La ville des gens : 5/février
Récit historique

Il faut avoir du chien au ventre


Belleville, ce 16 octobre 1834

Ma chère cousine,

Oh ma bonne, que d’émotions ai-je connues depuis votre venue chez moi ! Notre rue de Belleville est encore bouleversée par ces derniers événements et je ne suis pas loin de croire qu’il aurait été préférable pour vous, plus sage aussi, de refuser mon invitation. Pensez, vous auriez pu vous trouver confrontée à un terrible sinistre, et votre pauvre cœur n’aurait jamais supporté pareille épreuve. Mais que d’abord, chère parente, je vous conte et ce par le menu, le drame dont j’ai été le témoin. Tout comme moi, vous connaissez la mère Gaudichard, cette misérable chiffonnière qui gîtait à Montfaucon, parmi les rebuts des Parisiens, et qui pousse la malice jusqu’à porter sur ses loques l’odeur nauséabonde. Imaginez-vous que l’un de ses fils, de passage à Paris, vient jusqu’à Belleville, s’enquiert de ses parents, apprend que son père est décédé d’un excès d’alcool et que sa mère vit à Montfaucon.

Que fait ce bon fils ? Il trouve une mansarde à Belleville, à quelques pas de mon immeuble, y loge notre chevalière du crochet, déménage ses quelques hardes, et s’en va comme il était venu. Nous, nous restons avec la mère Gaudichard sur les bras, et les mois s’écoulent. La pauvresse continue son trafic, et se partage entre Montfaucon et son petit foyer. Mais entre temps que de nuisances elle promène avec elle ! Puces, poux, punaises s’ébattent joyeusement sur sa maigre carcasse, qu’elle ne lave jamais, bien que la borne fontaine ne se trouve qu’à 150 mètres. Son logis est infesté de cafards et les plaintes s’élèvent de partout. Mais le propriétaire ne veut rien entendre. Il paraît que le fils paie le loyer. Il le paie bien et régulièrement.

JPEG - 45.7 koDepuis longtemps les enfants ont surnommé la vieille "Pue la honte". Elle ne s’en soucie guère. Quelques voisines charitables lui adressent des remontrances, tentent de la conseiller et les hommes deviennent menaçants. Rien n’y fait ! Madame Cruchon, une sainte femme, celle-là, s’avise un jour de la suivre jusqu’à Paris et comble de déshonneur, elle la surprend à mendier à Saint-Eustache. Mendier chez ces viveurs de Parisiens ! Il faut avoir du chien au ventre pour cela ! Ou alors il faut vivre dans la plus grande détresse et manquer de tout. Nous nous réunissons à l’ouvroir et décidons de lui allouer chaque mois une petite somme pour subsister. La mère Gaudichard encaisse l’argent, sans jamais un mot de remerciement. L’abbé Benoit nous approuve et nous conseille de poursuivre notre charité, ce que nous faisons.

Et puis il y a deux nuits, une forte odeur de brûlé se répand dans la rue. Elle provient de la maison où loge la mère Gaudichard, qui jouxte une fabrique de feux d’artifice. Soudain des flammes lèchent le toit, le vent d’Est souffle et pousse le feu vers la fabrique. Les pétards éclatent, fusent vers le ciel et retombent en pluie multicolore où les bleus, les verts, les jaunes et les rouges se confondent en bouquets. A côté de la fabrique, se trouve un atelier de débitage de ligots. Les petits fagots de bûchettes enduites de résine, destinés à allumer d’humbles foyers domestiques s’embrasent à leur tour et sèment la panique. Des cris d’épouvante montent des fenêtres et soudain, de la mansarde de la mère Gaudichard des étincelles montent vers le ciel et pleuvent sur le trottoir.

Les hommes de la pompe à bras ont été alertés. Ils arrivent en courant, traînant et poussant leur lourd matériel. Malgré la chaleur intense, ils déploient des échelles sans crainte du danger. Ils luttent dans la fournaise, dans une bataille inégale puisque déjà le feu ravage tout, jusqu’au moindre recoin.

Dans la mansarde de la mère Gaudichard, qui avait renversé sa lampe et provoqué l’incendie, des chiffons se consument en dégageant une épaisse fumée âcre et noire, et cette combustion prend à la gorge et oblige à tousser. Mais les pompiers déversent de l’eau dans la maison devenue un foyer infernal, progressent dans les étages et arrachent un à un les locataires au péril qui les guette. Tandis que je regarde les malheureux sauvés par ces hommes braves, les larmes me montent aux yeux, à cause de la fumée. Dans les crépitements de l’immeuble voisin, je vois soudain monter vers moi un beau garçon au visage noirci, aux épaules immenses. Il franchit la fenêtre et avant que j’aie pu protester, il me prend dans ses bras. En a t-il une force et de la bravoure ce gaillard de la pompe ! Sa moustache me chatouille le cou et je me niche contre son épaule. Voilà un homme qui me sauve alors que je n’étais pas en danger, mais croyez bien ma cousine, que je ne le regrette pas.

Et comme il descend de l’échelle avec son précieux fardeau (moi) une pluie de pièces d’or s’abat sur la chaussée. J’apprendrai le lendemain que ce sont les économies de la veuve Gaudichard, morte calcinée au milieu de son or qu’elle tentait de sauver, trésor amassé au cours d’années de privations, vécues dans la chiffaille et la mendicité. Ah, Elle est bien punie la malheureuse pour avoir accepté l’argent mal gagné des Parisiens !

Le sinistre maîtrisé, les gardiens de la pompe s’en retournent chez eux, fiers du devoir accompli. Au matin il ne reste plus que des fumerolles qui s’échappent du rez-de-chaussée de l’immeuble dévasté.

À bientôt de lire votre billet. Portez-vous bien comme moi-même
Votre dévouée cousine


P.c.c. Denise François


Article mis en ligne en février 2014.

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