassent les valeurs sentimentales. Je pense que ce qui manque dans la vision moderniste, c’est la vision de l’éternité. Les égyptiens construisaient pour l’éternité parce que l’éternité a une valeur absolument autre.


Pour construire pour l’éternité, faut-il rester relié au passé ?

On ne peut pas faire table rase parce qu’il s’agit de l’expérience de milliers d’années de l’humanité. Il faut apprendre à écouter pour s’insérer dans un
processus de longue haleine. Il faut faire preuve d’humilité, ne pas vouloir s’imposer de manière autoritaire.


Vous avez appris cette manière de procéder avec Walter Betancourt à Cuba ?

Betancourt avait beaucoup voyagé autour du monde, il essayait d’intégrer les choses les plus incroyables, des influences venues du Cambodge, de la Grèce, et du pré-colombien. Il avait un sens oecuménique de la culture qu’il intégrait à des choses simples du pays, comme les boïos, les cabanes traditionnelles des indiens, et l’architecture populaire du pays.


Quel type d’architecture vous envisageriez pour la reconstruction à Ménilmontant ?

Je songerais à une architecture simple, avec la permanence des éléments du passé dont nous avons parlé et un grand souci des détails, par exemple des corniches, des frises en ciment et céramiques de couleurs, des applications en relief. Je n’aime pas les édifices chargés de détails, mais sur des grandes surfaces uniformes, les détails bien placés aident à préciser le style. Je m’attache surtout à la simplicité des édifices et à la noblesse de l’espace, afin que l’être humain se sente respecté, dans une dimension de dignité par rapport au bâtiment.


Qu’est-ce qui fait que l’homme sent que sa dignité est préservée dans un bâtiment ?

On a un édifice digne quand on a la volonté de rendre sa dignité à l’être humain, mais il faut beaucoup de travail pour y arriver. Un exemple magnifique de ce type d’architecture, c’est la place des Vosges qui est d’une facture très simple. Ce n’est pas facile d’arriver à cette simplicité, il faut pour cela se dépouiller de beaucoup de choses superflues. Il faut avant tout que l’architecte fasse un grand travail sur lui-même.

Je pense qu’il faudrait récupérer l’idée des "Arts and Crafts" [2] et créer un mouvement qui rassemblerait maçons, charpentiers, ferronniers d’art, ébénistes, architectes, peintres et sculpteurs qui s’engageraient à travailler avec des contraintes et une sorte de but social afin d’offrir une alternative à cette architecture uniquement compétitive, collée aux lois du marché. Ça donnerait l’opportunité aux gens d’avoir un emploi digne et de travailler ainsi à l’amélioration de leur cadre de vie comme à la préservation du style architectural de leur quartier pour les générations futures.


Propos recueillis par Clara Murner

Photos : Gilberto Séguì


Article mis en ligne en décembre 2013.

Quartiers Libres, le canard de Belleville et du 19ème (1978-2006) numérisé sur le site internet La Ville des Gens depuis 2009.

Consultez les archives et les nouveaux articles jamais parus dans la version papier de Quartiers Libres numérique

Toute utilisation en dehors du cadre privé ou scolaire doit faire l’objet d’une demande auprès de l’association Quartiers Libres et/ou de la Ville des Gens

Quartiers Libres - Contact et renseignements :

Michel Fabreguet et Richard Denis :quartierslibr1@gmail.com

La Ville des Gens - Salvatore Ursini

Rédacteur – Chargé des relations avec les publics

Téléphone 01 77 35 80 88 / Fax 01 40 36 81 57

Nous contacter

Consultez nos archives sur :
Quartiers Libres Numérique sur la Ville des Gens