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Balade

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Bottier à Belleville (1)


85 rue de Belleville, la plaque n’est plus visible, -on vient de la voler- qui parlait déjà d’elle-même : « Arnoult Bottier - Chaussures sur mesure et toutes faites. Maison fondée en 1937 ».

Gravi, le petit escalier sombre et grinçant nous débarque en une petite, très petite cour d’ immeuble, sur le côté droit de laquelle se trouve le petit, très petit atelier d’un des derniers artistes de la chaussure. Dans un quartier qui n’en manquait pas et fut des dizaines d’années durant le haut lieu des bottines et de l’escarpin, Maurice Arnoult demeure et porte témoignage. À travers une parole vive, dépourvue d’amertume, toujours lucide et sage.

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Maurice Arnoult

Un artisan d’une grande érudition

Je connais Maurice depuis près de 3 ans maintenant et il m’est toujours doux - en même temps que souvent instructif - d’aller lui rendre visite en sa petite échoppe rescapée d’une autre époque. Aussi aurait-il dû m’être aisé de vous en parler et de le laisser parler ici. Ce fut pourtant un travail ardu. Comment redonner sur le papier la parole et le climat si chaud de ces moments, de ces conversations ? Conversations d’ailleurs à bâtons rompus, car, chez Maurice, la digression est reine. Comprenez, il a tant à dire…

Cet homme, qui était quasiment analphabète à 14 ans lit aujourd’hui les philosophes et taquine parfois la muse. Capable en une demi-heure d’entretien d’évoquer Flaubert et Victor Hugo, Robespierre, Héraclite et Spinoza, Maurice Arnoult s’affirme de surcroît comme un homme d’une grande érudition. Il était donc normal de publier en plusieurs fois ce qu’il a déjà commencé à nous dire…

On peut dire que je suis venu au métier tout à fait par hasard.

"On peut dire que je suis venu au métier tout à fait par hasard. Ce n’était pas une vocation. Pourquoi ? Parce que là-bas au village, il n’y avait guère que trois catégories de métiers : il y avait le maçon- on faisait les maisons - le carrier, mais c’était assez limité évidemment, le maréchal-ferrant, tu avais un tailleur, en l’occurrence c’était ma mère, qui était couturière, pour les dames, et tailleur, pour les hommes. Et la pauvre s’est usée la santé, et sans aucun doute, 1914 l’avait complètement liquidée et elle a tenu 2 ans en quelque sorte. Je suis convaincu qu’elle n’a pu contrer sa tuberculose à cause de la fatigue qu’elle avait

Alors qu’est-ce qu’on va faire de ce petit gars-là ?

Et puis il y avait donc le cordonnier ; tu n’avais que ça au village. Alors qu’est-ce qu’on va faire de ce petit gars-là ? On ne peut pas en faire un maçon parce qu’il n’ est pas assez solide physiquement. Un maréchal-ferrant, c’est la même chose : vous voyez le petit Arnoult qui avait des bras gros comme des allumettes tenir un marteau aussi gros que sa tête ? Absolument impossible ! Et puis j’étais, paraît-il, fragile des poumons, une forge, il n’en était absolument pas question. Tailleur ? De l’aiguille ma mère en avait assez comme ça ! Alors restait le dernier des métier en somme, le métier de cordonnier.

Ma première matinée d’apprentissage me laissa perplexe et j’en retirai une vision plutôt dégueulasse du métier.

J’avais 13 ans, et n’avais jamais été scolarisé. Alors c’était pas compliqué, on t’envoyait chez quelqu’un. En l’occurrence, pour moi, c’était M.B. dans la rue des Panoyaux (elle relie le Boulevard de Belleville à la rue Sorbier), qui ne possédait pas encore le tout-à-l’égout. C’était une de ces vieilles impasses pavées de grès au centre de laquelle se tenait une dépression qui permettait l’écoulement de tout un tas de choses… excepté l’eau propre, bien entendu…

M.B. travaillait dans une chambre d’hôtel. C’était un ouvrier à domicile. À l’époque, celui qui travaillait à domicile et faisait de la chaussure neuve était un cordonnier. Le terme "bottier" du reste correspond mal à ce que nous faisons : le vrai cordonnier, c’est celui qui travaille le cuir de Cordoue, donc un bottier par extension celui qui fait des bottes.

Ma première matinée d’apprentissage me laissa perplexe et j’en retirai une vision plutôt dégueulasse du métier. Il faut se rendre compte de la misère, la mistoufle qui sévissait alors. Les gens de cet immeuble. par exemple brûlaient leurs ordures dans leur poêle pour se réchauffer, il n’y avait pas de poubelle. La corporation ouvrière dans son ensemble était touchée et l’on m’a même parlé de certains patrons circulant avec le pantalon troué au derrière, il faut croire que même ces gens-là ne roulaient pas sur l’or !

Ainsi en 1923 lorsque j’arrive à Paris chez M. B. le tableau est-il noir, et je peux dire à présent que le métier le plus bas du monde, le bas de l’échelle sociale, c’était le cordonnier.

Là-bas tout le monde urine dans un grand chaudron !

À 9 heure, ce premier matin, j’entends M. B. appeler sa femme : "Nelli, la casserole !" Moi je pensais qu’un bon repas se préparait -quand on est gosse, on a toujours faim mais ce n’était pas ça : je la vois s’accroupir sur cette casserole, puis la poser sur le poêle… M. B.y trempait alors sa tige de cuir, la malaxait, après coup la posait sur la forme comme un tissu et la travaillait grâce à ce ramollissement dû à l’urine ! J’ai appris depuis que l’urine servait à tanner les peaux de phoques chez les esquimaux. Là-bas tout le monde urine dans un grand chaudron : après tout, c’est un bain ammoniacal. Ici, M.B. faisait pisser Nelli dans une casserole…

Alors le môme qui s’amène, qui voit ça, d’abord il n’a pas l’habitude, et puis c’est sale partout, il n’est pas tellement enclin à continuer dans cette voie… Mais à l’époque il n’y avait pas de choix - on n’entrait pas dans le métier par vocation mais par la force des choses, poussé par la misère : si tu voulais manger, il fallait faire quelque chose ; c’est à dire accepter de faire là où on te plaçait, toi petit enfant qui ne connaissait rien, qui n’avait pas de relation… Et dans les famille d’artisans, on ne cherchait pas ailleurs, le patron laissait la maison à son fils.

L’idée et l’adage "de père en fils" s’explique comme ça, parce que depuis des temps immémoriaux, le père donne son exploitation à son fils ou à son gendre. Le cordonnier a une fille ? Il lui choisira un gendre cordonnier de préférence pour continuer la boîte. Un peu comme les bourgeois.

D’ailleurs, l’artisan par rapport au prolo (je ne sais pas si on peut les appeler comme ça au Moyen-Âge) était un bourgeois, parce qu’il pensait déjà à ses enfants, leur situation matérielle alors que le prolétaire lui ne pense pas à une situation, il pense simplement à manger, à assurer quotidiennement sa vie.

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Maximilien Luce : « Le cordonnier, mansarde à la Glacière » (1883).


Un long apprentissage

Pour moi donc je suis placé ici et si la misère que j’entrevoie autour de moi me rend un peu réticent, c’est là tout de même que je devrai apprendre. Il se produit une chose très drôle, c’est d’abord : les choses sont comme elles sont, il nous faut vivre, il nous faut manger, mais on s’aperçoit que c’est grâce à ce que l’on fait. Et le maître, celui qui vous instruit, dit : "on a intérêt à faire bien, parce que c’est déjà une chose difficile et le moindre geste doit être suivi avec attention".

Il y a donc déjà une très grande application de l’esprit sur ce que l’on fait.
Et il se produit un phénomène, c’est que lorsqu’on s’applique à faire une chose, on veut la faire bien, et de mieux en mieux. C’est un peu une victoire sur sa main, et puis un peu une victoire sur soi-même. Au début bien sûr, les gestes sont malhabiles, mais il y’a une grande satisfaction par la suite à réussir le geste que le maître a montré.

Pour bien comprendre et posséder ce métier, il faut dix ans à une cervelle moyenne.

Petit à petit les gens se compliquent davantage, parce qu’étendu à des portions de ce qu’on peut appeler le métier, on va commencer à couper une peau ou à la rigueur faire une forme, mais c’est bien entendu très lent et progressif. Je compte que pour bien comprendre et posséder ce métier, il faut dix ans à une cervelle moyenne.

Il existe aujourd’hui des écoles de chaussure. Les étudiants Qui en sortent connaissent les rudiments et cela va même assez loin parfois ; seulement pour vivre du métier, ils ne peuvent pas encore. Ainsi, lorsqu’il a fermé son livre et possède son doctorat, il faut plusieurs années au médecin pour se rôder et apprendre réellement son travail.

Dans notre métier il faut à l’esprit joindre le geste.

Dans notre métier il faut à l’esprit joindre le geste. Autrement ça ne colle pas. Parce que pour nous il y a des impératifs, nous ne sommes pas des fonctionnaires. Nous sommes un peu en dehors de la société,nous sommes des marginaux. Jusqu’ici les pouvoirs publics n’ont jamais aidé les artisans. Ca commence à se faire au niveau de l’ instruction. Depuis une ou deux décades l’état s’est penché sur l’instruction des artisans, mais la pratique n’est pas donnée. C’est pourquoi il est difficile aujourd’hui à un jeune de s’établir parce que dans le monde actuel le savoir et le courage ne suffisent pas. Les crédits n’existent pas, ou à de telles conditions…

Des artisans ignorés par les urbanistes modernes

Le nouvel immeuble, alors qu’on a cassé les vieilles maisons, ne prévoit pas la place de l’artisan, parce que supporter quand on débute les frais inhérents à un local au prix actuel, dans une maison neuve, ça dépasse totalement un artisan. Je ne vois pas comment l’artisan est aidé !

Alors on va nous dire : il y a des ateliers artisanaux dans les immeubles que l’État construit. En effet il en a construits, un du côté de Pantin, un autre à Villejuif, mais quelle est la clientèle dans mon cas qui va aller là-bas ?

Aux bons artisans les bons outils

Alors, évidemment, au fur et à mesure que l’on progresse dans la technique du métier, on a besoin d’outils. Ce sont des outils que l’on ne trouve pas partout chez le ferblantier ou le quincailler. Dans le temps existaient des maisons hautement spécialisées qui en somme faisaient nos outils. Il y en avait deux à Paris, mais maintenant que l’artisan de la chaussure a quasiment sombré, les outils, on ne les trouve plus.

D’où pour nous, une nouvelle nécessité, une nouvelle technique, les faire, ces outils. On supplée ainsi à des spécialistes nous exerçons donc plusieurs métiers
en un : il nous faut savoir non seulement manier un outil de coupe, mais une lime, une râpe, dans le travail du bois pour l’établissement de nos formes…

Je crois que dans la vie française dans le temps, le cordonnier artisan avait beaucoup plus de place que maintenant.

De la place du cordonnier dans « les faits de gloire » de l’Empereur des français.

Un jour Napoléon était questionné sur un de ses généraux, un de ceux dont on ne parle pas tellement, il lui reste quand même un boulevard parce qu’il fut nommé maréchal : c’est Bertier, l’homme de la logistique, ou l’organisation matérielle pour les armées.

Un jour donc on pose la question à Napoléon : Dites, ce Bertier, c’est un homme formidable !" et Napoléon de répondre que d’après Bertier ceux qui ont vraiment gagné les batailles, ce sont "nos maréchaux-ferrant et nos cordonniers" ! Le fait de gloire n’est pas de défaire l’ennemi, mais de permettre à des hommes de marcher sans trop de mal des journées entières avec des sacs de 40 kgs sur le dos et un flingue qui pèse très lourd afin de prendre position avant que l’ennemi ne l’ai fait.

La révolution du Métier

Évidemment en France on fabrique toujours des chaussures puis qu’on est toujours chaussé (quoiqu’on en importe beaucoup d’Italie.) mais ce n’est plus du tout là l’échelon artisanal mais l’échelon industriel. Et presque toute la chaussure dans le monde entier est faite à l’échelon industriel. Alors la main n’existe pratiquement plus, ou alors des mains spécialisé, à tenir… la chaussure, on ne tient même plus un outil. La révolution justement du métier, il faut insister là dessus, c’est qu’avant la main tenait l’outil qu’elle s’efforçait de contrôler pour créer, maintenant la main tient l’objet qui doit se faire en quelque sorte, l’outil, c’est la machine.

L’ouvrier devient une espèce d’esclave de l’outil.

Et je crois qu’au point de vue esprit, parce que je lie la main à l’esprit, il y a là un très gros changement, d’où une perte d’intérêt pour le nouvel ouvrier qui travaille dans cette industrie. Il devient une espèce d’esclave de l’outil, c’est à dire de la machine et il ne pense plus. Tandis que nous qui tenions l’outil, nous pensions, d’abord, à le tenir, à le contrôler, c’est à dire contrôler notre main. Il y a là une espèce de retournement et les psychologues auraient peut-être leur mot à dire là-dessus …

L’artisan a tendance à disparaître…

Alors voilà, l’artisan a tendance à disparaître, parce que d’abord le travail artisanal est largement compensé, même au point de vue prix, parce qu’il arrive que notre manière de travailler coûte cher malgré tout. Alors nous nous sommes réfugiés dans la chaussure spéciale, disons spéciale parce qu’on fabrique un article chaussant pour le pied malade, d’où l’orthopédie, et puis une clientèle subsiste d’une situation aisée.

Quelqu’un m’a dit un jour une clientèle "du monde capitaliste" là non, je crois que la femme du prolo peut très bien avoir une belle chaussure qui lui colle aux vêtements. Je ne vois pas pourquoi ça lui serait interdit d’avoir une belle chaussure faite à la main. Mais il est vrai que cela peut représenter une dépense importante pour celui qui n’est pas riche.

À suivre…


Article mis en ligne en février 2012 par Mr Antoine Seck, collaborateur à La Ville des Gens, actualisé en septembre 2013.

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