La ville des gens : 20/mai
Désir de mosaïques pour quartiers en fragmentation

Isabelle Le Poul


JPEG - 39.1 koIsabelle Le Poul est native d’Hennebont dans le Morbihan. C’est par l’intermédiaire d’une amie de 78 ans, Léa, avec laquelle elle chante à la chorale qu’elle entend parler de Belleville et de Ménilmontant, berceau d’Édith Piaf et de Maurice Chevalier. Montée à Paris pour faire ses études d’arts, son vœu le plus cher s’accomplit grâce à la directrice de son école : habiter Ménilmontant. Dans son immeuble du 3 de la rue d’Annam, une merveille l’attendait : une mosaïque de style oriental qui tapisse majestueusement le porche d’entrée. Voyage au pays de la pierre et du verre taillés.


Isabelle Le Poul : ça va faire huit ans que j’habite ici, au 3 rue d’Annam dans ces logements construits au début du siècle dans lesquels on accède par ce porche somptueux et je peux dire que c’est l’immeuble qui m’a choisie. Habiter Ménilmontant et pouvoir contempler cette mosaïque tous les jours, c’est tout à fait ce qu’il me fallait.

JPEG - 72 koCes immeubles, appelés Groupe de maisons ouvrières font partie, comme quelques autres à Ménilmontant, de la Fondation de Madame Lebaudy, la première femme à avoir fait des logements sociaux. Son mari était importateur de canne à sucre, il fabriquait le sucre Lebaudy et sa femme a fait construire des immeubles dans tout Paris pour leurs ouvriers.

Il y a d’abord eu les bâtiments en brique rouge qu’on peut voir tout le long de la rue d’Annam et rue Boyer, puis ils ont construit des immeubles plus modernes recouverts de céramique à la hauteur des escaliers qui relient la rue d’Annam à la rue de la Bidassoa. Au milieu des bâtiments du 3, rue d’Annam, là où aujourd’hui s’élève un immeuble en béton recouvert de pâte de verre industriel qui tranche avec les façades en brique du début du siècle, se trouvait un des premiers lavoirs ouvriers avec circulation d’air chaud pour sécher le linge.


Quel est le type de la mosaïque qui se trouve à l’entrée sous la voûte ?

Ce sont en fait des morceaux de céramiques qui ont été disposés comme une mosaïque. C’est un travail d’agencement de petits carreaux de céramiques à décor géométrique de style oriental bordé de frises à base de pampres de vignes. On peut faire de la mosaïque avec de la céramique, comme on peut donner l’illusion de la mosaïque en dessinant les tesselles [1], mais le principe de la mosaïque, c’est quand même de casser des morceaux, soit dans la masse pour faire des tesselles cubiques de marbre, de pierre ou de pâte de verre, soit à partir d’émaux de verre très plats, du carrelage (comme Gaudi), du grès céram, des faïences, ou de la céramique. La voûte de la rue d’Annam est donc en céramique et grès céram dans le style Arts Déco d’Odorico [2] d’inspiration végétale qui rappelle les mosaïques byzantines en tesselles cubiques.

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Est-ce qu’on ne pourrait pas retrouver un peu aujourd’hui cet esprit d’Odorico ?

Oui, bien sûr, mais il faudrait le restituer dans notre époque. L’esprit Arts Déco c’était surtout le retour à la nature, les coquillages, les poissons, le végétal.

Je pense qu’aujourd’hui, il faudrait beaucoup plus travailler avec les textures de la mosaïque, jouer avec des appareillages. Par exemple, au lieu de revêtir un bâtiment tout en carrelage, on pourrait y insérer des espaces de mosaïques, avec des textures ou des formes abstraites ou même figuratives, qui iraient dans le sens du courant d’aujourd’hui. Il y a quelques essais actuellement qui mélangent le carrelage avec de l’opus ou du carreau cassé ou casson. (Les cassons, ce sont les chutes de carreaux cassés qu’on récupérait pour faire les sols.) On trouve quelques exemples de cassons à Ménilmontant, comme le sol du bar Le Soleil, au Lou Pascalou également. C’est une technique très intéressante pour les sols de Ménilmontant qui sont soumis à des mouvements. À Pompéi, comme le sol était mouvant à cause du Vésuve, la mosaïque a suivi le mouvement de terrain. À Paris également, les cours revêtues d’opus ont très bien résisté au temps car c’est tellement parcellé que la force opère partout. C’est l’idéal pour les mouvements de terrain, pour obtenir une meilleure élasticité de la chape.


Où avez-vous appris l’art de la mosaïque ?

J’ai appris les premières notions de la mosaïque à Olivier de Serres, une école de métiers d’Art où j’ai tout d’abord étudier la fresque pendant trois ans. La fresque traditionnelle est en rapport avec le minéral, mais aujourd’hui les architectures sont en béton, ce qui ne convient pas à la fresque qui a besoin d’un mur sain où le mortier peut respirer. Il faut de la brique ou de la pierre. Donc, je me suis aperçue que la fresque n’était pas très appropriée à notre époque. Je suis alors entrée aux Arts Décas pour faire de la peinture, mais ça ne me plaisait pas non plus car ce n’était pas assez en rapport avec les matériaux. Et comme j’avais fait un peu de mosaïque à Olivier de Serres car dans la section d’art mural où j’étais on peut faire au début laque, fresque ou mosaïque, je me suis lancée dans la mosaïque. On m’a proposé un chantier et là j’ai compris que c’était vraiment ce qu’il me fallait. ]’ai retrouvé le côté pérenne de la fresque et en même temps le côté périssable des matériaux. Quand on casse des pierres, c’est superbe parce qu’on découvre l’intérieur du minéral, il y a toute une vie qui apparaît, c’est émouvant de toucher cette matière très ancienne qui a mis des milliers d’années à se constituer. En plus, il y a un côté cellulaire dans la mosaïque qui un peu comme l’assemblage des cellules du corps, on ajoute les morceaux, c’est comme un squelette…

Maintenant quand je travaille, j’observe autant les choses naturelles comme une écorce écaillée, que les objets comme un bol, fêlé qui forment une mosaïque, je regarde les chemins qui se dessinent, c’est génial. De même les photos microscopiques et les murs de Paris avec des briques, des pierres de meulière. Il y a des choses fabuleuses, des pierres hexagonales avec des petits morceaux de pierre de meulière dans les joints.

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C’est quoi les pierres de meulière ?

C’est une pierre accidentée, de couleur jaune qui tire sur l’ocre et sur le rouge et qui fait comme des cratères… Donc la mosaïque, ça m’est venu comme ça et puis j’ai eu la chance d’aller trois mois à Ravenne, qu’on appelle la capitale de la mosaïque, et de là j’en ai profité pour descendre à Pompéi, aller à Venise et dans plusieurs sites d’Italie où se trouvent des mosaïques et depuis j’ai attrapé le virus !


Est-ce que vous auriez envie de réaliser des mosaïques dans le quartier ?

Quand je me balade dans les parcs où se trouvent des bassins avec de l’eau, j’imagine de la mosaïque, car elle se marie très bien avec l’eau, la nature et même les fleurs… Les couleurs bucoliques de la pâte de verre, par exemple, ça va très bien avec les tonalités de la végétation… Quand je descends les escaliers du parc de Belleville, j’ai envie que les deux grands bassins soient tapissés de mosaïque … Mais, en fait, plutôt que de rajouter de la mosaïque quelque part, il faudrait la concevoir en même temps que le projet, qu’elle s’intègre vraiment à une conception. ]’aimerais travailler en accord avec des concepteurs, par exemple dans un projet de place publique, on pourrait concevoir du mobilier urbain avec l’esprit et la technique de la mosaïque, comme Gaudi l’a fait par exemple ou comme la tentative de mosaïque en volume des sièges en forme d’animaux qu’on trouve dans un jardin à la Goutte d’Or.

JPEG - 38.4 koEn fait, la mosaïque a une forte présence, il ne faut pas qu’elle soit rajoutée, mais incluse, qu’elle vive avec l’environnement, comme une fleur qui pousse entre les pavés, il faut que ce soit aussi naturel que ça. Si on veut vraiment que ça marche, il faut que ce soit conçu en même temps que le projet. C’est ce qu’on faisait autrefois, la mosaïque s’intégrait parfaitement à l’architecture, il y a encore beaucoup d’exemple dans le 20ème [3] Rue des Panoyaux, à côté de la grande usine, il y a un bâtiment dont tout le bas est en pâte de verre verte en opus et l’entrée est conçue en grès céram également dans les verts, c’est assez beau…


JPEG - 47.1 koIl y a aussi le bar Les Folies, rue de Belleville en verre étiré rouge, et rue Belgrand, il y a pas mal d’entrées qu’on peut apercevoir en mosaïque… Il y a eu aussi des erreurs monumentales, comme ce café place Ménilmontant avec au sol un appareillage de grès céram en queue de paons qui a été recouvert de grands carreaux blancs pour plaire à la clientèle ! La queue de paon est un motif qui était utilisé chez les Romains, qui est dessiné par l’amplitude du mouvement de l’avant-bras, partant du coude qui trace un arc de cercle et qui se répète en quinconce. Les tesselles sont posées ainsi comme au compas dans un dessin ascendant. C’était vraiment dans l’esprit du quartier, en plus, de ce bar, on pouvait voir le décor en mosaïque du Concert du XXème siècle, juste en face.

JPEG - 79 koJ’adorais ça. Je me faisais tout un itinéraire depuis la rue des Panoyaux, Lou Pascalou, la Buvette avec les tables d’Alain Plouvier en carrelage et ardoise, le bar du Soleil, le Concert jusqu’à la rue de Ménilmontant où il y a un immeuble en carrelage blanc avec des inclusions en opus insertum. J’aimais bien cette continuité. Il y a de la mosaïque partout en fait dans le quartier. Il y en a aussi ailleurs, mais à Ménilmontant comme c’est un quartier qui se fragmente, la mosaïque qui est elle-même fragmentaire apparaît davantage.

Ce que je regrette souvent, c’est qu’on ne pense plus aux métiers d’art, les architectes oublient jusqu’à leur existence. On préfère mettre du carrelage de 20 cm sur 20 cm que de la mosaïque ou un vitrail, par exemple. Les architectes devraient se poser plus de questions, essayer d’être plus proches des gens et de la nature, prendre ce rapport comme l’essence de l’architecture qui est l’art d’habiter avant tout. Mais on tient compte de la rentabilité, le carrelage, c’est vite posé…

La mosaïque, c’est le contact avec la matière, avec le sol, ça nous rappelle qu’on a la tête en haut et les pieds en bas.

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Je pense avant tout à la mosaïque de sol, c’est son utilisation au sol qui m’intéresse le plus. En fait, je me sens bien dans le quartier, car j’ai constamment devant les yeux des images de mosaïque et je suis ainsi ramenée en permanence à mes préoccupations artistiques.


Entretien réalisé par Clara Murner
Photos Yves Géant


Article mis en ligne en décembre 2013.

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